Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXIX. Discussion sur les principes de pitié et de compassion traités par Mandeville », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 08 février 1744, vol. 2, p. 75-89

XXXIX Assemblée

Du 8e Fevrier 1744. Présens Messieurs DeBochat Lieutenant
Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Professeur, Seigneux Bour=
sier, D’Apples Professeur, Seigneux Assesseur, DeSt Germain Conseiller.

Discours de Monsieur le Comte.Messieurs, Toutes les matiéres que vous traitez dans cette So=
ciété sont des plus intéressantes pour moi, et je sens avec autant de plai=
sir que de reconnoissance, le soin que vous avez de n’en choisir que de tel=
les, et de préférer en cela mon avantage à votre propre satisfaction.
Quelquefois vous cherchez à me donner des idées justes et exactes de
mes Devoirs; d’autres fois vous m’en montrez la beauté, et vous tachez
de m’engager à les pratiquer, par la vue des avantages que je me
/p. 76/ procurerai par là: vous vous proposez aussi de me détourner d’une condui=
te contraire à la Sagesse et à la Vertu, en me faisant comprendre les
maux, et les accidens funestes, dans lesquels elle me précipiteroit, si j’étois
assez déraisonnable pour la suivre.

C’est l’effet qu’a produit sur moi la lettre de Mr Gordon, que Monsieur
DuLignon eut la bonté de nous lire Samedi dernier. Cet Auteur établit
qu’il est permis de tuer un Tiran soit ouvertement, soit par finesse, et
qu’il n’y a aucun lieu ou on ne puisse légitimement lui donner la mort.
Quoique vous ne soiez pas tous, Messieurs, de cet avis, il suffit qu’il y
en ait un, pour empécher qu’un Tiran vive tranquillement, et qu’il soit
sur de sa vie.

Mr Gordon se propose de faire voir que César étoit un Tiran; il
appelle Tiran une personne qui par la violence cherche à s’emparer
des biens, à détruire la Liberté d’un Peuple, celui qui viole les Loix
établies, parce qu’il est soutenu par la force.

Il tache ensuite de prouver qu’il est permis d’oter la vie à un Tiran:
et voici ses preuves. Il est permis de tuer un voleur, ou un homme qui
veut nous oter la vie; il est donc permis de tuer un Tiran. Personne
ne blame ceux qui ont fait périr Catilina ou Spartacus; Cesar viola au=
tant les Loix de sa Patrie que ces deux personnes, Donc les meurtriers
de César ne sont point blamables.

Vous m’avez dit, Messieurs D’Apples et DeCheseaux que le meurtrea Mr le Professeur D’Apples et à Mr DeCheseaux le fils.
de César étoit une très belle action, que l’on ne doit rien au Souverain
considéré entant qu’homme, que ce n’est que par rapport à la Société
qu’il gouverne et au bien de laquelle il travaille, qu’on lui doit des
égards; qu’ainsi lorsqu’un Prince, au lieu de faire du bien à la Société,
lui fait du mal, on peut le traiter comme on feroit un simple homme
qui nuiroit à un autre.

a Mr le Lieutenant Ballival DeBochatVous m’avez montré, Monsieur DeBochat, qu’il n’est jamais per=
mis d’oter la vie à un Prince, quand même il seroit un Tiran, par=
ce qu’il n’apartient pas aux Peuples, d’être les Juges de leur Prince,
et parce qu’une telle action entraine après elle de plus grands incon=
véniens pour la Société, que la tirannie même, savoir les guerres
civiles. Que les Peuples peuvent seulement déclarer au Prince
qu’ils ne lui obéiront plus, s’il les gouverne mal; qu’après cela s’il
veut les soumettre par la force, ils peuvent se défendre contre lui,
comme contre un ennemi.

Vous avez remarqué, Monsieur Polier, que l’action de Brutusa Mr le Professeur Polier.
qui tua César étoit une action violente; parcequ’il ne dépend pas
d’un Particulier de se venger au nom de la Société, du tort qu’un
/p. 77/ Tiran fait à cette Société. Qu’il faudroit pour excuser Brutus
qu’il eut eu un ordre du Sénat ou du Peuple, Et c’est ce qu’il n’avoit
pas.

à Mr l’Assesseur Seigneux.Il est dangereux, m’avez-vous dit Monsieur l’Assesseur, d’atten=
ter à la vie d’un Souverain; parce qu’après qu’on leur auroit ôté la
vie, la Société auroit autant de maux à souffrir, peut être même
d’avantage, que pendant que le Tiran vivoit. Dailleurs par là
chacun viendroit Juge de son Souverain, et dans ce cas là, la vie
d’un Souverain dépendroit de la violence de chaque Particulier qui
se croiroit en Droit de regarder un Souverain comme un Tiran, lors
qu’il n’auroit pas agi envers lui, comme sa passion voudroit qu’on
eut agi; et alors combien ne seroit pas à plaindre la condition d’un
Souverain, et qui voudroit se charger d’un pareil emploi?

Après ce Discours Monsieur le Boursier Seigneux a lu son
Second Essai Critique sur les Ouvrages de Mr Mandevil, ou il parle
particulierement de la Pitié ou de la Compassion, qu’il envisage
comme une branche de la Charité.

2d Essai sur les Ouvrages de Mr Mandevil; qui traite de la Pitié ou de la Compassion, par Mr le Boursier Seigneux.Monsieur le Comte et Messieurs, Dans mon prémier Es=
sai j’ai exposé de quelle façon Mr Mandevil s’explique en divers endroits
de ses Ouvrages sur la Morale et la Religion. Selon lui les Régles Mo=
rales ne sont que le Chef d’œuvre de la Politique, et la Religion un
Labyrinthe d’incertitudes, d’où il n’est pas possible de se démèler. Le
Beau et l’Honnête, la Vertu & la Vérité n’ont aucune réalité perma=
nente, aucun caractère fixe auquel il soit possible de les reconnoitre.
C’est du moins ce qu’il donne lieu de penser de son Systhème, par la
précision de ses termes. On ne sauroit pécher, quand même on lui fe=
roit tort, parce que c’est lui seul qui y donne lieu, en s’exprimant
d’une façon qui y conduit nécessairement le Lecteur le plus dépré=
occupé, à le penser. Je souhaitte que l’on puisse mettre tout ce qu’il
hazarde à l’égard de ces sujets importans, sur le compte des fausses
idées, de la pratique vicieuse des bizarreries des Hommes; Mais j’es=
time que pour cela il lui importeroit de trouver un fond inépuisa=
ble de cette Charité dont nous allons examiner avec lui le caractère.

« La Charité, dit-il, est cette Vertu qui nous engage à transpor=
ter sur les autres une partie de cet amour sincère, pur & sans mé=
lange que nous avons pour nous mêmes. Il ajoute, qu’il faut que
ceux à qui nous accordons cette faveur, n’aient avec nous aucune li=
aison ni d’amitié, ni de parenté. »

Après cette définition si raisonnable, on s’attendroit de trouver
les caractères d’une Vertu saine, éclairée et généreuse; mais bientôt
/p. 78/ elle va devenir moins estimable par l’illusion ou le principe vicieux qui
la produit. Dans le dessein où étoit l’Auteur de décréditer les Ecoles de
Charité, il n’étoit pas indifférent de faire tomber le mépris sur la Cha=
rité elle-même, en donnant lieu de la regarder comme la Vertu des
Dupes et des Imbecilles.

« Nous pouvons, dit-il, exercer cette Vertu, et par l’idée que nous
avons des autres, et par les choses que nous ferons pour eux. Par ra=
port à l’idée que nous devons avoir de ceux envers qui nous exerçons
notre Charité, cette Vertu nous oblige à interpréter leurs actions le
plus favorablement qu’il est possible. »

Jusqu’ici cela va fort bien; Voilà une idée de Vertu, d’obligation à
la pratiquer et des objets de cette pratique. Pour rendre cette idée res=
pectable, il ne reste qu’à prouver qu’elle est puisée dans la Raison, et
qu’elle a sa base dans les rélations étroites que le Créateur a mis en=
tre ses créatures. C’est ce que le raisonnement le plus simple pourroit
faire apercevoir: Mr Mandevil le néglige avec une affectation assez
marquée. A ce défaut il pourroit donner des caractères et des exem=
ples d’une Charité bien entendue. Tel étoit son devoir et voici com=
me il s’en aquitte.

« Un homme, par exemple, batit une Maison: Il ne donne, il est
vrai aucun signe d’humilité, il la meuble magnifiquement, Il faut des
dépenses considérables en vaisselle d’or et d’argent, et en peintures: La
Charité nous défend de soupçonner qu’il fasse tout cela par vanité.
Son but unique dans toutes ces dépenses est d’encourager les Arts,
de donner de l’occupation aux Artistes, de faire vivre le pauvre, et
de faire fleurir le négoce et les Manufactures de la Nation. On voit
de même une personne qui dort à l’Eglise: nous devons croire, pour=
vu qu’elle ne ronfle pas, qu’elle ferme simplement les yeux, afin
d’être plus attentive. Pourquoi cela? parce que nous avons besoin
à notre tour qu’on appelle frugalité notre crasse avarice, et vraie
dévotion notre hypocrisie. »

Ajoutons un troisième exemple pour le moins aussi frapant
que ceux de Mr Mandevil. Un Génie pénétrant et qui sait penser
s’avise d’écrire sur la Morale, la Religion et la Vertu, et sans leur
assigner nulle part aucune base assurée, il confond par tout les prin=
cipes les mieux établis avec les incertitudes des hommes: tout chan=
celle dans son édifice, ou pour mieux dire, il ne batit rien. Il laisse
crouler ce qu’il pourroit le mieux soutenir. En ses funestes mains le
vrai le plus lumineux perd de sa clarté, et les régles les plus respecta=
bles ne sont qu’artifice, comme la Vertu qui semble les suivre n’est
/p. 79/ qu’un jeu plus ou moins combiné de nos diverses passions. Il se joue dans
le tems qu’il devroit instruire, et par des écarts perpétuels d’imagination,
par un chemin nouveau qu’il sème de fleurs, il trompe le Lecteur dont
il s’empare, sur la bonne route qu’il lui fait perdre.

Tel est l’art et la méthode de ce Génie élevé, dans les sujets
qui intéressent le plus le bonheur présent et avenir du Genre humain.
Cependant la Charité nous défend d’en juger de cette manière: tantôt
elle veut que nous couvrions du voile de l’ironie ses badinages les
moins décens: tantôt elle veut que le Pyrrhonisme le plus marqué
ne soit que le craion de nos doutes, ou que le faux des vertus ne soit
que la peinture de nos foiblesses. Là ou la Religion est affoiblie, ce
n’est pas la Religion qui soufre, c’est le peu de Religion des Hommes qui
est attaqué. S’exprime-t-il d’une façon trop claire pour pouvoir ê=
tre soutenue, l’on doit s’écrier que c’est du sublime, et qu’il n’a pas
écrit pour le vulgaire. Voila encor le caractère, le devoir et les of=
fices de la charité. L’Auteur le moins retenu sur la Morale et la
Religion doit être cru moral et religieux; tout comme celui qui
dort à l’Eglise doit paser pour attentif; et comme le vain et fastu=
eux prodigue doit passer pour un excellent Citoien, qui n’étale ses
richesses que pour le bonheur de sa Patrie.

Mais, Messieurs, ne sentons nous pas qu’ici la Charité dégénè=
re et devient l’imbécillité la plus achevée? Elle fait faire à l’homme
en faveur d’autrui un jugement de beaucoup plus favorable qu’il ne
le feroit pour soi même; il ne pourroit se cacher qu’il dort par pa=
resse, ou qu’il batit somptueusement par vanité; tout comme Mr.
Mandevil se rend en secret le témoignage qu’il a écrit pour être
applaudi par une jeunesse libertine.

La Charité n’est point soupçonneuse que lorsque le bon Sens
et la vérité la forcent de l’être. De mille exemples d’un jugement
charitable, Mr M. en a choisi tout exprès deux absolument ridicules.

Il fait plus; selon lui la Charité des jugemens n’est qu’un échan=
ge d’une tolérance criminelle, ou d’un aveuglement Politique. On
fait mine de support, et l’on ne se supporte point en effet. C’est une
pure grimace, à laquelle le bon cœur et le sentiment de sa propre
imperfection n’ont aucune part. On ne démasque personne, pour
ne l’être pas à son tour. Telle devroit être en effet la Charité d’u=
ne troupe de Libertins, qui ne voudroient point troubler leurs plai=
sirs.

Après ce préliminaire qui ne tend à rien moins qu’à rendre la
Charité estimable et recommandable, L’Auteur indique comme un
/p. 80/ défaut de confondre souvent la Charité avec la Pitié, « Passion, dit-il,
qui en a en effet plusieurs marques, et qui n’est selon lui qu’un sentiment
machinal et une foiblesse involontaire. Il avoue que tous les Hommes
sans exception en sont plus ou moins susceptibles: mais il trouve aussi
que c’est plus communément le partage des esprits foibles. »

Je crois qu’en effet la Pitié est une passion dans le sens Philoso=
phique, et la Charité une Vertu Morale, à laquelle la Pitié sera d’ai=
guillon et de vehicule, par le sage institut de la Providence. Je me pro=
pose de faire voir, non point avec Mr M. et le Vulgaire que la Pitié est
une foiblesse qui ne sauroit être le partage des grandes Ames; non pas
simplement une émotion vague, incommode et purement machinale
excitée par la présence des objets; mais un Instinct noble et d’un grand
usage mis en nous par l’Etre Suprème, et de plus un guide et un secours
puissant pour la pratique de la Charité. Secours qui prouve d’autant
mieux la Bonté de Dieu, que sans gêner la Liberté de l’Homme, l’instinct
dont je parle le pousse d’une manière vive et pressante à pratiquer
la Vertu que Dieu lui-même appelle la plus excellente de toutes, et à
laquelle il attache les plus grandes recompenses.

Je commencerai par redresser, si je le puis, les idées peu justes, ou du
moins très incomplettes que nous en donne Mr M. Après quoi j’y subs=
tituerai des vues plus vastes, et d’une plus grande influence, que lui
même eût été beaucoup plus en état de rendre sensibles, en les met=
tant dans le beau jour que je cherche.

Dabord je conviendrai avec Mr M. que la Pitié entre dans notre
Ame par les yeux et par les oreilles. J’irai plus loin encor, s’il le de=
sire, en disant que tous les Sens peuvent être les canaux de cette
tendre émotion. La puanteur d’une plaie l’inspirera par l’odorat
seul sans le concours des autres Sens. Un aveugle auquel on fera
toucher une main coupée frémira et sera pénétré par le seul attou=
chement d’une si funeste privation. Qu’on fasse gouter à un Homme
délicat du pain de son, et qu’on lui dise, Voiez ces pauvres Gens, Voilà
leur nourriture ordinaire, il sera ému d’une vie si dure et si miserable

J’avouerai encor avec Mr M. que nous ne sommes que peu ou
point émus des désastres éloignés, ou pour mieux dire, que nous ne le
sommes en ce cas qu’à proportion du raport que de tels malheurs ont
avec notre conservation. Car quoique nous soions médiocrement touchés
d’une bataille ou trois mille hommes périssent, ou d’une Peste qui déso=
loit il y a cent ans notre Patrie; Si nous observons en même tems
que la Guerre s’allume partout, et que notre Etat, jusques là préservé
de ses ravages; pourroit s’y trouver enveloppé; nous sommes tout à la
/p. 81/ fois émus du malheur d’autrui et de la crainte du nôtre propre. La frai=
eur raproche, pour ainsi dire, de nos yeux le théatre sanglant; et ces Vil=
les fumantes encor de leur incendie. Il en est de même d’une Peste qui
ravage de nos jours une Province dont nous ne sommes séparés que
par une cinquantaine de lieues; l’effroi que cause un fleau de cette na=
ture fait disparoitre cet éloignement, et nous peint d’une manière si
vive la rapidité funeste de cette infection, des hommes tombant par milliers
sans secours et sans sépulture, qu’elle nous force à sentir les extrémités
cruelles du Païs qu’elle dépeuple.

Tout cela prouve que les Sens sont les canaux par lesquels cette
compassion s’insinue dans nom ame: Mais en conclurai-je que la Pi=
tié étant purement machinale, on ne peut tenir aucun compte des
sentimens qu’elle inspire? En conclurai-je que l’humanité exige de
nous une sensibilité dont la Raison nous dispense dès que les objets
ne sont plus à notre portée? Serai-je en droit d’en inférer que les
soins de la Charité & de la bénéficence ne sont dans leur plus beau
point de vue, que les effets d’un amour propre soigneux de lui même,
qui écarte de sa vue tout ce qui le blesse, et qui ne fait du bien que
pour faire disparoitre le mal dont le voisinage l’attriste, l’incommode
et l’humilie? Telles sont cependant les insinuations que donne à ses
Lecteurs Mr Mandevil.

Que si l’on ajoute avec cet Auteur, Que l’orgueuil et la vanité
ont plus bati d’Hopitaux, que toutes les Vertus ensemble, quoique
le fond de cette exagération soit peut être une Vérité, sera-t-on fon=
dé à conclure que la Charité elle même n’est qu’un sacrifice plus ou
moins déguisé de l’intérêt à l’orgueuil, et qu’il est comme impossible
que le cœur humain sujet à tant de foiblesses et s’aimant si passion=
nément soi même admette une Vertu desintéressée.

Mettons ici dans un plein jour le Sophisme généralement ré=
pandu dans cet Ouvrage. Il semble que tous les efforts de Mr M…
tendent à nous persuader ces deux choses; l’Une, Que la Vertu n’est
qu’une belle idée, une espèce de Type qui n’existe nulle part, la vapeur
d’une Imagination échauffée. Que les Principes, les règles morales; le
devoir ne sont que de subtiles chaines, forgées par des hommes d’un es=
prit supérieur pour brider les sots. D’où il suit que dès qu’on regardera
ces idées primitives et ces maximes importantes comme imaginaires,
ces freins si nécessaires comme des entraves inutiles et contraires à la
nature, on s’en débarassera avec joie; l’on fera taire sa Conscience, et
l’on étouffera les remords. L’autre idée favorite de Mr M… qui
n’est pas moins nuisible à la pratique de la Vertu, que la prémière l’est
/p. 82/ a la Vertu même, C’est que supposé la réalité de ces principes, et de ces
Vertus que la Philosophie et le Christianisme recommande, leur caractère
sublime les met presque hors de la portée des Hommes; Que ces prin=
cipes et ces Vertus sont trop contraires à la nature, et en opposition
trop directe avec nos penchans, pour pouvoir se flater d’y parvenir.
Que lors même qu’on croit les avoir domtés, ils se présentent bientôt
avec la même vigueur sous une autre forme. Que celui qui s’imagi=
ne avec le plus d’apparence d’être vertueux, ou d’avoir fait une bonne
action ne se connoit pas soi même. Qu’il n’est que des Vertus fausses et
simulées. Quelles conséquences devra en tirer le Lecteur.

1° Qu’il doit renoncer sagement à la peine inutile de se vaincre
et à gravir contre ce sommet escarpé auquel il ne parviendra jamais.
Que sa pente est sa véritable règle, et qu’il se trompoit, lorsqu’il écou=
toit d’autre voix que celle de la nature. Les plus vertueux tomberont
dans un découragement total, lors sur tout qu’ils auront autant de
timidité et de défiance d’eux mêmes, que de gout pour la Vertu.

2° Dans les jugemens qu’on aura à porter sur les autres, la
Charité fera une espèce de honte, dès qu’on la regardera comme une
vieille imbécille. La Satyre, la médisance paroitront les caractères
de la vraie pénétration, et en se livrant aux jugemens les plus désa=
vantageux, on rompra à chaque instant les liens de la Paix, après
avoir brisé ceux de la Vertu.

La prémière de ces insinuations sur la chimère de la Vertu est
trop importante pour être discutée en peu de paroles, et dailleurs j’ai
lieu de croire qu’elle se détruira presque d’elle même.

Pour ce qui est de la Seconde, sur la difficulté de bien juger des
vertus réelles, ou en soi, ou dans les autres, voici ce que j’ai pour le
coup à y répondre.

Par raport à soi, je sais qu’il est des replis si cachés et si tortu=
eux dans le cœur de nombre d’hommes, qu’on peut convenir qu’en cer=
tains cas l’illusion est facile et dangéreuse. Cependant je crois pou=
voir assurer sur l’expérience de chaque homme attentif à ce qui se
passe dans son propre cœur, que le jugement intérieur que nous
appellons le sentiment de la Conscience est d’une droiture et d’une
exactitude presque toujours sure et décisive; ensorte qu’il sera à
peu près impossible qu’aucun homme tant soit peu raisonnable, se
cache à lui même le véritable motif qui l’a fait agir; qu’il ne l’a=
prouve, ou qu’il ne le blame avec justice.

Par raport aux autres; La droiture et le caractère sensé de ce
jugement intérieur nous donne de grandes lumières sur le vrai prin=
cipe /p. 83/ des actions humaines en général. C’est une Clé dont notre
amour propre se sert très habilement pour découvrir ce que l’on
nous cache. Jamais nous ne sommes plus ingénieux que lorsqu’il s’a=
git de pénétrer de fausses vertus, et assurément le plus trompé de
tous est celui qui fait la dépense d’une telle mascarade. Raportons
nous en à l’œil perçant du Public blessé de tout ce qui veut lui ar=
racher d’injustes éloges; jamais nous ne le verrons encenser ni à
ce riche Usurier qui batit des Temples du fruit de ses rapines; ni à
cet homme vain qui ne rente des Collèges que pour y faire annu=
ellement retentir son nom. Les Fondations d’un mauvais Paieur,
d’un Pére dénaturé, ou d’un Epicurien qui croit paier en mourant
les arrérages accumulés d’une fort mauvaise vie ne trouveront nul
approbateur, et nous discernerons à merveille le peu de valeur d’une
aumone que l’importunité arrache, lorsqu’on la fait à un faquin
qui persécute, et à qui, si l’on osoit, on donneroit des coups de canne.
C’est l’un des exemples de Mr M. Cependant, ajoute-t-il, la coutume
et la politesse veulent que nous appellions cela Charité. Ce ridi=
cule n’est point du tout puisé dans le vrai; car il n’y eut jamais de
coutume, ni de politesse plus mal observée. On n’est nullement dispo=
sé à confondre l’exercice de la vraie charité, pure, modeste, éclairée, a=
vec ces libéralités tardives, injustes ou glorieuses qu’il a décrites.

Je reviens aux idées de l’Auteur sur la Pitié, et en vérité il me sem=
ble que lorsqu’il nous peint les sentimens de la Nature, ou il les outre
ou il nous en dérobe les beautés, quoiqu’elles soient comme le sçeau et
le caractère visible de l’Etre parfait qui les a gravés.

Selon lui la Pitié n’est qu’une foiblesse, qui, quoiqu’aimable
comme il en convient, ne sauroit être le partage des grandes Ames.
Ce n’est qu’une sensation purement accidentelle, un ebranlement
subit et machinal des fibres de notre cerveau. Plus foibles dans les
uns, elles cédent à l’impression des Objets; plus fortes dans les autres,
elles y résistent. A une certaine distance cette impression s’affoiblit
et s’amortit presque entiérement par l’habitude. « Il en est, dit-il de
la Pitié comme de la fraieur, plus nous fréquentons les objets qui
excitent l’une ou l’autre de ces passions, moins leur impression nous
trouble: Ceux mêmes à qui ces Scènes sont familières n’en sont plus
touchés du tout. » Voici les conséquences qui naissent de cette idée.

Toute foiblesse est un défaut auquel il convient de résister. S’il
est beau et honnête de la combattre; il y aura autant de mérite à
la vaincre, qu’à un soldat de surmonter sa crainte, lorsqu’il est ap=
pellé à témoigner de la fermeté, ou qu’à un jeune Orateur de faire
/p. 84/ taire sa timidité lorsqu’il doit parler en Public. Mais si l’on étouf=
fe la Pitié que deviendra la Charité qui a sa source dans la compas=
sion?

Annoblissons cette idée qui sur le pied que Mr M… l’expose seroit
des plus communes et des plus bornées.

1. Montrons que ce sentiment tendre et compatissant se trouve
naturellement dans le cœur de tous les hommes.

2. Que loin qu’un sentiment si universel soit une foiblesse, c’est
une des plus belles prérogatives de l’humanité, une source de vertus;
un acheminement à toutes celles qui ont pour objet les autres hommes,
un préservatif contre les maux qui leur sont les plus funestes, et un
organe puissant du bonheur du Genre humain.

3. Que dès lors on ne sauroit douter que ce sentiment ne fasse
une partie et une beauté essentielle de la constitution de l’Homme;
et qu’il n’ait été donné de Dieu pour une fin excellente, également
digne de sa Bonté & de sa Sagesse.

4. Enfin que puisque ce sentiment part d’une main si respecta=
ble, loin que nous devions chercher à l’étouffer comme une foiblesse,
nous devons le cultiver avec soin comme tous les autres dons de Dieu,
et suivre sa destination en l’appliquant à propos et le reduisant
à ses justes bornes.

En traitant la Pitié de foiblesse, on suppose que l’ame jouït
naturellement d’une force et d’une vigueur qui doit l’exempter de
cette émotion. Mais à cet égard on juge déja mal de la constitu=
tion de l’Homme: On lui fait trop d’honneur en lui attribuant une
fermeté qu’elle n’a point, comme une qualité naturellement inhé=
rente, et qui lui est propre.

D’un autre côté on fait tort à l’ame, en appellant foiblesse
une sensibilité qui l’honore comme on le verra dans la suite, et
qui est même beaucoup plutôt le propre des grandes Ames que des
Esprits foibles.

Si l’on considère la Pitié comme une espèce de mollesse ou de
maladie d’une Ame qui dégénère, on en a une idée peu judicieuse.
Dans ce sens la Pitié n’est pas plutôt une foiblesse que l’amour,
la haine, le plaisir. Dira-t-on que l’amour de Dieu, ou de la Patrie,
la haine du vice, le mépris d’une action basse, le plaisir de faire
du bien soit une foiblesse? Ce sera tout au plus l’application vicieu=
se du sentiment qui sera défectueuse, et non le sentiment lui
même, ou la disposition générale à aimer, à haïr, à être touché
qui n’est qu’une simple Faculté?

/p. 85/ J’avoue que si la Pitié alloit jusques à ne pouvoir souffrir la
mort d’un poulet, ou à ne pouvoir s’approcher d’une personne qui
souffre, si elle otoit à un Chirurgien la force de faire une opérati=
on qui doit sauver le malade, à un Pére celle de châtier son enfant,
à un Juge le courage de condanner un criminel, pour donner un
exemple salutaire; Dans tous ces cas la Pitié dégénéreroit en vérita=
ble pusillanimité: Elle seroit non seulement une foiblesse, parce qu’el=
le seroit excessive, mais elle seroit impardonnable, en ce qu’elle vio=
leroit les régles du Devoir, et de la vraie compassion: A ces divers
sentimens nous ne reconnoitrions plus une pitié raisonnable: Elle
porteroit au mal général, tandis qu’elle est donnée pour porter au bien.
Dès que l’on reduira la Pitié à ses justes bornes, dès qu’on lui donnera
des objets légitimes, un sentiment si juste, si raisonnable, si propre
à notre nature, ne pourra plus être qualifié de foiblesse. On se con=
vaincra que c’est au contraire une branche essentielle de l’humani=
té, dont elle ne diffère que parce qu’elle n’a pas une aussi grande
étendue.

Qu’on réfléchisse un moment sur la constitution de l’ame, on
trouvera que le fond de sa nature est l’intelligence et la sensibili=
té. On verra que tantôt cette sensibilité se dirige sur nous mêmes
par l’impulsion vive et pressante de l’amour propre; Que d’autrefois
elle s’applique aux peines et aux souffrances d’autrui, et devient une
charitable Compassion.

Observons ici une chose très remarquable et qui donne un grand
poids à ce que j’ai à dire de la Pitié; C’est que tantôt cette sensibilité
de l’Ame se tourne en préférence pour nous mêmes, lorsque cela est
indispensable à notre bien être, quelquefois l’amour propre se sou=
met et se sacrifie, pour ainsi dire, lorsque le péril est éminent pour
les autres, comme on en voit mille et mille exemples. Les excès qui se
trouveront dans les divers actes de cette double sensibilité seront quel=
quefois des traits de cette précieuse liberté que le Créateur a laissée
aux Créatures intelligentes; ce seront aussi assez souvent des preuves
de leur imperfection et de leur foiblesse; mais jamais ni l’une, ni l’au=
tre ne sera foiblesse de sa nature: On verra même avec admiration
par quels tempéramens notre amour propre est balancé en certains
cas, par celui que Dieu a gravé dans nos cœurs si profondément
pour nos semblables.

Après cette idée de la Pitié Monsieur le Boursier a interrompu
la lecture de son Discours, et il a renvoié la tractation des 4 articles
qu’il s’étoit proposé de traiter, à une autre fois.

/p. 86/ Monsieur le Bourguemaistre Seigneux a dit qu’il croioit que laSentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
pitié étoit très naturelle à l’Homme, et qu’il n’y en avoit aucun, à moins
d’une très grande stupidité qui en fut exemt; il ne croit pas que ce soit
la compassion et la pitié qui attire aux spectacles, ou à voir des mal=
heurs, des supplices qu’on inflige, ce n’est point par compassion pour ces
victimes de la sureté publique qu’on les suit, et qu’on veut être le témoin
de leur punition; ce n’est que par curiosité, c’est ce principe qui conduit
des spectateurs dans tous les endroits ou ils peuvent être les temoins de
quelque événement considérable.

Sentiment de Mr le Professeur D’Apples.Monsieur le Professeur D’Apples croit, comme l’a marqué Mon=
sieur le Boursier que le but de Mr M. est de plaire à de jeunes gens
Libertins, et que c’est dans cette vue qu’il emploie toutes les grace du
langage pour répandre du ridicule sur tout ce qui pourroit géner leurs
passions. Il donne, p. e. une mauvaise idée de la charité qui est une
si excellente vertu; sous prétexte de la définir, il la décrit simplemt.,
mais il faut avouer qu’il la décrit assez bien, et qu’on pourroit lui
passer sa description, s’il n’en tiroit pas de mauvaises conséquences.

Au reste il croit qu’il n’est point de vertus désintéressées, ce sont
des Chimères selon lui, la Charité et les autres vertus ont un re=
tour sur nous mêmes: nous ne les pratiquons que parce que par là
nous nous perfectionnons, nous nous procurons cette douce satisfac=
tion qui nait de l’idée que nous remplissons nos devoirs, ou nous
nous assurons du bonheur à venir.

Par raport à la Pitié, l’homme aime l’émotion, tout ce qui l’a=
gite, et le tire de la langueur, il est vrai, mais comme la pitié est ac=
compagnée de sentimens désagréables, qu’elle nous fait ressentir plus
ou moins vivement les maux d’autrui, à cet égard on aimeroit mieux
la tranquillité. La Pitié nous porte à faire du bien et nous y porte
vivement, l’émotion qu’elle nous fait ressentir, nous fait réfléchir à ce
qui la cause, et par là nous engage à faire du bien.

Les Romains aimoient les combats des Gladiateurs, ce n’étoit pas
par principe de compassion, mais comme ils aimoient la guerre, ils
se plaisoient à ces spectacles qui la leur représentoient. Le Peuple
non plus ne suit pas un Criminel par pitié, c’est pure curiosité.

Monsieur le Lieutenant Ballival DeBochat a fort approuvéSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
le but de Monsieur le Boursier, il a trouvé son Discours si beau et si
bon, qu’il seroit tenté de pardonner à Mr M. ses mauvaises intentions
en faveur de ce Discours auquel il a donné lieu.

Pour excuser Mr M. on dit qu’il a écrit ironiquement, mais sonSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
ironie est trop soutenue, a dit Monsieur le Conseiller DeSt Germain.
/p. 87/ Quand on emploie cette manière de parler, il faut avertir de quelque
manière qu’on ne doit pas prendre nos Discours au pied de la lettre. Quand
Mr DeCrousaz donna au Public ses Nouvelles Maximes, ses autres Ouvra=
ges faisoient assez connoitre qu’elles étoient ironiques; c’est ce que ne fait
pas Mr M., au contraire il paroit que ce qu’il dit, il le pense.

On peut distinguer deux sortes de Pitié, la 1ere est une foiblesse, c’est
quelque chose de machinal; c’est une émotion, un trouble que le corps res=
sent: quoique Homère l’attribue à ses Dieux, c’est cependant une foi=
blesse. Il y a une autre sorte de Pitié qu’on peut appeler raisonnée,
c’est ce que nous éprouvons lorsqu’après avoir été émus de quelque mal=
heur nous réfléchissons là dessus, et nous nous déterminons à y aporter
du remède; il n’y a que celle là qui soit secourable. Ce n’est qu’elle qu’on
peut appeler Vertu. Un Juge qui signe l’arrêt de mort d’un criminel
avec répugnance n’éprouve qu’une pitié machinale; mais ce Juge ré=
fléchissant sur les désordres de quelques déréglés, et étant touché du
malheur dans lequel ils se précipitent, et prenant ensuite des précau=
tions pour les retirer de ce déréglement, ou cherchant à mettre à cou=
vert des innocens de la violence que des scélerats veulent leur faire,
ce Juge alors est touché d’une Pitié secourable, raisonnée, sa Pitié est
une Vertu. Il souhaitte que Monsieur le Boursier donne dans la suite
de son Discours des caractères auxquels on puisse reconnoitre ces deux
sortes de Pitié.

Monsieur l’Assesseur Seigneux a dit que la Pitié vient toujoursSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
d’un retour sur soi même, c’est pour cela qu’on voit plus de pitié machi=
nale que de pitié raisonnée. Ce n’est pas la Pitié qui conduit le Peuple
à la suite d’un homme qu’on traine au supplice: C’est plutot parce qu’on
aime à sentir ses passions émues, quand on est sans émotion on lan=
guit, c’est pour cela qu’on suit tout ce qui est capable de nous agiter et
de nous émouvoir. C’est aussi par curiosité. Chez les Romains ce gout
pour les spectacles de Gladiateurs et de bêtes feroces étoit la suite d’une
humeur sanguinaire, et sous les Empereurs on entretint ce gout par=
mi le Peuple pour le détourner de réfléchir sur le Gouvernement.

La Pitié est un Instinct, mais cet Instinct s’il est seul n’est pas
un principe suffisant pour nous porter à la Charité; il faut joindre
à cet Instinct la réflexion, c’est elle qui nous fournira d’excellens motifs
pour nous y porter, tels sont l’envie de plaire à Dieu, de s’attirer sa
bénediction, d’attirer sur nous dans nos malheurs la compassion des
autres. Quand l’instinct sera secondé par ces motifs nous n’aurons point
de peine à donner a ceux qui seront dans le malheur tous les Secours
dont nous serons capables: nous serions au contraire mécontens de nous,
/p. 88/ si nous ne faisions pas ce à quoi tant de motifs nous portent, et nous
en ressentirions des regrets.

Monsieur le Professeur Polier a trouvé peu juste la définitionSentiment de Mr le Professeur Polier.
que Mr M. donne de la Charité; ce n’est pas un transport, nous ne
perdons rien de l’amour que nous avons pour nous mêmes par la
Charité, et notre Charité ne s’affoiblit point par le nombre des per=
sonnes qui en sont les objets, nous l’affermissons au contraire en
l’exerçant, nous communiquons nos sentimens à autrui.

L’amour de nous mêmes entre dans les actes de charité comme
dans toutes les autres vertus. La Charité renferme ces deux actes:
1. Quand on juge des actions des autres; il faut leur prêter de bons
principes, quand on le peut; mais quand tout manifeste les mauvais
sentimens d’autrui, il ne faut pas le nier. 2. Dans ce dernier cas, il
ne faut grossir ce mauvais principe que nous découvrons, mais l’ex=
tenuer. Il faut examiner par ces deux régles les deux exemples de
Charité que Mr M. raporte. Si un Homme batit une maison, je
ne dois pas supposer que ce soit par vanité, mais par nécessité, ou
pour donner de l’occupation aux ouvriers, encourager les artisans &c.
cependant si dans toute occasion ce même homme manifeste des sen=
timens de vanité, s’il est dur à l’égard des pauvres, si au lieu de
païer ses ouvriers il leur retient leur salaire, et les empêche par là
de travailler avec courage, qu’il leur en ote les moiens; Je ne puis
dans ce cas là douter que cet homme n’ait bati sa maison par vanité, ou
par quelque autre mauvais principe. J’en dis de même d’un homme
qui dort à l’Eglise; si ordinairement je le vois attentif, s’il prend au=
tant qu’il le peut la posture ou il peut le moins se distraire, je ne
dois pas dabord que je lui vois les yeux fermés supposer qu’il dorme;
mais si étant auprès de lui, je remarque que le sommeil le saisit,
je m’aperçois qu’il y succombe, je ne puis le nier; mais je ne l’accuse=
rai pas de manquer de respect pour la Religion, par ce que je l’au=
rai vu dormir une fois, quand dailleurs je connois ses sentimens
raisonnables & sa conduite régulière. Le dessein de Mr M. est
toujours quand il parle d’une Vertu de la présenter par ses endroits
foibles, d’y ajouter quelques traits qui ne lui apartiennent point, pour
la tourner en ridicule.

La pitié est une sensibilité aux maux: Cette sensibilité est
plus ou moins grande suivant les tempérances; le naturel, l’éducati=
on, les habitudes, la disposition actuelle ou l’on se trouve l’augmentent
aussi ou la diminuent. Quand elle vient du tempérament, quoiqu’elle
soit alors purement machinale, c’est cependant quelque chose de bon,
/p. 89/ en ce qu’elle peut porter au bien. Quand les Vertus sont fondées dans
le tempérament, elles n’ont pas un grand prix; mais cette disposition
est toujours bonne; c’est un don de Dieu qui nous aide a pratiquer
la vertu. La pitié prise dans ce sens, c'est à dire, considérée comme
excitée par le tempérament, dans ce principe elle n’est ni vertu, ni
vice, elle peut devenir vertu ou vice, suivant l’usage que nous fe=
rons de ces mouvemens, si la réflexion s’y joint & qu’elle nous por=
te à quelque chose de bon, ce sera alors Vertu, mais si on néglige
ces mouvemens, ou qu’on y résiste, alors c’est un vice.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XXXIX. Discussion sur les principes de pitié et de compassion traités par Mandeville », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 08 février 1744, vol. 2, p. 75-89, cote BCUL 2S 1386/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/481/, version du 24.06.2013.
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