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« Assemblée XXII. Sur le bon et le mauvais usage des sociétés », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 20 avril 1743, vol. 1, p. 235-254
XXII Assemblée.
Du 20e Avril 1743. Présens Messieurs DeBochat Lieu=
tenant Ballival, Seigneux Bourguemaistre, Polier Recteur, Sei=
gneux Boursier, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, Baron
DeCaussade, DuLignon, De Saint Germain Conseiller, De Chese=
aux fils.
Discours de Monsieur le Comte.Messieurs. Vous avez trouvé si excellent le petit Ouvra=
ge du Docteur Stephens intitulé la Religion des Dames, dont
Monsieur le Recteur nous fit la lecture Samedi dernier, que toutes
vos réflexions ont eu pour but de l’approuver et de l’étendre un
peu davantage qu’il ne l’est. Je vai vous dire ce que j’en ai re=
tenu.
Il dit prémièrement que la Religion est pleine de Sagesse,
ce qu’on peut bien penser, puisqu’elle vient de Dieu qui est tout
Sage, et qu’elle tend au bien commun du Genre humain; c’est
ce dont vous m’avez convaincu, Messieurs, dans deux de vos Con=
férences précédentes. Mais qu’elle ne nous est utile qu’autant qu’on la pratique.
/p. 236/ 2° L’Auteur dit que la Religion est claire, facile à comprendre,
qu’on doit s’en convaincre en lisant l’Ecriture Sainte, et en pensant
que Dieu l’a donnée cette Religion pour les ignorans, comme pour
les Savans.
Vous avez ajouté, Messieurs, qu’on ne devoit point regarder ces
matières difficiles, sur lesquelles les Savans se disputent, comme étant
de la Religion. Que les Disputes sont inutiles, qu’elles n’éclaircissent
rien, qu’elles ne font que faire naitre la désunion, et une haine
réciproque.
L’Auteur condamne aussi très fort les Persécutions qu’on fait
à ceux qui sont d’un sentiment différent du nôtre en matière
de Religion. Il dit qu’il en est de cela, comme de celui qui emploi=
eroit la violence, le fer et le feu pour obliger quelcun à venir à
un festin qu’il lui auroit préparé.
Il trouve aussi qu’on doit regarder la Religion comme facile
à apprendre, et à pratiquer; parcequ’elle a été donnée autant
pour les Pauvres qui n’ont pas beaucoup de tems à emploïer à l’é=
tude, que pour les Riches qui peuvent s’y appliquer beaucoup.
L’Auteur voudroit aussi qu’on ne se contentât pas de lire des
formulaires de Dévotion et de prière chaque jour, si on a envie
de se rendre agréable à Dieu: mais il voudroit qu’on fût conti=
nuellement attentif sur soi même, pour connoitre ses actions et
les sentimens de son cœur, et que lorsque nous appercevons chez
nous quelque chose de contraire à ce que Dieu nous a commandé,
nous lui en demandions pardon sur le champ, et que nous travail=
lions à nous en corriger: et que si nous découvrons qu’il nous man=
que quelque vertu, nous la demandions incessamment et instam=
ment à Dieu: Si nous sommes délivrés de quelque danger, nous
en rendions grace promtement au Seigneur.
Cette Dévotion, qu’il appelle Dévotion occasionnelle, contribu=
era efficacement à nous perfectionner, à nous remplir de vertus,
et à nous rendre agréable à Dieu, qui est celui de qui dépend
notre bonheur présent et à venir.
Monsieur le Recteur Polier a lu ensuite un Discours sur le
bon & le mauvais usage des Sociétés, sujet qui avoit été proposé
il y a huit jours.
Monsieur le Comte et Messieurs.Discours de Mr le Recteur Polier sur le bon et le mauvais usage des Sociétés.
Je me propose dans ce Discours de parler du bon ou du mauvais
usage des Sociétés que les Hommes forment entr’eux pour leur intérêt
/p. 237/ particulier, ou pour le commerce ordinaire de la vie. Dans ce
dessein il m’a paru nécessaire d’établir dabord que l’Homme est né
pour vivre en Société. 2° Que cette destination de l’Homme doit a=
voir ses Loix et ses Régles, que je tacherai de fixer. 3° Je parcour=
rai les différentes Sociétés que les Hommes forment entr’eux, pour
voir à quel égard, ils suivent ces Régles, et à quel égard ils s’en
écartent. Enfin je proposerai le Plan d’une Société publique ou par=
ticulière; qui soit également raisonnable, agréable, utile et con=
forme au but du Créateur et à l’état de l’Homme.
Ce sujet m’a paru intéressant & digne de votre attention, mais
d’une trop grande discussion, pour pouvoir être épuisé ou traitté
avec quelque exactitude dans une conférence ou deux de la na=
ture de celles-ci. Je m’étois pourtant proposé, ne faisant que l’ébau=
cher, de le mettre aujoudhui tout entier devant vos yeux: mais
la matière aïant cru insensiblement sous ma main, et n’aïant
pas eu le loisir de la réduire à ses justes bornes, je me vois obli=
gé de la partager pour deux différentes seances, et de vous remet=
tre le soin d’y faire par vos réflexions, les retranchemens et les
additions que vous jugerez nécessaires.
I. Quand on dit que l’Homme est sociable, qu’il est fait pour
la Société, cela signifie, qu’il est destiné par son Créateur, non à vivre
seul, séparé des autres Hommes, (comme de certains animaux qui sont
toute leur vie renfermés dans leurs coquilles, ou leurs enveloppes,)
mais qu’il est destiné à vivre en Société avec les autres Hommes
ses semblables.
L’on peut prouver cette destination par un grand nombre de
considérations et de réflexions des plus frapantes.
La 1ere est prise de la manière dont il vient au Monde, et de
ce qu’il est dans sa naissance. L’on peut dire qu’alors c’est la plus
infime de toutes les créatures, qui périroit presque au moment
qu’elle voit le jour, si elle n’étoit secourue à propos par plus d’un
individu de son espèce, qui forme déja un commencement de
Société des plus étroites.
Les germes des fleurs et des plantes les plus délicates, sont
garnis d’envelopes, de gardes et de soutiens, qui les garantissent
des injures de l’air, et d’une infinité d’autres accidens, qui servent
à leur entretien, qui leur facilitent les moïens de croitre et de
s’agrandir, jusques à ce qu’elles soient parvenues à leur état de
perfection sans aucun secours étranger. Nombre d’animaux
/p. 238/ sont en état, au moment de leur naissance, de pourvoir, par eux
mêmes et la Sage Providence, à leur subsistance, sans le secours
de leurs semblables. Tous les autres demandent tout au plus le se=
cours de la femelle qui les a mis au monde, pour s’y soutenir, et y
aquerir le degré de force qui est nécessaire à leur vie. L’Homme
seul ne peut presque naitre sans le secours d’autrui, et dès le mo=
ment de sa naissance, il est exposé à des besoins, auxquels sa Mére
seule ne sauroit suffire: il lui faut nécessairement des aides qui
supposent quelque liaison de Société, à laquelle par conséquent il
est destiné.
Suivez le dès son enfance jusqu’à l’âge de Raison, vous y décou=
vrirez la même destination, dans un certain instinct, qui le porte à
chercher toujours ses Semblables, à se plaire dans leur compagnie, à
former entr’eux et lui des liaisons presque machinales dans leurs
principes, mais qui durent souvent toute leur vie, et qui sont le fon=
dement de l’amitié la plus solide, et de la Société la plus douce.
Est-il parvenu à l’âge d’adolescence, et souvent même plutôt, il
sent un autre instinct, ou un penchant secret pour les personnes d’un
sexe différent du sien, qui lui en fait souhaitter la vue, l’entretien,
le commerce et l’union, dont les suites sont la véritable pepiniere des
Sociétés?
Or à qui devons nous ces instincts si marqués, si répandus, si uni=
versels, si ce n’est au divin Auteur de notre Nature? Et pourquoi un
Etre si sage, si prévoïant, si bon les auroit-il mis en nous, s’il ne vou=
loit pas que nous en suivissions les mouvemens? Ce sont donc autant
d’indices de sa volonté, qui nous font connoitre notre destination
dans ce monde; ce sont des voix secrettes qui nous apprennent que
nous sommes nés pour vivre ici bas en Société d’amitié ou de mariage.
Ce n’est pas seulement par des penchans secrets, que notre Créa=
teur nous a fait connoitre à cet égard sa volonté: il en fit une Loi
dès la naissance du Genre humain, fondée sur ce qu’il vit qu’il n’étoit
pas bon que l’homme fût seul: il lui donna une aide semblable à lui,
il la tira de sa propre substance, elle devint par là os de ses os, et
chair de sa chair, et le Créateur en instituant ce prémier mariage,
forma entre les deux personnes, qui en étoient le sujet, une union si
étroite, qu’il fut dit dès lors, que l’Homme quitteroit Pére et Mére
pour s’attacher à sa femme, et ne faire avec elle qu’un même corps.
A cette institution, il ajouta sa bénédiction, dont l’effet devoit être
une abondante lignée, avec un ordre positif, ou selon d’autres, une promesse
/p. 239/ formelle, de croitre, de multiplier, et de remplir la Terre par leur moï=
en: c. à d. de la peupler d’enfans et de familles qui en fussent les Ha=
bitans et les Maitres, et qui formassent des Nations liées entr’elles,
comme tout autant de branches d’un même arbre, par la tige com=
mune d’où elles tirent leur origine. Qui ne voit en tout cela la des=
tination de l’Homme à vivre en Société conjugale, en Société de fa=
milles, et en Sociétés de Peuples composés de plusieurs de ces Familles?
Pour sentir toujours mieux cette destination de l’Homme, consi=
dérons de plus les Facultés dont il est doué, les besoins auxquels il
est exposé pendant tout le cours de sa vie et les devoirs qu’il a à
remplir, et nous y trouverons des preuves sans nombre de cette mê=
me vérité.
Les Facultés dont l’Homme est doué semblent toutes faires pour
la Société. L’Entendement dont le propre est de penser, de réfléchir, de
connoitre, de rappeler le passé, d’anticiper sur l’avenir, combien ne se=
roit-il pas borné à tous ces égards, si l’Homme étoit réduit à vivre
seul dans le Monde et privé de toute compagnie? Quels efforts d’es=
prit ne faudroit-il pas qu’il fît pour se procurer les connoissances
les plus simples, les plus utiles, et les plus nécessaires, que nous aque=
rons avec la dernière facilité par le commerce des autres hommes?
Combien encore ne lui en échaperoit-il pas, malgré tous ces efforts
sans ce secours?
Je suppose qu’il puisse aquerir à force de réflexions une connois=
sance de son Créateur, de ses Perfections, de ses Œuvres et de ses bien=
faits, suffisante pour le porter à l’adorer, à le bénir, à l’aimer, à le
craindre, et à le servir en esprit et en vérité; Combien ne pourroit
il pas encore augmenter cette connoissance, et enrichir son entende=
ment par les réflexions et les découvertes des autres, sur cet impor=
tant sujet, dont la Société nous met en possession?
Quel plus riche objet de méditation peut-on présenter à l’Esprit
humain, et plus digne de l’occuper après Dieu que l’Homme même?
Mais comment pourra-t-il pleinement se satisfaire à cet égard,
qu’en fréquentant les autres hommes, qu’en les suivant dans leurs
vues, dans leurs desseins, dans leurs penchans, dans les motifs qui
les font agir, dans leurs discours, et leurs actions, et dans toute leur
conduite? Et comment venir à bout de tout cela, s’il ne vit avec
eux en Société?
Si de l’Entendement je passe à la Volonté, le siège des passions,
des inclinations, des desirs, des déterminations, et de la liberté de l’Homme,
/p. 240/ que de traits n’y vois-je pas de ce principe de Sociabilité; non seulement
dans ces instincts que j’ai déja touchés, d’un enfant pour son camara=
de, d’un des Sexes pour l’autre, d’une Mére, d’une nourisse pour l’en=
fant qu’elle allaitte, d’un Pére pour sa Famille; d’un homme pour
ceux de sa Nation; mais de plus dans ce gout naturel pour toutes les
productions de l’Art qui embellissent la Nature? dans cet amour pour
l’ordre, pour la paix, et pour la tranquillité, dans l’éloignement qu’il
sent pour tout ce qui peut la troubler; dans cette compassion pour les
misérables; dans cette inclination pour les louanges, la réputation et
la gloire; dans ce desir enfin de primer par tout ou nous pouvons
le faire, et dans nombre d’autres penchans qui seroient beaucoup
plus marqués chez la plupart des hommes, si l’intérêt particulier
n’y apportoit pas d’obstacles, mais qui sont tous fondés sur les liai=
sons réciproques que les Hommes doivent avoir les uns avec les autres.
Les Sens, l’usage qu’on en fait, les douceurs dont ils sont sus=
ceptibles, par une sage Providence qui les a voulu ainsi former, nous
indiquent encor la même destination. Quel objet plus agréable peut
il s’offrir à la vue, que celui d’une Personne dont tous les traits as=
sortissent à l’idée de beauté, de graces et de perfection que l’on peut
se faire de la Nature humaine? Quel son plus touchant peut
fraper l’oreille que celui d’une belle voix humaine, qui dans ses dis=
cours ou dans ses chants donne à toutes les articulations de sa voix,
la modulation et l’harmonie la plus propre à exciter dans notre
Ame les sensations les plus agréables!
Que d’agrémens et de douceurs ne retirent pas encor tous les
Sens du commerce des autres Hommes, que je passe sous silence, pour
m’arrêter un moment de plus, sur celle de toutes nos Facultés qui prou=
ve le mieux que l’Homme est fait pour vivre en Société, je veux dire,
la parole, ce don admirable du Créateur, par le moïen duquel l’Hom=
me peut manifester au dehors avec facilité toutes les pensées et les
sentimens qui occupent son esprit et son cœur.
Peut-on y réfléchir un seul moment, sans reconnoitre que le
dessein de celui qui nous a fait un si beau don, c’est de lier les hommes
en Société, et d’entretenir un commerce d’intelligence les uns avec
les autres, par la communication réciproque de ce qui se passe au de=
dans de chacun d’eux? Quel autre usage en effet, pourroit-on en faire
qui en fit mieux sentir l’utilité et la nécessité?
Seroit-ce pour adresser à Dieu des priéres, des louanges, et des acti=
ons de graces? Mais Dieu connoit nos pensées, nos sentimens et nos be=
soins /p. 241/, avantque la parole soit sur la langue pour les exprimer, et s’il exige
ce tribut de nos lévres, c’est moins par la considération d’un culte extéri=
eur qui lui soit du, ou de quelque bien qui lui en revienne, que pour
l’édification des autres Hommes.
Seroit-ce pour s’entretenir avec les Anges et les Saints qui sont
dans le Ciel, et pour demander leur intercession auprès de Dieu? Mais,
outre qu’il y a peu d’apparence qu’ils puissent nous entendre, ces entre=
tiens et ces demandes seroient une espèce d’hommage qu’il est défendu
de leur rendre.
Seroit-ce pour évoquer les Manes des Défunts, pour invoquer
les Astres ou d’autres Divinités imaginaires, pour attester les Cieux
et la Terre? Mais qui ne sait qu’à tous ces égards nos paroles sont
de vains sons, qui n’ont pas plus d’effet que si on ne les prononçoit
pas?
Seroit-ce pour dominer sur les Animaux, pour leur comman=
der, pour disposer d’eux à notre volonté, et lier avec eux une espèce
d’entretien ou de Société qui contribue à nos intérêts, ou à nos plai=
sirs? Mais, sans rien dire à présent contre cet usage, qui semble
déja indiquer que l’Homme n’est pas fait, pour être tout à fait
seul, n’est-il pas hors de toute conteste, que l’on n’a besoin pour ce=
la, ni de discours en forme, ni de paroles qui aïent du sens, ni mê=
me de langage proprement ainsi nommé?
Seroit-ce enfin pour s’entretenir soi même par des soliloques
que l’art de parler nous auroit été donné? Mais, outre que ces soli=
loques ne sont guéres permis qu’à des esprits égarés, ou dans des ficti=
ons poëtiques et romanesques, Quel fruit, je vous prie, en tireroit
le solitaire, s’il étoit absolument abandonné à lui même? Quel
fruit en tireroient les autres, s’il n’étoit entendu de personne? D’ail=
leurs leur usage est toujours de manifester au dehors et à ceux
qui nous peuvent entendre les pensées de notre esprit et les sentimens
de nos cœurs. Mais à qui nous convient-il mieux de manifester ces
pensées et ces sentimens par des paroles qu’à ceux qui entendent ce
langage; qui se servent du même moïen pour exprimer les leurs;
qui sont à portée de nous répondre, de satisfaire à nos desirs, de
nous secourir, s’il en est besoin, de recevoir et d’exécuter nos ordres,
et à qui nous pouvons procurer les mêmes avantages, quand ils l’e=
xigeront de nous par les mêmes moïens?
Il est donc constant que l’usage propre de la parole donnée aux
Hommes, c’est de se communiquer aux autres, de s’entretenir, de se lier
/p. 242/ avec eux, de s’entr’aider mutuellement, et de former ainsi entr’eux des
Sociétés: d’où il résulte évidemment que le Sage et Souverain Créateur
des Hommes, qui n’a rien fait sans dessein, les a destinés en leur donnant
la parole à vivre en Société.
L’on en sera toujours plus convaincu, si l’on fait attention aux be=
soins naturels de l’Homme dans ce Monde, qui demandent nécessaire=
ment le secours d’autrui, sans quoi il passeroit la vie la plus triste
et la plus misérable. Nous en avons déja fait remarquer quelques
uns ci-dessus, dans son enfance et dans son éducation pour l’aquisition
des connoissances les plus utiles: Mais à combien d’autres besoins le
Genre humain n’est-il pas assujetti, qu’il ne sauroit satisfaire par lui
même, qu’avec une peine extrème et continuelle?
Les plus élevés en dignités, comme les plus vils d’entre les hom=
mes; les plus riches, comme les plus pauvres; ceux qui sont contens
de moins de choses, comme ceux qui en demandent le plus; ceux
qui sont en santé, comme les malades sentiront également que
pour se procurer la nourriture, le vétement, le logement, le soulage=
ment dans leurs maux, le délassement dans leurs peines, et quantité
d’autres commodités et nécessités de la vie, il faut sans cesse recou=
rir à l’aide des autres, qui, étant exposés aux mêmes besoins de l’hu=
manité, demandent, à leur tour, les mêmes secours: d’où doit naitre
nécessairement entr’eux une Société, par laquelle ils s’engagent en
termes exprès ou tacites de se fournir réciproquement, ce qui sera
en leur pouvoir, selon le rang, l’état et les Facultés de chacun. Une
vie absolument solitaire ne sauroit être de longue durée, et quand
par des circonstances uniques l’on citeroit quelques exemples
bien avérés, quel est l’homme raisonnable qui voulût de propos dé=
libéré en faire l’experience? Concluons donc encor de la considérati=
on de ces besoins, que l’homme est destiné à vivre en Société.
Je tire la même conclusion des Devoirs qui lui sont imposés,
dont le plus grand nombre règle la conduite qu’il doit tenir envers
son Prochain, et suppose, par conséquent, qu’il est en Société avec
lui: Tels sont les grands Devoirs de la Justice, de la Charité, de
l’Humilité, de la Débonnaireté, de la Patience, de la Bienveuillance,
de la Vérité dans ses Discours, en un mot de l’Amour du Prochain,
qui consiste à faire aux autres, ce que nous voudrions qu’ils nous fis=
sent à nous mêmes: Tels sont encor les Devoirs particuliers des Péres
et Méres envers leurs enfans, et des enfans envers leurs Péres, des
Maris envers leurs Femmes, et des Femmes envers leurs Maris, des Supé=
rieurs /p. 243/ envers leurs égaux et leurs inférieurs, et de ceux-ci envers les
autres, qui supposent tous que dans quelque état que l’Homme se trouve
sur la Terre, il a des Devoirs à remplir à l’égard des autres, dont il
ne sauroit s’aquitter, s’il ne vit en quelque espèce de Société avec eux.
Enfin les avantages sans nombre que les Hommes retirent de
la Société des autres, tant pour le spirituel, que pour le temporel,
doivent nous convaincre que c’est un des moïens que la sage Provi=
dence a établis pour le bonheur de l’Homme. Non seulement c’est
dans la Société qu’il trouve les secours qui lui sont nécessaires, dans
ses besoins les plus pressans, des aident pour se garantir des dangers
qui le menacent, des consolations dans ses malheurs, et des remè=
des à la plupart de ses maux: C’est dans la Société qu’il dissipe
ses chagrins, qu’il calme ses inquiétudes, qu’il soulage ses peines,
qu’il diminue ses ennuis, qu’il adoucit ses amertumes: mais de
plus la Société lui procure une infinité de biens réels tant pour
le corps que pour l’Ame: Elle lui fournit les alimens convenables
à sa santé et à ses forces: elle donne aux Sens plus d’activité,
d’étendue de plaisir et de perfection: elle donne à l’Esprit une
certaine gaïeté, qui le rend souvent plus libre et plus propre à
s’aquitter de toutes ses fonctions: elle lui sert de Conseiller dans
ses délibérations, de frein dans ses desirs, de guide et de modèle
dans sa conduite: elle lui fournit divers motifs pour faire le bien
et s’attacher à son Devoir; elle lui présente bien des exemples de
vertu à imiter; elle lui donne occasion de mieux connoitre les voi=
es admirables de la Providence dans le gouvernement du Monde,
et les traits ravissans de la Bonté, de la Sagesse, et de la Puis=
sance de Dieu dans les ouvrages de la Nature; elle augmente ses
lumières sur une infinité de choses qu’il lui importe de savoir; el=
le répond sur tout le cours de sa vie des douceurs et des agrémens
inexprimables; enfin elle lui aide à perfectionner toutes ses Facul=
tés et à rendre son bonheur accompli, par le libre, fréquent et vi=
gilant exercice qu’elle lui donne occasion d’en faire à l’égard des ob=
jets qui peuvent pleinement les satisfaire (ou qui leur conviennent).
L’on peut opposer, je l’avoue, à tous ces avantages que les
Hommes retirent de la Société et du commerce des autres hommes
un nombre égal et peut être plus grand de maux qui en ont été
et en sont encor la suite et l’effet. La Société conjugale fut
cause de la prémière désobéissance aux Loix de Dieu. La pré=
mière Société entre fréres produisit un meurtre. Les prémiers
/p. 244/ Habitants du monde renouvellé par le Déluge ne s’unissent en Corps que
pour insulter en quelque manière à la Divinité par un batiment qui
pût les mettre à l’abri de ses coups. Dès lors la Société a toujours
été, si ce n’est la cause, du moins l’occasion d’une infinité de tentati=
ons dangereuses par les mauvais exemples qu’elle présente, par les
mauvaises compagnies que l’on fréquente, qui corrompent les bon=
nes mœurs, et par les maximes pernicieuses qui regnent dans le
monde; mais de plus elle a été et est encor la source trop fécon=
de d’une infinité d’erreurs et de vices, d’idolatrie, de profanations,
de querelles, de jalousies, d’envies, de guerres intestines et déclarées,
de tromperies, de mauvaise foi, de larcins, d’impudicités, en un
mot de tous les maux que l’ambition, l’avarice et la sensualité
sont capables de produire.
Cette objection seroit assurément des plus fortes contre la
Société et le commerce du monde, et elle seroit bien propre à en
dégouter les personnes raisonnables et vertueuses, si d’un côté l’on
pouvoit se passer de ce commerce, pour les besoins ordinaires de
la vie, et de l’autre si ces maux en étoient des appanages insé=
parables, dont ne put se garantir.
Mais 1° ce n’est que par accident et par abus que la Soci=
été enfante tous ces désordres, et pour peu que l’on ait à cœur
son Devoir, et son propre bonheur aussi bien que celui des autres,
il ne sera pas aussi difficile qu’on le pense de les prévenir et
de les éviter.
D’ailleurs 2° Tous ces maux que l’on remarque dans la
Société, ont leur source dans un fonds de corruption, de passions
et de vices, qui ne nous rendroit pas moins criminels devant
Dieu, si nous le conservons dans la retraite, quoique nous n’y
aïons pas lieu d’en produire les actes, que quand nous le por-
tons dans la Société. Et c’est si peu à la Société qu’on doit attri=
buer les effets qui en naissent, que le but qu’on doit s’y propo=
ser en y entrant, et les règles qu’on y doit suivre, pour répon=
dre à notre destination, y sont entierement opposées; en sorte
que l’on ne tombe dans les écarts et les désordres dont je viens
de parler, que parce que l’on s’éloigne de ce but, et que l’on négli=
ge ces règles.
Enfin s’il falloit se priver des choses par la crainte des abus
qui en peuvent naitre, ou que l’on en fait effectivement, l’on ne
pourroit jouïr d’aucun bien: la Raison qui constitue la Nature
/p. 245/ humaine, la liberté qui en fait le plus beau fleuron, la Religion
même d’où dépend toute notre félicité, seroient des avantages qu’on ne
devroit point rechercher, à cause des abus qu’on en peut faire et que
bien des gens en font. Conséquences absurdes qui font assez sentir la
fausseté du principe d’où elles découlent.
Après tant de preuves et de considérations des plus sensibles, je
m’assure qu’il n’y a que des mélancholiques outrés, des reclus de pro=
fession, des ennemis du Genre humain, dirai-je plus, des Hôtes à peti=
tes maisons qui puissent revoquer en doute, que l’Homme soit desti=
né par son Créateur à vivre en Société. Pour les autres ils trouver=
ront peut être que c’est prendre une peine assés inutile que de tra=
vailler à leur persuader une vérité dont leur gout, leur sentiment et
leur propre expérience les convainc tous les jours, et à la force de
laquelle ils se livrent sans aucun remords, sous le spécieux prétexte
qu’un penchant si naturel & si universel ne peut venir que de l’Au=
teur même de la Nature.
De là vient sans doute que la plupart non contens de la Socié=
té conjugale qui resserre trop leurs penchans, ou de la Société des fa=
milles qui ne satisfait pas à tous leurs desirs, ou de la Société civile
qui leur est commune avec trop de membres, ou de la Société du Genre
humain qui ne les lie pas assés avec leurs semblables, s’en forment en=
cor des particulières suivant leur gout, leur humeur, leur caractère,
leurs occupations, leurs intérêts, leur genre de vie, leur profession, ou
d’autres conformités, qui établissent entre les membres dont elles sont
composées, de certaines rélations qu’ils n’ont pas avec les autres hommes.
L’usage de ces Sociétés particulières, autrement dites, compagnies,
confrairies, cotteries, confraternités, corporations, associations est très
ancien; il a été et est encor très répandu parmi les personnes de
tout ordre, de tout sexe, et de toute condition; et on ne l’a peut être
jamais porté aussi loin qu’il l’est à présent, chez toutes les Nations
tant soit peu policées, où la plus legère convenance sert de prétexte
à former ces sortes de liaisons: Preuve convaincante du gout univer=
sel des hommes pour la Société, dont il n’y a pas de doute qu’ils ne
puissent tirer de très grands avantages, dont nous venons de toucher
les principaux.
Mais comme l’on peut abuser, et que l’on abuse des meilleures
choses, l’on a poussé ces gout de Société à un excès si grand qu’il est
devenu la source d’une infinité de liaisons et de pratiques ridicules,
superstitieuses, mauvaises, criminelles, ou simplement badines et
/p. 246/ amusantes. Un célèbre Auteur Anglois, dont les ouvrages sur les mœurs
de ce Siècle, ont été généralement applaudis, emploïe plusieurs de ses Dis=
cours à faire un portrait si naïf de quelques unes de ces Cotteries, de
leurs Assemblées et de leurs Loix: il les présente sous une face si ridicu=
le que l’on sent bien, sans prendre au pied de la lettre ce qu’il en dit,
qu’il a eu en vue de corriger les travers et les abus sans nombre
dans lesquels l’on est tombé et l’on tombe tous les jours à cet égard.
Quand p. ex. il entretient son Lecteur de la Cotterie des gras
et des maigres, de celle des Nigauds, des tranches de bœuf, de la
bière d’Octobre, de celle des Duellistes et des Cannibales, de la Cot=
terie amoureuse, de l’éternelle, des Nouvellistes, et de plusieurs autres
dont il indique les fins, les Loix, et les manières toutes assortis=
santes au nom qu’elles portent, que veut-il nous apprendre autre
chose, si ce n’est que l’Homme né pour la Société, en fait souvent
d’étranges abus tout opposés à sa destination, et que la plupart
des Sociétés, Cotteries, ou Confrairies que les Hommes forment en=
tr’eux sont fondées sur des convenances peu utiles, ou inutiles, ou
même nuisibles au Genre humain et à la Société Civile, telles
que sont des conformités de nom, de taille, de nourriture, de de=
meure, de défaus et de vices, et qu’elles n’ont pour objet que des
amusemens puériles, des occupations frivoles, des plaisirs sensuels,
des pratiques déraisonnables et pernicieuses.
Ce sont ces mêmes abus qui régnent peut être parmi nous
autant qu’ailleurs, qui m’ont fait naitre la pensée d’examiner de
près ce qu’il y a de bon et de mauvais dans ces Sortes de Sociétés,
et dans ce dessein, si je me suis arrêté aussi longtemps que je l’ai
fait à établir que l’Homme est destiné par son Créateur à vi=
vre en Société, ç’a moins été pour porter ceux qui m’écoutent
à répondre à cette destination, pour laquelle on ne marque
d’ordinaire que trop de penchant, que pour faire mieux sentir
le but de cette destination, et pour en tirer des régles de conduite,
qui nous apprennent, d’un côté, à faire de ce penchant pour la
Société un légitime usage, et de l’autre, qui nous fassent con=
noitre les abus dans lesquels l’on tombe d’ordinaire à cet égard.
Car il n’y a pas de doute que toute destination d’un Créateur infi=
niment sage, n’ait des vues conformes à sa Divine Sagesse, et à ses
Perfections infinies; et convenables à l’état dans lequel il a placé
ses créatures, et aux Facultés dont il les a enrichies. Il n’y a pas
de doute encor qu’il ne soit du Devoir de la créature raisonnable qui
/p. 247/ est le sujet de cette destination, de chercher quelles sont ces vues de
son Créateur, et de s’y conformer, si elle veut se rendre agréable à
ses yeux et en éprouver la faveur.
Pour réussir dans cette recherche, l’on doit sur tout faire at=
tention à ces 4 choses; au but de notre Création; à l’état de l’hom=
me dans ce monde; aux Facultés dont il est doué; et aux moïens
qu’il a en main pour les perfectionner. Mais il faut prendre
garde que toutes ces choses concourent entre elles, et qu’elles n’aient
rien d’opposé les unes aux autres, sans quoi l’on courroit risque de
tomber dans des égaremens funestes. Si, par exemple, l’on faisoit
consister le but de notre Céation dans des choses dont la Na=
ture humaine n’est pas capable, ou qu’aucun moïen humain
ne sauroit saisir, ce but seroit pour nous une pure chimère,
qu’il faudroit abandonner plutot que de poursuivre. De même
si les véritables besoins de l’Homme n’y sont pas satisfaits; si
les Facultés capables de parvenir à ce but sont dirigées d’un
autre côté; ou si l’on n’y emploïe pas les moïens qui peuvent
seuls nous en mettre en possession, c’est encor en vain que l’on
prétendroit jamais l’atteindre.
Selon ces principes, le seul but qu’il soit possible de concevoir
que Dieu ait eu en créant l’homme, et en le plaçant au rang
des Créatures raisonnables, c’est sans doute de le rendre heureux
autant que sa nature en seroit capable, ou pour parler plus
exactement, c’est la gloire de lui communiquer sa propre félicité
d’une manière qui convint parfaitement à toutes ses Facultés.
Ce but posé, tout ce que Dieu aura mis dans l’Homme doit
s’y raporter comme à son centre; son état dans ce monde qui
l’expose à divers besoins inévitables, qu’il ne peut satisfaire par
lui même, doit lui faire trouver dans les autres, de quoi y sup=
pléer, pour parvenir au but auquel il est destiné. Ses Facultés
doivent non seulement être capables de l’aquerir et de le possé=
der; mais de plus elles doivent y trouver dequoi s’y exercer &
s’y perfectionner. Les moïens à y emploïer doivent être de na=
ture à produire cet effet: ses desirs les plus purs & les plus nobles
doivent y être satisfaits; ses penchans les plus naturels les plus
marqués du doigt de Dieu doivent y tendre, et par conséquent ce=
lui qui nous porte à vivre en Société doit y concourir.
Dès là je pose pour prémier fondement, et pour prémière régle
de cette destination de l’Homme à vivre en Société, c’est qu’il doit se
/p. 248/ procurer par là quelque bien, quelque avantage, il doit aquerir quelque
degré de bonheur, qu’il ne pourroit se procurer, ou que plus difficilement
par lui même.
Mais comme Dieu veut également le bonheur de tous les hom=
mes; qu’ils sont de leur nature tous égaux, tous également animés
du desir d’être heureux; tous sujets aux mêmes besoins, et également
en droit d’exiger de nous les secours qui leur sont nécessaires, que
nous le sommes de les exiger d’eux dans le même cas, l’homme doit
aussi 2è être disposé à faire autant de bien à ceux avec qui il lie
Société, qu’il en veut recevoir d’eux. C’est d’ailleurs se procurer à soi
même un bien réel, que de se donner la satisfaction d’en procu=
rer aux autres, selon la maxime de Jesus Christ, qui déclare plus
heureux celui qui donne, que celui qui reçoit.
Il suit de la 3° que l’homme qui est apellé à vivre en Soci=
été ne doit jamais y chercher son bonheur ou son avantage au
préjudice de celui de son prochain; autrement il détruit le princi=
pe de la Société qui a été formée pour le bonheur réciproque de
ceux qui la composent. Mais qu’au contraire tous les Membres d’une
même Société doivent être animés les uns à l’égard des autres
d’une bienveuillance réciproque, sans laquelle bien loin de se pro=
curer du bien, ils travailleroient plutot à se nuire.
4° Il suit encor de là à plus forte raison, que un ou plusi=
eurs Membres d’une même Société ne doivent pas chercher leur
avantage particulier au préjudice du Corps entier de la Société
dont ils sont Membres, ni par conséquent une Société particuliére
au préjudice de la grande Société du Genre humain dont elle fait
partie. Car comme le bonheur de chaque Membre d’une Société
considéré entant que tel dépend de l’état ou elle se trouve: nous
ne devons jamais regarder comme un bien pour nous, que ce qui
peut contribuer au bien général; parce que le mal que le Corps
soufre se répand à proportion sur chacun des Membres, selon
qu’il contribue plus ou moins à son entretien. Et à moins que
chacun ne pût être heureux sans avoir aucune part au bien com=
mun, ce que l’état de l’homme ne sauroit permettre, il ne sauroit
trouver son bonheur particulier bien entendu, en ce qui blesseroit
l’intérêt général.
Une 5e Règle à observer dans les Sociétés publiques ou
particulières que nous contractons, ou que nous formons avec les
autres hommes, c’est que les secours que l’on se promet réciproquement
/p. 249/ selon les besoins ou chacun peut être exposé, et les avantages que
l’on se propose d’aquerir pour soi, ou de procurer aux autres, soient
des secours et des avantages réels et non imaginaires, qui soient un
notre pouvoir, qui tendent à rendre notre sort véritablement plus
heureux, soit pour le corps ou pour l’Ame, soit dans cette vie, soit
dans celle qui est à venir. L’homme se repait souvent d’ombre et
de fumée, et à son tour il en repait aussi les autres. Il multiplie
ses besoins sans nécessité, il place sans raison son bonheur à les
satisfaire; il s’empresse pour des avantages qui n’ont dans le fonds
aucune solidité, ou qui sont de très petite durée; il court après des
plaisirs d’un moment, qui sont souvent suivis de regrets infinis:
Tous ces défauts quand ils se bornent à la personne qui en est enta=
chée, sont à la vérité, un mal réel, dont les suites ne peuvent que
lui être très préjudiciables, s’il ne le repare par de plus saines idées
et par une conduite plus raisonnable. Mais si on les porte ces dé=
fauts dans les Sociétés dont on est membre, s’ils deviennent le but
et le gout général de ceux qui les composent, les suites en sont encor
plus funestes, et les Sociétés bien loin d’être alors un moïen d’aug=
menter notre félicité deviennent pour nous des sources fécondes
de désordres et de malheurs de toute sorte.
6° Les hommes ne pouvant être heureux qu’autant qu’ils
exercent les Facultés dont Dieu les a enrichis pour cet effet, qu’ils
en font un usage conforme à leur destination, et qu’elles sont sa=
tisfaites: s’ils veulent répondre aux vues de leur Créateur, en cher=
chant dans les Sociétés qu’ils forment entr’eux la félicité qui leur
manque, il faut que ces Facultés y soient exercées chacune à l’é=
gard des objets qui leur conviennent, et qu’elles y aquiérent au
moins quelque degré de perfection qui contribue à leur bonheur:
Il faut que l’esprit et l’entendement y soit appliqué à chercher le
vrai et à faire des progrès en connoissances utiles: que la volonté
y soit dirigée vers le bien, qu’elle apprenne à le gouter, et à l’aimer
de plus en plus; que la mémoire y soit cultivée et remplie de faits
intéressans et instructifs: que le cœur y soit nourri et entretenu
dans les sentimens de l’amour de Dieu et du Prochain; que les
Sens y soïent emploïes à discerner les objets qui conviennent le
mieux à notre état; que toutes les passions enfin et les inclina=
tions y soient éclairées, réglées et retenues dans leurs justes bornes
par les lumières de la Raison, pour en tirer des fruits qui tendent à
notre bonheur.
/p. 250/ Toutes les Sociétés ne pourront pas, je l’avoue, contribuer à l’exer=
cice ou à la perfection de chacune de ces Facultés, de la manière
que je viens de le dire, pour le bonheur commun de leurs membres,
mais au moins est-il nécessaire qu’il ne s’y trouve rien d’opposé,
ou qui contrarie le légitime usage qu’on en doit faire, et que
quelcune de ces Facultés, si ce n’est toutes, y trouve des aides pour
se perfectionner à quelque égard: sans quoi ce seroit mal répondre
aux vues de Dieu dans la destination de l’homme à vivre en Société.
Enfin il ne suffit pas que l’on cherche dans une Société son
véritable bonheur et celui des membres qui la composent; il ne
suffit pas que l’on se procure mutuellement, dans ce dessein, les
secours et les avantages dont chacun a besoin, et que lon y puisse
exercer et perfectionner les Facultés dont le Créateur nous a enri=
chis: mais il faut de plus que l’on n’emploïe à cette fin que des
moïens honnêtes, raisonnables et légitimes, qui ne soient contraires,
ni à la sainteté et à la pureté des mœurs, ni à la justice et l’équité
naturelle, ni à la paix et au bon ordre, ni à la charité et à l’a=
mour du prochain bien entendu: Autrement l’on détruiroit d’une
main ce que l’on auroit établi de l’autre; en ce que pour faire
servir des dons qui nous viennent de Dieu, à l’aquisition d’un
bonheur qui dépend uniquement de lui, l’on emploïeroit des moïens
manifestement contraires à sa volonté.
Voici donc à quoi se réduisent les règles principales qu’il
conviendroit d’observer dans toutes les Sociétés particulières que
les Hommes lient entr’eux pour le commerce de la vie, s’ils veu=
lent se conformer à la destination et aux vues de leur Créateur
à cet égard.
C’est 1° que chacun des membres dont elles sont composées
eut toujours pour but non seulement son propre avantage, et
son propre bonheur, mais aussi celui des autres et de toute la So=
ciété civile, chrétienne et universelle dont il fait partie.
2° Que les secours et les avantages que chacun y cherche,
selon son état et ses besoins, et que l’on s’y procure mutuellement
soïent des secours et des avantages réels qui contribuent verita=
blement au bonheur des uns et des autres.
3° Que quelcune des Facultés de la Nature humaine y soit
exercée et perfectionnée de manière que la félicité de chacun
en puisse être augmentée.
4° Enfin que les moïens que l’on emploïe pour parvenir à
/p. 251/ la fin qu’on s’y propose soient tous honnêtes, raisonnables et legi=
times.
Il n’y a pas de doute que des Sociétés fondées et formées sur ces
règles, c. à d. qu’un nombre de personnes de quelque sexe, de quelque
condition, de quelque ordre, et de quelque nation que ce soit unies en=
semble de cette manière, pour jouïr d’une conversation honnête, pour
travailler à leur avantage mutuel, ou au bien des autres, pour culti=
ver leurs talens, pour augmenter leurs connoissances, pour se forti=
fier dans la vertu, pour subvenir à des besoins réels, pour se délas=
ser de quelques fatigues, ou de quelques occupations ennuieuses,
pour prendre quelques recréations innocentes, qui tendent à renou=
veller les forces du corps et de l’esprit: Il n’y a pas de doute que de
telles Sociétés ne pussent être fort utiles, qu’elles ne rendissent le
commerce de la vie des plus doux et des plus agréables, qu’elles ne
fussent dignes de créatures raisonnables et sociables, mais sur
tout qu’elles ne fussent conformes aux vues toutes sages et bien=
faisantes de notre Souverain Créateur, à qui il nous importe
infiniment, et pour notre repos présent, et pour notre bonheur
avenir, de nous rendre approuvés, par une conduite qui tende
à nous approcher de lui de plus en plus.
Quelques rares que soient de telles Sociétés dans le monde,
le peu d’exemples qu’il y en a parmi nous, suffira pour nous
faire connoitre les précieux avantages qui en pourroient reve=
nir à tout le Public, s’ils étoient en plus grand nombre.
Mais est-ce sur de telles régles que sont fondées et formées la
plupart de ces liaisons qui nous sont connues sous le nom de So=
ciétés? Combien peu, où l’on ait seulement pensé à les suivre?
Combien n’y en a-t-il pas, où l’on suit des vues, des maximes, et
des pratiques tout opposées? Combien de fausses idées ne se fait
on pas tous les jours sur les commerces et les occupations de la
vie qui nous conviennent, ou ne nous conviennent pas? Combien
d’illusions sur les besoins faux ou réels, qui nous font rechercher
le secours et la compagnie des autres hommes? Combien d’abus
et de mauvais usage des Talens qui nous ont été confiés? Que de
défauts enfin dans l’usage des moïens que nous avons en main pour
parvenir au bonheur?
Mais pour mieux sentir à combien d’égards les Hommes abu=
sent du privilège que Dieu leur a accordé de vivre en Société et
de l’instinct qui les y porte, faisons pour un moment la revue des
/p. 252/ principales Sociétés publiques ou particulières qui nous sont connues
sous quel nom que ce soit.
Sentiment de Mr DeCheseaux le fils.L’homme est fait pour la Société par deux raisons. 1° Pour sub=
venir à ses besoins auxquels il ne sauroit pourvoir s’il étoit seul. 2°
Pour gouter des plaisirs; l’homme il est vrai a des plaisirs qui lui
sont particuliers, mais la Société lui en procure un grand nombre qu’il
ne gouteroit point s’il étoit seul. Ces plaisirs sont 1° de faire du bien
2° Etre approuvé, estimé. 3° Considérer la beauté du caractère des
personnes avec lesquelles il vit en Société. Le plaisir d’être estimé
est très vif.
La Société met aussi les passions en jeu. Sans Société, il n’y
auroit ni avarice, ni ambition, ni médisance. Sans Société aussi
l’homme tomberoit dans les plus grands malheurs.
Il faut faire attention aux avantages que la Société procure,
particulièrement à celui de faire du bien.
Il y a deux observations à faire sur cette matière. 1° Qu’il estSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
plus important de sentir la nécessité des réflexions sur la manière
de vivre en Société, que de sentir qu’on est obligé d’y vivre et que
nous sommes destinés à cela. Cependant on a peu d’ouvrages sur
cette matière. Le P. Buffier en a fait un qui a pour titre Regles
de la vie Civile, mais il ne regarde que l’extérieur. Il est d’autant
plus important de traitter cette matière, que vivant en Société on peut
faire plus de bien ou de mal: parceque les passions sont plus en jeu.
2° Puisqu’il faut tant de régles pour empécher que l’amour de
la Société ne tourne en mal, cela est bien mortifiant pour l’homme.
On a dit que l’homme étoit né pour la Société Civile; quelques
uns en ont fait le fondement presque unique de la Société; cela
va trop loin. L’homme desire la Société, mais non pas d’être géné
par la Société Civile. Si la Société en général est utile à l’homme
ce n’est que dans la Société Civile qu’il trouve le moïen de satisfaire
pleinement le penchant qu’il a pour la Société.
Il est utile qu’il y ait des Sociétés particuliéres, même on ne peutSentiment de Mr le Conseiller De Saint Germain.
s’en passer. Si l’homme n’étoit lié qu’à la Société générale, il auroit
beaucoup de peine à s’aquitter de ses Devoirs, il ne connoitroit pas
exactement le bien qu’il pourroit et qu’il devroit faire. Mais lié
à une Société particulière, il s’intéresse plus pour elle, et il découvre
plus aisément ce qu’il doit faire pour son bien.
Mais à quelle Société l’homme doit-il se lier? A ses semblables,
à ceux de qui on peut tirer des avantages, et à qui on en peut faire.
/p. 253/ Il n’importe pas autant aux Péres de famille, à ceux qui ont des Emplois
&c. qu’à ceux qui n’ont point de liaison de faire des Sociétés particuliè=
res; sur cela on doit condanner quantité de Société d’aujourdhui.
Il y a deux voïes pour prouver à l’homme qu’il est né pour laSentiment de Mr le Professeur D’Apples.
Société. 1° Il faut le renvoïer à se consulter lui même, à examiner
ses penchans et ses desirs, et il s’en convaincra. 2° L’expérience ne
le prouve pas moins.
Sur le don de la parole qu’on a dit que Dieu avoit donné à
l’homme, il a remarqué que si l’homme ne vivoit pas en Société
il n’aprendroit pas à former un langage, ce qui prouve que ce don
n’a été acordé que pour vivre en commerce avec les autres hommes.
La Sociabilité ou le penchant de l’homme à vivre en Société
n’est pas le principe de la Société Civile. C’est dans la Société de
nature qu’il a senti le besoin d’en former d’autres, où l’on renon=
çât à sa liberté à quelques égards, pour se procurer de certains
avantages.
Par rapport aux dispositions qu’il faut avoir, ou aux régles
qu’on doit suivre, il croit que si l’on s’aimoit véritablement les
uns les autres, on n’auroit besoin d’aucune autre règle, celle là seu=
le nous montreroit suffisamment ce que nous devrions faire
pour l’avantage des autres, comme elle leur apprendroit aussi ce
qu’ils devroient faire pour le nôtre.
Il paroit inutile de multiplier les preuves qui établissentSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
que l’homme est destiné à vivre en Société, cependant cela est
avantageux à certains égards. En voici une nouvelle. C’est l’iné=
galité des Talens qui sont répandus parmi les hommes. L’un a la
force du corps, l’autre la souplesse; l’un a de la pénétration, l’au=
tre de l’application, un autre a du feu, l’autre de la memoire,
&c. Il faut donc réunir tous ces Talens pour se procurer toute
sorte d’avantages. L’Auteur de la Nature a voulu par cette
inégalité qu’ils se réunissent pour se perfectionner et pour être
plus heureux.
La plus forte preuve de l’obligation de vivre en Société, c’estSentiment de Mr le Bourguemaistre Seigneux.
le besoin que l’on a de ses semblables, comme on l’a vu dans le Dis=
cours de Monsieur Polier. Sans leurs secours on ne peut parvenir
ni aux arts, ni aux Sciences. La plupart des Arts demandent plu=
sieurs Talens réunis et le secours de plusieurs personnes. Tous
ces Arts, à la vérité, ne sont pas absolument nécessaires; mais ils
sont agréables, et ils procurent bien des satisfactions et des douceurs.
/p. 254/ Tous les abus de la Société civile viennent de ce qu’on s’écarte
des règles qui ont engagé à vivre en Société, qui sont de se defendre
mutuellement, et de se donner les secours dont on a besoin. Les régles
que Monsieur Polier a établies sont excellentes.
Le but de Dieu qui nous a fait pour la Société nous engage à y
vivre. La variété des Talens que Dieu a distribué aux Hommes doit
exciter notre reconnoissance, et sert à piquer notre curiosité. Cette
curiosité naturelle est une preuve de la Bonté de Dieu, car elle nous
porte à apprendre, et nous fait chercher les moïens propres pour
cela. Dieu en nous la donnant nous a donc marqué qu’il veut
que les Hommes apprenent, et pour cela il veut que les Hommes
vivent ensemble. La vie est un apprentissage, mais nous ne le
pouvons pas faire seuls: Mais quoique nous soïons aidés nous
n’aquerons que peu de connoissances, qui sont encor la plupart
incertaines et imparfaites, en un mot avec le secours des autres
nous ne pouvons nous satisfaire pleinement ici bas. C’est donc là
une preuve que nous sommes destinés à une autre vie; car Dieu
ne nous auroit pas donné des desirs que nous ne pourrions pas sa=
tisfaire.
Les règles qui doivent nous servir à faire cet apprentissage
sont nécessaires; car en toutes choses l’ordre contribue au succès; il
faut donc que nous nous assujettissions à certaines régles qui nous
rendent l’association utile. De là naissent tous les Devoirs auxquels
nous sommes tenus les uns envers les autres, la fidélité, la com=
plaisance &c. En sentant ses besoins et ses avantages, on cimen=
teroit les Devoirs qui en sont une suite. Il faudroit persuader
aux jeunes gens sur tout, qui si on ne remplit pas ces Devoirs avec
fidélité toute Société tombera. Pour épurer le but des Sociétés,
il faut en épurer les moïens, et en retrancher tout ce qui seroit
contraire au but qu’on doit s’y proposer.
Il y a diverses sortes de Sociétés; il y en a de criminelles,
et d’abominables qu’il faut avoir en horreur. Les Sociétés de
pur délassement sont utiles pour ceux qui sont fatigués par
des travaux pénibles et continués, mais elles sont inutiles à ceux
qui passent leur vie dans l’oisiveté, et qui ne font que courir
de Société en Société, et ils rendront compte à Dieu de l’abus
qu’ils font de leur tems & des secours qu’il leur procure pour se
perfectionner en connoissances et en vertus.