Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée XII. Sur la véritable grandeur », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 02 février 1743, vol. 1, p. 135-153

XIIe Assemblée.

Du 2e Fevrier 1743. Présens Messieurs Seigneux Bour=
guemaistre, DeBochat Lieutenant Ballival, Polier Recteur, Sei=
gneux Boursier, D’Apples Professeur, DeCaussade, DuLignon, Sei=
gneux Assesseur, DeSt Germain Conseiller, DeCheseaux fils.

Pensées sur la véritable Grandeur. Nobilitas sola estDiscours de Mr l’Assesseur Seigneux sur la veritable Grandeur.
atque unica Virtus. Juvenal Satyr.

C’est présenter à l’homme un objet bien intéressant pour son
amour propre, que de l’entretenir de sa Grandeur. Il aime à réfléchir
/p. 136/ sur ses avantages; sa vanité se pare avec complaisance de toutes les
prérogatives qui le rendent respectable. Grand par son origine, par ses
Facultés, et par sa destination, il se considère comme le Chef d’œuvre
du Créateur.

Susceptible de Perfection, de Bonheur et de Gloire, il n’est rien
de Grand à quoi il n’élève ses desirs, et ses espérances n’ont de
borne que la suprème Félicité.

Eclairé par une Intelligence spirituelle, destinée à lui procurer
toutes les connoissances nécessaires au grand but qu’il se propose;
Capable de discerner la nature et les propriétés des objets qui l’envi=
ronnent, et l’usage qu’il en doit faire; Doué de Facultés dont
l’étendue embrasse tout à la fois le passé, le présent et l’avenir, il
semble qu’à l’aide de cette lumière, il ne doit jamais s’égarer.

Cependant cette Ame toute incorporelle qu’elle est se trouve dans
une dépendance nécessaire des organes du Corps; Assujettie à ne
recevoir d’idée des objets qui l’environnent, que par le ministère des
Sens, elle en juge par l’impression qu’ils font sur elle, et se détermi=
ne à les fuïr, ou à les chercher, selon qu’ils produisent en elle, un
sentiment agréable ou douloureux.

L’imperfection des organes, est une des causes de l’imperfection
des connoissances; l’Homme se livre souvent sans réflexion à ce
qui flatte ses Sens; Souvent la précipitation avec laquelle sa vo=
lonté se détermine le porte à juger sur de trompeuses apparen=
ces, et à regarder comme avantageux ce qui peut lui nuire.
L’Imagination ingénieuse à préter des couleurs seduisantes
à ce qui l’a frappée agréablement, fortifie encor cette illusion,
par les images brillantes qu’elle présente à l’Esprit, et fixe ses
incertitudes par l’activité qu’elle donne aux affections.

Telle est la cause du peu de progrès que les Hommes font
dans la connoissance de la vérité, et des erreurs dont ils sont si
souvent les tristes victimes, pour s’être inconsidérément livrés à
des apparences qui ont séduit leur Raison.

Si les Hommes se trompent souvent dans le jugement qu’ils
portent des objets sensibles, ils s’abusent aussi fréquemment dans
l’idée qu’ils se forment des Etres moraux, et par un renverse=
ment monstrueux, ils changent en défauts ce qui pourroit con=
tribuer efficacement à la Perfection de leur Nature.

Jugeons en par l’idée qu’ils ont de la Grandeur et de la Gloi=
re; examinons leurs projets, les moïens qu’ils mettent en œuvre pour
/p. 137/ y parvenir; Les motifs de leur conduite et le but qu’ils se proposent.

L’Homme aspire à la Grandeur et à la Gloire, parce qu’il croit
cet état plus parfait et plus propre à contribuer efficacement à son bon=
heur.

La Raison lui dicte qu’il en doit faire l’objet de ses desirs, mais
cette Raison séduite par de trompeuses apparences n’est point toujours
assés forte pour secouer l’empire des Sens, des Passions et des Prejugés
vulgaires.

La Grandeur est un état de perfection qui conserve à l’Homme
toute sa dignité, qui augmente sa félicité présente; et le dispose à
gouter celle qui est à venir. Tout ce qui est étranger ou contraire
à cette grande fin, est vicieux de sa nature, et ne peut convenir à
la véritable Grandeur.

Cependant ce qui fait l’objet des desirs les plus empressés du
général des hommes, c’est les Richesses, les Dignités, et les Plaisirs;
On regarde ces avantages comme des attributs inséparables de la
Grandeur, et on travaille à se les procurer par toute sorte de voïes.

Je vai montrer combien on s’abuse dans l’opinion qu’on a de
ces prétendus biens, en faisant le paralelle des caractères de la faus=
se Grandeur et de la véritable; Après quoi je prouverai que ces
deux espèces de Grandeur diffèrent dans leur nature, dans les mo=
tifs et les moïens qui y conduisent; et l’on jugera par l’influence
que l’une et l’autre peuvent avoir sur le bonheur de la vie a quelle
des deux l’Homme raisonnable doit donner la préférence.

La vraïe Grandeur consiste à travailler assidument à per=
fectionner ses connoissances et ses Facultés; à faire valoir ses Talens,
en les consacrant à l’utilité publique; à s’affranchir des Passions, et
des préjugés, à faire des actions vertueuses; à se contenter de son
état; à se rendre supérieur aux événemens par la fermeté et la cons=
tance avec laquelle on supporte les maux et les disgraces; à con=
server une Ame pure au milieu des tentations; en un mot, à occu=
per dignement sa place; en s’aquittant de tous ses Devoirs, et en
poussant la Perfection à cet égard au plus haut degré ou la foi=
blesse humaine puisse atteindre.

La Grandeur mondaine au contraire consiste à jouïr abon=
damment de tous les biens de la vie; la Naissance; le Pouvoir;
l’Eclat; la Magnificence; le Luxe forment les plus essentiels de ses
attributs.

Loin donc que la véritable Grandeur ait quelque raport avec
/p. 138/ la Grandeur mondaine, elles sont en opposition par leur principe.

Rarement les Grands sont revêtus des Qualités qui font le grand Homme;
on peut même dire que leur condition semble les exclurre de ce privilège.
Enflés pour l’ordinaire de leurs prérogatives; Assiégés par mille passions
violentes; Obsédés par une foule de gens empressés à leur procurer des dis=
tractions et du plaisir, Comment pourroient-ils réfléchir, s’éclairer, et tri=
ompher de l’erreur dans laquelle on s’efforce de les entretenir.

L’opposition n’est pas moins sensible dans les moïens qu’on met en
oeuvre  pour parvenir à l’un ou l’autre de ces états.

Dabord la présomption et l’orgueil ont beaucoup de part, aux efforts
qu’on fait pour s’élever au dessus de ses semblables, le desir de les mettre
dans sa dépendance, de les assujettir à sa volonté, d’occuper parmi eux
un rang distingué, détermine à chercher tous les moïens de parvenir à
ce but; qu’ils soient légitimes ou non, il n’importe, pourvû qu’on arrive
à son but; rien ne coute. Une ambition démésurée qui ne se laisse re=
buter par aucune difficulté, de la dextérité, de la souplesse et de la
dissimulation sont les qualités et les dispositions essentielles pour faire
son chemin dans le monde. On s’attache à plaire au Maitre, à s’in=
sinuer dans l’esprit de ceux qui ont sa confiance; on brigue leur
protection; on épouse leurs inclinations et leurs gouts; Et a quel
degré d’abaissement n’est-on pas obligé de descendre, pour s’élever
ensuitte insensiblement à cette Grandeur imaginaire. Quels rebuts
n’essuïe-t-on pas sans oser témoigner le moindre mécontentement?
A quel affreux esclavage n’est-on pas réduit? Contraint de louer
les défauts de ses Protecteurs, d’applaudir à leurs vices, de les ser=
vir dans leurs Passions, et souvent on n’a pour prix de ses assiduïtés
que des disgraces; ou si on parvient à son but, on se désabuse bientôt
de l’idée flatteuse qu’on en avoit conçu.

Il n’en est pas ainsi de la véritable Grandeur, les efforts qu’on
fait pour y parvenir ne sont jamais sans succès, et ce succès conte
beaucoup moins de peines et d’inquiétudes. Si on trouve quelques
obstacles dans sa route, on se dedommage par la satisfaction de
les avoir surmontés.

Il faut un cœur droit, dégagé de ces affections tumultueuses
qui troublent la tranquillité de l’Ame; aussi avec cette heureuse dispo=
sition, celui qui tend à ce grand but, n’est point dévoré par l’ambi=
tion, il ne pense point à s’élever au dessus des autres Hommes, ni à
usurper sur eux une autorité qui blesse l’égalité naturelle. Il voit
sans jalousie le mérite d’autrui; il ne craint point les Concurrens
/p. 139/ dans la carrière qu’il fournit; il travaille à perfectionner ses con=
noissances, il cherche à découvrir la valeur intrinsèque de chaque
chose, pour y proportionner ses soins et ses desirs: Il est en garde con=
tre les illusions des Sens: Il fortifie son Ame contre les attraits de la
volupté, et les atteintes de la douleur: Il fait son objet principal de
la Vérité et de la Vertu: Il tend à la Perfection, et la fausse Gloire
n’entre point dans ses vues; en un mot ses intentions sont droites
ses motifs & ses moïens sont légitimes, et son but excellent.

Si on réfléchit sur les avantages que la Grandeur mondaine
procure et qu’on les mette en paralelle, avec ceux de la veritable
Grandeur, on verra quels sont le plus à desirer.

Un bel Esprit de nos jours a dit, Que rien ne prouve mieux leLa Bruyere.
peu que Dieu croit donner aux Hommes, en leur abandonnant les
richesses, les plaisirs, les grands établissemens, et les autres biens de la
Vie, que la distribution qu’il en fait, et le genre d’Hommes qui en sont
le mieux pourvus.

Pour mieux sentir la justesse de cette réflexion, examinons
l’influence de ces avantages sur le bonheur, et le mérite de ceux qui
en jouïssent; Il est important de faire connoitre aux Grands la
juste valeur de tout ce qu’ils possèdent, en leur montrant que ces
prérogatives dont ils font tant de cas, ne sont d’aucun prix par elles
mêmes, et que loin d’ajouter quelque chose à leur bonheur et à leur
mérite, elles sont tres souvent un obstacles à l’un et à l’autre.

En ceci l’expérience est d’accord avec les maximes de la Sagesse;
Dès qu’on aime un objet plus qu’on ne doit, ou qu’on l’estime au delàPascal
de son prix, on le desire avec plus d’ardeur qu’il ne mérite, et on se
donne pour l’aquerir plus de soins qu’il ne vaut; et loin d’obtenir
les fruits qu’on attendoit de ses peines, on se punit soi même par la
honte de les avoir pris inutilement ou mal à propos.

Si c’est un défaut de trop estimer les biens qu’on souhaitte, ce n’en
est pas un moins grand de faire trop de cas de ce qu’on possède. C’est
cependant le foible de la plupart des favoris de la Fortune. Les a=
vantages qu’elle leur a prodigué leur tiennent lieu de mérite, et
ils croïent que c’est un titre légitime pour se concilier l’estime et
le respect des autres Hommes.

La Naissance est une des prérogatives dont les Grands tirent
le plus de Gloire; c’est selon eux un caractère de Noblesse indélébile,
qui est nécessairement attaché à leur Personne.

Vous avez, dites vous, de la Naissance, vous descendez d’Aïeux
/p. 140/ illustres, qui se sont fait un nom par leurs Vertus; ils ont généreusement
sacrifié leur repos, leurs biens et leur Vie; on croit voir couler leur sang
dans vos veines; on vous regarde comme les héritiers de leur Gloire, mais
il faut que vous le soïez de leurs Vertus. Trompez vous à cet égard l’at=
tente du Public? Vous tombez dans l’oubli et dans le mépris. On exige de
vous de la Droiture, des Lumières, de la Modestie, du Desintéressement
de la Prudence, de la Grandeur d’Ame; Etes vous ignorant, fourbe, vain,
intéressé, imprudent, timide ou lâche, on vous trouve indigne du Nom
que vous portez? Les vices chez les Grands contractent un degre de noir=
ceur proportionné au rang qu’ils occupent dans le Monde.

Omne animi vitium, tanto conspectius in se
Crimen habet quanto major qui peccat habetur.

Les foiblesses même chez eux sont déplacées; soit que l’envie qu’on porte
à leur élévation rende le Public moins indulgent pour leurs défauts;
soit que l’attention qu’on fait à leurs démarches rende leurs fautes plus
éclatantes, on ne leur passe rien.

C’est assurément une triste prérogative que la Naissance sans Mérite,
et l’on est bien à plaindre, quand on n’a d’autre soutien de sa Gloire que
la Réputation de ses Ancêtres. Cet appui venant à manquer l’édifice s’é=
croule et tombe en ruïne.

Miserum est aliorum incumbere Famae,
Ne collapsa ruant subductis Tecta columnis.

La Naissance n’ajoute donc rien au mérite, elle met seulement
dans un plus grand jour des vertus ou des vices, qui seroient demeurés
peut être ensevelis dans l’obscurité d’une condition privée.

Il n’en est pas tout à fait de même des Richesses: outre qu’elles sont
la source des commodités et des douceurs de la Vie, elles fournissent de fré=
quentes occasions de faire valoir des Dispositions vertueuses; elles met=
tent en état de secourir les misérables; de former des Etablissemens uti=
les à la Société; de recompenser le Mérite; de favoriser les progrès des
Arts et des Sciences. Mais s’il faut juger par l’usage qu’on en fait, de
l’utilité et des avantages qu’elles procurent, on les estimera beaucoup
moins. En effet ou sont les Riches et les Grands du Monde qui font
un noble et généreux usage des biens qu’ils possèdent. L’Opulence
n’est-elle pas la Mére des vices, et la Nourrice des Passions? Sans elle
connoitroit-on le Luxe, l’Orgueil, la Molesse, le Gout immodéré
des Plaisirs, la Prodigalité, l’Avarice?

La Fortune dailleurs en augmentant les Richesses de ses Favoris,
semble multiplier leurs besoins; si elle leur procure quelques Plaisirs, elle en
/p. 141/ trouble la douceur par mille amertumes, des bienséances assujettis=
santes éloignent d’eux cette aimable tranquillité, qui fait le plus
doux charme de la Vie. Les inquiétudes, les craintes, les soucis, la ja=
lousïe et la haine marchent à leur suite. Enfin à quelles tentations
les richesses n’exposent-elles point la Vertu; chaque jour elle sou=
tient un nouvel assaut, et comment le cœur resisteroit-il à tant
de secousses redoublées; il se lasse d’opposer toujours une resistan=
ce penible: il s’ouvre enfin à l’impression d’une multitude d’ob=
jets qui flattent son gout, et sa Vertu succombe sous le poids de
la volupté.

L’autorité et le pouvoir dont les Hommes font tant de cas, n’est
point un avantage si considérable qu’on le pense, sur tout si l’on en=
visage les inconvéniens qui y sont attachés. Il est vrai que la vanité
est agréablement flattée par les respects et les hommages qu’on rend
à ceux qui sont dans les prémiéres places; Mais aussi la présomption
peut nous faire souhaitter des Dignités et des Emplois qui surpassent
nos forces, et nous exposer au reproche de nous être imprudemment
chargés d’une administration, dont nous étions incapables, contre cette
sage Maxime.

- - - - - - - - - - - - - - - Versate diu
Quid ferre recusent, quid valeant humeri.

Il est encore dangereux d’abuser de son Pouvoir, en blessant les
Régles de la Justice; ou en irritant par une sévérité excessive ceux
qui doivent obéir.

Enfin pour conserver son autorité il faut des Qualités distinguées
une attention soutenue, des précautions continuelles; souvent même
elles deviennent inutiles, et le Pouvoir quelque grand qu’il soit est
contraint de céder aux efforts d’une multitude irritée.

Ce qui coute des peines infinies à aquerir, qu’on ne conserve
qu’à force de soins, et qui s’échape au moment qu’on y pense le
moins, mérite-t-il l’estime et l’attachement de l’Homme raisonnable.

Rassemblez toutes les circonstances qui forment les caracteres de
la Grandeur; Supposez un Souverain revêtu de toutes les faveurs de
la Fortune; Mettez en balance les avantages qui lui en reviennent,
avec les obligations que lui impose son état, et vous sentirez que
son Sort est plus à plaindre, qu’à desirer.

C’est peu d’avoir des Lumières et de la Pénétration, il faut en=
cor qu’il ait un attachement invariable pour la Justice, qu’il soit
d’un facile accès, qu’il aime la vérité, qu’il déteste le mensonge et la
flatterie, qu’il fasse son tout du bien de l’Etat, qu’il soit bienfaisant et
/p. 142/ généreux; qu’il protége l’innocence, qu’il recompense la Vertu, qu’il punis=
se le vice, mais sans passion; qu’il serve d’exemple à ses sujets par la régu=
larité de ses mœurs, et par son attachement à la Religion; que loin de
fouler ses Peuples par des exactions odieuses, il retranche par une sage
Oeconomie toutes dépenses superflues; que dans le choix de ses Ministres,
il n’ait d’égard qu’à la capacité et au mérite; qu’il veille à ce que per=
sonne n’abuse de son Pouvoir; qu’il soit attentif sur lui-même, vigilant,
laborieux, infatigable; qu’il méprise les attraits de la volupté; qu’il
sacrifie son Repos, ses Richesses, sa Vie même, s’il est nécessaire, au bien
de l’Etat; qu’il soit avare du sang de ses Sujets; qu’il ne les expose
jamais par le desir d’une fausse Gloire, ou pour étendre d’injustes
Conquêtes; qu’il soit le Protecteur des Arts et des Sciences.

Voila ce qui rend un Prince véritablement digne du rang qu’il
occupe. Ce n’est donc point les Richesses; le Pouvoir; l’éclat ou la ma=
gnificence qui sont la mesure de sa Grandeur; C’est les Qualités du
cœur qui le rendent respectable; C’est la Sagesse de son administrati=
on qui le fait aimer.

Mais qui pourroit ambitionner une Vie si laborieuse et semée
de tant d’épines? Un Souverain est responsable non seulement de
ses actions, mais encor des fautes de ses Ministres, ils sont censés ad=
ministrer par ses ordres et sous ses yeux, C’est entre ses mains que
sont les Rènes du Gouvernement, le Repos et la Gloire de l’Etat.
Les yeux du Public sont sur lui, les Envieux de sa Gloire épient ses
démarches, et prennent occasion de ses moindres foiblesses, pour le
rendre odieux ou méprisable.

En vain dira-t-on qu’un Prince peut s’afranchir d’une partie de
ses pénibles obligations, que la pleine Puissance le dégage de celles
qui lui sont à charge. En effet, quand il n’auroit pas à rendre comp=
te de sa Gestion à l’Etre Suprème, seroit-il insensible au mépris? Pour=
roit-il penser sans trembler pour sa réputation, que ses vices, ses défauts
même seront transmis à la Postérité?

Cicéron voulant montrer combien les Rois sont à plaindre, don=
ne l’exemple de Damocles. Dénys pour le désabuser de l’idée avanta=
geuse qu’il avoit de la Roïauté le fit seoir à sa place avec un glaive
suspendu sur sa tête, qui mettoit continuellement sa Vie en péril; Il
lui faisoit connoitre par cet emblème, les dangers, les soucis, les craintes
et les embuches auxquelles les Rois sont sans cesse exposés. «Reges ipsi
quam miseri sint, quantopere timori atque insidiis sint propositi satis

/p. 143/ ostendit Dionysius, cum imminente gladis Damoclem fortunae suae feli=
citatem voluit experiri.
»

Valere Maxime pour prouver cette vérité raporte l’exemple d’un
Roi, qui étant éleu malgré lui, avant que de ceindre sa tête du Dia=
dème, le considéra attentivement et s’écria, O Diadème, ornement
plus glorieux que propre à rendre heureux, si on connoissoit à fond
combien tu procures de peines, d’inquiétudes et de misère, on ne dai=
gneroit pas se baisser pour te relever de terre. «O nobilem magis
quam felicem pannum, quem si quis penitus cognosceret quam
multis sollicitudinibus, periculis et miseriis sis refertus, nec humi
jacentem tollere vellet.
»

C’est donc sans raison que le Vulgaire regarde les Souverains,
comme des Etres libres et indépendants; leur esclavage est illustre, mais
leurs chaines n’en sont pas moins pesantes.

J’ai montré que la Naissance, les Talens de l’Esprit, les Richesses,
les Dignités et le Pouvoir ne forment qu’une Ombre de Grandeur,
puisqu’avec tous ces avantages on peut être meprisable et mal=
heureux. En effet si le Souverain fier de ses prérogatives opprime
ses Sujets, s’il sacrifie à son ambition leur repos, leurs biens et leurs
vies, si laissant négligemment flotter les Rènes du Gouvernement,
il se repose de ce soin sur des Ministres ignorans, mal intentionnés,
plus avides de biens que soigneux de sa Gloire; l’appellera-t-on un
grand Prince? Meritera-t-il ce titre par l’étendue de ses Etats,
par son luxe; et par le pompeux étalage de sa magnificence?

Mais pourquoi déclamer contre les Grands ? Ne sont-ils par as=
sés à plaindre? Pour être dans le rang suprème sont-ils moins
Homme que nous? N’ont-ils pas les mêmes foiblesses? les mêmes in=
firmités? Elevés et nourris dans des principes propres à enraciner
dans leur cœur l’orgueil & la mollesse, comment seroit-il possible
que leurs Passions entées sur la Puissance absolue, ne prissent
pas des forces et de l’accroissement? Ils ont encore le malheur
de ne pouvoir connoitre et gouter mille douceurs attachées à la
Vie privée. Un Prince connut-il jamais les charmes d’une amitié
sincère et réciproque? De tant de Courtisans qu’un vil intérêt
attache à sa fortune, il n’en est peut-être pas un qui tienne à
sa Personne. A peine un indigne Usurpateur a envahi un Etat
que le Prince légitime est abandonné, pendant qu’on prodigue les lou=
anges les plus flatteuses, à celui qui ne doit son élévation qu’à ses crimes.

/p. 144/ Enfin quelle ressource reste-t-il aux Grands dans les disgraces? Leur
ame amollie par les Plaisirs est accablée par le moindre revers.

Avouons que les Hommes prodiguent leur encens et leurs hommages
à des Grands qui n’ont le plus souvent qu’une Grandeur empruntée,
et dont on peut dire avec un Poëte, que dés qu’ils ont déposé les
marques de leur Dignité,

Le Masque tombe, l’Homme reste, et le Héros s’évanouït.

Les Payens avoient une toute autre idée de la Grandeur. N’ap=
pellez point heureux (disoit Horace) celui qui est dans l’opulence.
Celui là seul mérite ce titre qui sait user avec sagesse des Dons de
la Divinité, qui suppose avec patience l’afreuse misère, et qui dé=
teste le crime plus que la mort.»

Horat. Carm. Lib. IV. Od. IX. Ψ.45.«Non possidentem multa vocaveris
Rectè beatum: rectiùs occupat
Nomen beati, qui Deorum
Muneribus sapienter uti,
Duramque callet pauperiem pati,
Pejusque letho flagitium timet

J’ai remarqué en passant que les honneurs et les dignités étant
sujettes aux vicissitudes de la Fortune, la Gloire qui en resulte n’est
rien moins que solide. Cette espère de Grandeur dépend de tant de
circonstances, elle est appuiée sur des ressorts si délicats, qu’il ne
faut qu’un rien pour renverser la fortune la mieux établie.

«Si Fortuna volet fies de Rhetore Consul,
Si volet haec eadem fies de Consule Rhetor.
»

Combien d’exemples l’Histoire ne fournit elle pas de ces révo=
lutions subites? Un Dénys réduit pour subsister à se faire Maitre
d’Ecole à Corinthe. Un Polycrate inhumainement crucifié par
Oronte, et de nos jours une Marie d’Ecosse, et Charles I contraints
de descendre du Trône pour monter sur un échafaut. C’est ce
qui a fait dire à un Poëte, que rarement un Roi finit tran=
quillement sa Vie; les Séditions et les périls de la Guerre en
précipitent souvent le cours par une mort violente.

«Ad Generum Cereris sine caede aut vulnere pauci
Descendunt Reges et sicca morte Tyranni

La Grandeur mondaine est donc exposée aux caprices de la
Fortune: en cela bien différente de la véritable Grandeur dont les
caractères sont au dessus des évènemens. Celle-ci est inhérante, et
/p. 145/ paroit dans un plus grand lustre au milieu des adversités, pen=
dant que l’autre dépend des circonstances, et disparoit avec les faveurs
de la Fortune.

On ne sauroit trop représenter aux Grands les périls qui les
menacent, ni leur rappeler trop fréquemment le peu de cas qu’ils
doivent faire de ces avantages extérieurs que le Vulgaire vante si fort.

Une autre illusion qu’il est important de dissiper, est fondée
sur l’opinion avantageuse qu’on a de certaines actions extraordinaires.

C’est ainsi qu’on a dressé des Autels aux forfaits d’un Alexandre
et d’un César, dont l’ambition démesurée avoit bouleversé l’Univers.
Subjuguer des Nations, mener des Rois captifs, les trainer enchainés
comme des esclaves, répandre par tout le carnage et l’horreur; sont
des crimes que l’on a consacrés sous le nom de Vertu à la honte
de l’humanité.

On a vu de nos jours de ces Princes ambitieux, courir à la
Monarchie universelle, et chercher à s’aquerir le nom de Grand
en marchant sur les traces de ces Tyrans, tantot par des actes de
valeur qui tenoient de la férocité, tantôt par le vain étalage
d’une Magnificence excessive, tantot enfin par des victoires arrosées
des larmes et du sang de leurs plus fidéles Sujets. Ils croïoient se
couvrir de gloire, mais les louanges qu’on leur a donné étoient
un hommage forcé, qu’on rendoit moins à leur personne, qu’au
pouvoir dont ils étoient revétus.

La véritable Grandeur moins présomptueuse porte avec elle
un caractère de modestie, qui la rend infiniment recommanda=
ble. Salluste a dit de Caton l’ancien que plus il fuioit la gloire
et plus elle s’empressoit à le suivre. «Quo minus Gloriam pete=
bat, eo magis illum assequebatur.
»

La Grandeur mondaine peut éblouïr pendant quelque tems,
mais il vient un tems ou l’on en juge de sang froid et sans pré=
vention, en l’estimant selon son juste prix; Il en est de même de
ces actes de Vertu dictés par la vanité, le caprice, ou l’ostentation;
comme ils partent d’un principe vicieux, ils ne sauroient procu=
rer une solide gloire; Il faut un plan suivi et soutenu; il faut
du Systhème dans les vues, dans les motifs et dans le but qu’on se
propose; En un mot il faut s’attacher à la Vertu pour l’amour de
la Vertu même, et indépendamment des utilités qu’elle procure.

C’est donc dans un attachement invariable au bien que
/p. 146/ consiste la véritable Grandeur. Si cela est, pourquoi regarde-t-on la Gran=
deur comme un privilège réservé à ceux qui sont dans l’élévation et dans l’a=
bondance? Tous les Hommes ne peuvent-ils pas y aspirer et y parvenir?
Ce n’est point le Théatre sur lequel on est monté qui fait le grand Homme,
C’est la noblesse des Sentiments, la grandeur d’Ame et l’usage qu’on fait
de ses Talens. N’a-t-on pas vu de grands Hommes sortir du sein de la
pauvreté, se faire jour par leurs Vertus, et s’élever par leur mérite au
plus haut degré de Gloire? Tant de Philosophes qui ont fait leur tout
de l’étude de la Sagesse, et qui pour s’y donner tout entiers ont renon=
cé aux plaisirs, aux richesses, aux dignités, sont-ils moins Grands que ceux
qui ont adoré les faveurs de la Fortune? La Renommée ne les a-t-elle
pas tiré de l’obscurité à laquelle ils s’étoient condannés; pour les couron=
ner de gloire, et transmettre à la Postérité la plus reculée la mémoire
de leurs Vertus?

Tout Homme peut aspirer à cette espèce de gloire, d’autant plus soli=
de, que les motifs sont plus légitimes et plus épurés:

On a donné avec raison des éloges à ces Hommes illustres qui après
avoir bien mérité de la Patrie, ont généreusement refusé les honneurs
qu’on leur décernoit, ou par délicatesse, ou par une sage défiance de leurs
lumières. Il n’en est pas ainsi de ceux qui poussés par une ambition dé=
mesurée courent aux grands établissemens: en cherchant la Gloire, ils
courent à leur ruïne.

Has optata diu exegit gloria poenas.

La véritable Grandeur se forme de l’assemblage d’une multitude
de bonnes Qualités. Plus on les perfectionne et plus on a de Droit à la
solide Gloire. Aussi faut-il convenir que ceux qui conservent, au mi=
lieu des faveurs de la Fortune, une Vertu sans tache, méritent un
beaucoup plus haut degré de Gloire: Il est plus difficile qu’on ne pen=
se de conserver son innocence et sa dignité dans un Poste élevé. Une
situation brillante éblouït et l’on perd aisément de vue les Maximes de
la Droiture, de la Sagesse, et de la Modération. La Vertu la plus affermie
n’est pas à couvert des piéges de l’intérêt et de la flaterie,

- - - - - - - - - - - - - - - «In tali Fortuna
Non licet esse viros, nam prodiga corruptores
Improbitas audet ipsos tentare Parentes

Nouveau motif pour les Grands à redoubler leur attention et leur cou=
rage, pour surmonter tous les obstacles qu’ils rencontrent dans le chemin
de la Gloire. Plus on a d’ennemis à vaincre, plus la victoire est glorieuse.

/p. 147/ Tous les Hommes envisagent le repos comme un des caractères les plus
essentiels de la felicité; mais les passions qui les aveuglent sur leurs vérita=
bles intérêts les déterminent à se reserver cette satisfaction pour la fin de leur
Vie. Le présent (dit Pascal) n’est point notre but, le passé et le présent
sont nos moïens, et ainsi nous ne vivons jamais. Ce n’est pas l’état pré=
sent de l’Homme qui le satisfait, c’est l’espérance d’un bien imaginaire
qu’il voit dans l’éloignement. Pyrrhus se proposoit de jouïr du repos a=
vec ses Amis, dès qu’il auroit conquis une partie du Monde: Cyneas lui
conseille d’avancer son bonheur en jouissant dès lors de ce repos; Mais
Pyrrhus n’eut garde de le faire. La véritable Grandeur procure cet avan=
tage; elle substitue au tumulte des Passions un calme heureux qui dis=
pose le cœur de l’Homme à gouter la douceur du repos.

Rassemblons ici les caractères qui font d’un Souverain un grand
Homme. C’est celui qui reconnoissant l’immense Supériorité de l’Etre
Suprème se soumet à ses Loix et les rend respectables par son exemple,
dont le principal objet est le bonheur de ses Sujets; qui religieux sans
superstition; noble sans orgueil; généreux sans prodigalité; oeconome sans
avarice; affable sans bassesse; ami de la Vérité et de la Vertu; modeste
dans la prospérité et ferme dans les disgraces est toujours disposé à
remettre son autorité entre les mains du grand Maitre dont il tient
son administration. Pour lors il regne dans les cœurs de ses Sujets, ils
s’empressent à l’envi à affermir son autorité, les éloges qu’ils donnent
à sa Vertu sont sincères, et passent à la Postérité. C’est une satisfacti=
on à laquelle un cœur bienfait peut et doit être sensible. Rien ne
me touche plus, disoit Pline, qu’une réputation à l’épreuve du tems.
Rien ne me paroit plus digne d’un Homme, sur tout de celui qui n’ai=
ant rien à se reprocher, vit tranquille sur les jugemens de la Pos=
térité. «Me autem nihil aeque ac diuturnitatis amor et cupido solli=
citat, res homine dignissima, praesertim qui nullae conscius culpae, me=
moriam Posteritatis non reformidat.
»

Un motif si noble nourrit l’émulation et le gout de la Vertu,
il inspirera du courage et donnera des forces pour travailler
avec succès au bien de la Société.

Quelle Gloire ne s’aquiert point un Souverain qui aïant à four=
nir une carrière si laborieuse remplit avec distinction toutes les parties de
son Devoir? Qui peut douter que la recompense qui l’attend ne soit proportion=
née à ses pénibles travaux? C’est aussi la grande fin qu’il doit se proposer; la Gloire
qui l’environne ne doit être pour lui qu’une foible image de cette solide Gloire qui
/p. 148/ est réservée à la Sagesse et à la Vertu.

Ce qui rend la définition des caractères de la Grandeur difficile; c’estSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
qu’on y emploie des principes trop détournés. Il me semble que ces deux rou=
tes sont les seules naturelles. La 1ere d’examiner la nature des sentimens
que la vue d’un Héros, d’un grand Homme fait naitre chez nous. Ces senti=
mens mélés d’admiration & d’estime nous apprendront bientôt que la
Grandeur consiste dans des Qualités grandes, éminentes, utiles ou agré=
ables, et propres à celui qui en est revêtu; et que plus elles seront pous=
sées loin, et plus elles mettront celui qui les possède, en état de nous pro=
curer quelque avantage ou quelque agrément, plus elles exciteront
chez nous ce mélange de sentimens d’admiration & d’estime. D’où l’on
peut conclurre, comme je le fis dans une Assemblée précédente, que
l’Amour du Bien public est de toutes les Qualités celle qui contribue
le plus à la Grandeur.

Une autre route, c’est de considérer quelle est la destination de
l’Homme, parce que nous ne pouvons douter que la fin à laquelle le
Createur l’a destiné ne soit propre à le rendre aussi parfait, à le faire
briller autant que sa nature le comporte. Or cette destination de l’homme
étant de vivre en Société avec ses semblables, et avec l’Etre suprème: on
doit conclurre que les qualités qui le mettront le mieux en état de rem=
plir tous les devoirs auxquels cet état l’engage, sont celles qui font sa
plus grande perfection; telles sur tout, l’Amour du Bien public, la Cha=
rité, la Piété.

Il faut cependant distinguer entre l’état et la destination de
l’Homme pour cette vie, et son état dans la vie à venir; ce qui fait
que les connoissances qui feront sans doute partie de sa Gloire à
venir, ne contribuent pas à celle de la vie présente, qu’entant qu’el=
les sont une preuve ou effet de ce même Amour du Bien public.
Je le prouve par l’exemple des Apotres, et je prouve en même tems
la definition que j’ai donnée des caractères de la Grandeur, par ces
paroles de St Paul au XIII de la 1e Epitre aux Corinthiens, et
sur tout par l’exemple de notre Seigneur, qui quoiqu’en état
de briller, par toutes les Qualités tant extérieures; qu’intérieures,
n’a pourtant fait paroitre qu’un grand Amour pour les Hommes,
un grand zèle pour leur Bien; et un grand dévouement pour Dieu.

Le terme de Grandeur a différens Sens, suivant les différensSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
Sujets auxquels il peut être appliqué; et tout ces Sens peuvent être
traittés séparément. Un grand Prince, un grand Architecte, un grand
/p. 149/ Musicien, un grand Homme, dans tous ces cas le terme de grand dé=
signe des Talens de l’Esprit poussés à un haut degré. Les termes
de grand Homme marquent des Qualités d’Esprit et de cœur réunies.
C’est un bel éloge pour un Homme qui mérite ce titre parce qu’il
est rare qu’un grand Génie se trouve réuni avec les Qualités du
cœur.

On peut considérer la Grandeur ou par rapport au Sujet même
à qui on l’attribue, ou par rapport à ceux qui en sont les Témoins.
Dans le prémier cas la Grandeur d’une personne n’est autre chose,
comme nous l’avons dit, que les Qualités du cœur et de l’esprit ré=
unies dans cette Personne; Si on la considère par rapport à ceux
qui en sont les Témoins, c’est le jugement qu’ils portent qu’un
Homme possède ces Qualités.

Ces deux espèces de Grandeur ont un prix bien différent; l’une
est réelle, et l’autre n’est qu’imaginaire. On en sentira bien la
différence, si on se demande à soi même, Qu’est-ce qu’on préfére=
roit de la bonté des actions, ou du lustre qui en revient par le
suffrage des autres? On ne balance point à juger que son propre
suffrage est préférable à celui des autres. La bonté des actions, l’u=
sage que l’on fait de ses Talens entrainent nécessairement après
eux l’approbation de la conscience, et le témoignage de Dieu.
Ce sont encor là deux caractères distinctifs de la Grandeur. Si à
chaque entreprise qu’on forme, à chaque action qu’on fait, on
se demandoit qu’en pensera Dieu? cela dissiperoit les illusions
de l’Amour propre, et empécheroit qu’on ne prit pour la Grandeur
ce qui n’en est que l’ombre, qu’on ne préférât ce qui peut faire
naitre de grandes idées de nous dans l’esprit du Public, en un
mot éblouïr les yeux, à ce qui est véritablement bon, grand
et digne de l’excellence de notre nature, mais que ne nous
procureroit pas autant de louanges de la part des Hommes.

En général la Grandeur de l’Homme est intérieure, elle re=
side dans le cœur, elle consiste à se proposer constamment de rem=
plir tous ses devoirs, et à faire bien tout ce qu’il fait.

Le terme de Grandeur est un terme rélatif, il suppose uneSentiment de Mr le Lieutenant Ballival De Bochat.
mesure, une règle, avec laquelle on compare ce qu’on appelle Grand.
La plus grande Grandeur est celle qui est égale à la Règle. On n’au=
ra jamais une idée précise d’une grande Action, à moins qu’on ne la
compare avec la Règle.

/p. 150/ Mais quelle sera cette Règle à laquelle nous devrons comparer
un Homme pour savoir s’il mérite le nom de Grand. Cette Règle ce
sont tous les Devoirs que nous sommes appellés à remplir dans toutes
les circonstances ou nous pouvons nous rencontrer: & la Grandeur se
trouve dans l’exact accomplissement de tout ce qui nous est prescrit
et dans l’application constante à faire tout ce que nous croïons être
le meilleur dans tout ce à quoi nous sommes appellés.

Quand nous connoissons pourquoi nous sommes appellés à ces
devoirs, nous pouvons voir pourquoi nous sommes Grands lorsque
nous les remplissons: La connoissance des raisons pour lesquelles
Dieu nous a imposé ces Devoirs détruiroit toute diversité de senti=
mens sur l’idée du Grand. C’est là une ouverture par le moïen de la=
quelle on pourroit les concilier.

La Grandeur, c’est le jugement que les Hommes portent de nos
actions comparées avec la Règle, jugement qu’ils expriment par les
louanges qu’ils donnent; quand donc ce jugement décide de la parfaite
conformité de nos actions avec la Règle, que la Louange est poussée
au plus haut degré, c’est là ce qu’on appelle Grandeur. Par ou l’on
voit que la Grandeur est quelque chose d’extérieur, qu’elle est fondée
sur le jugement des Hommes. Ainsi elle ne nous éléve pas réellemens
par elle-même, elle ne nous change point; elle n’est considérable;
elle n’est avantageuse, qu’autant qu’elle est un témoignage vrai
et solide des vertus que nous possédons, et c’est en aquerant des
vertus et en les perfectionnant chaque jour que nous devons travail=
ler à mériter le titre de Grand.

On a tort de critiquer la définition vulgaire de la Grandeur, ilSentiment de Mr le Conseiller De St Germain.
faut suivre l’usage dans l’application qu’on fait des mots & dans la
signification qu’on leur donné. On donne le nom de Grandeur dans
le monde à l’élevation que procurent, la naissance, l’autorité, les
richesses &c. Nous pouvons donc suivre en cela l’usage, dans l’idée
cependant, que cela ne corrompra point notre cœur, et ne nous
portera pas à rechercher ces objets: Que Louïs XIV soit grand
par ses conquêtes, par l’étendue de son pouvoir, par sa dépense
en batimens &c. cela ne doit point influer sur nos desirs. Nous de=
vons seulement nous confirmer dans nos devoirs, et nous proposer
pour but de les remplir exactement. Quoique les hommes conduits
par leurs préjugés regardent comme Grand celui qui a de la nais=
sance, beaucoup de richesses, cela ne doit nous les faire souhaitter, ni
rechercher, nous souvenant de ce beau mot de Longin. Il n’y a point de
/p. 151/ Grandeur dans une chose que la Grandeur d’ame nous porte à
mepriser.

Sentiment de Mr le Professeur d’ApplesLe terme de Grand est un terme rélatif, en Morale com=
me en Géométrie. Il n’y a que Dieu seul qui possède toutes les
Perfections dans un degré infini, qui par conséquent n’est capa=
ble d’aucune augmentation. Il est tellement élevé au dessus de
tous les Etres qu’ils disparoissent, ou qu’ils sont comme le néant,
quand on les compare avec lui. C’est cependant en Lui qu’on prend
l’idée de la Grandeur qu’on peut mériter.

La Grandeur est donc le sage et légitime usage de ses
Facultés & de ses Perfections dans quelque circonstance qu’on puis=
se se rencontrer. Pour s’en faire une juste idée, il faut considerer
sa destination sur cette Terre et les Facultés dont Dieu nous a
doué. Les Facultés que nous avons sont des moïens & des secours
que Dieu nous a donné pour parvenir au but pour lequel il
nous a destiné: les emploïer à cet usage, c’est être Grand. Cette
idée de la Grandeur est indépendante du jugement des Hommes
qui suit cependant pour l’ordinaire, & qui ne manque pas de
rendre justice à un homme qui se conduit si sagement.

Si les richesses, les Dignités, la Noblesse ne donnent pas par
elles mêmes une solide Grandeur, elles ne l’excluent pas non plus, et
n’y sont pas en obstacle. Ce sont au contraire des circonstances
dont on peut faire un légitime usage. Un Homme, par exemple,
qui possède de grandes richesses a beaucoup plus de moïens pour
aquerir des connoissances, & pour faire du bien qu’un Homme qui
en manque. Un Prince encor a bien des secours pour éclairer son
esprit & pour sanctifier son cœur; il peut aussi contribuer d’une
manière bien efficace au bonheur du Genre humain, par son
exemple, par les sages qu’il établira, et qu’il aura soin de faire
bien observer, il peut contribuer aux progrès de la vertu, en ho=
norant les personnes vertueuses, et un marquant un grand éloi=
gnement pour ceux qui s’en écartent. Bien loin que ces choses
soient un obstacle à la solide Grandeur, elles sont au contraire
des moïens pour y parvenir, et elles servent aussi à la rendre
plus brillante que quand on est dans un état mediocre. Mais
il faut pour cela qu’on en fasse un bon usage. Sans cela elles
ne font que relever la Honte et l’ignominie de celui qui les
possède.

Après avoir resumé ce qui a été dit, Monsieur le RecteurSentiment de Mr le Recteur Polier.
/p. 152/ a établi, que quoi qu’il reconnoisse la vérité de tout ce qu’on a dit
sur le solide mérite de l’Homme, cependant il croit que ce n’est pas
là ce qu’on entend par le terme de Grandeur. Le mérite & la ver=
tu en sont le fondement, et sans vertu il n’y a point de grandeur
réelle et véritable; mais le terme de Grandeur exprime l’idée
que les Hommes en ont, et le jugement qu’ils en portent, lorsque
nous comparant avec d’autres, ils trouvent que nous les surpassons.

L’Homme peut être considéré sous deux faces, ou en lui même
ou par rapport aux autres: envisagé en lui-même on ne peut pas
dire qu’il soit grand; envisagé par rapport aux autres les juge=
mens varient selon les circonstances. Envisagé dans son origine
il est semblable à toutes les autres créatures. Envisagé dans ses
Facultés, il n’a rien à se glorifier, il a tout receu. Considéré par
rapport au but ou il doit tendre, il ne doit pas s’en glorifier, il
ne se l’est pas proposé lui-même.

La Grandeur doit avoir pour fondement quelque chose qui
appartienne en propre à l’Homme, & il n’y a rien qui lui appar=
tienne, ni qui soit à lui que l’usage libre qu’il fait de ses Facultés.
C’est ici qu’il commence à s’étendre. Si l’usage qu’il en fait est bon, et
qu’il réponde au but de sa destination, il s’élève, et il jette les fondemens
de sa Grandeur. Que les Hommes en soient les témoins, qu’ils en ju=
gent, ou qu’ils n’en jugent pas, il a toujours un mérite réel qui le
distingue.

Les Facultés de l’Homme sont l’Entendement & la Volonté. Plus
il aura de connoissances, d’idées justes des choses, plus aussi il donnera
d’étendue à son Entendement. Mais il faut remarquer ici, que les
connoissances les plus sublimes ne perfectionnent pas toujours le
plus l’Entendement; il n’y a que les connoissances qui se raportent
le plus à notre situation et à notre bonheur, en un mot les plus
utiles, qui nous donnent de la Perfection. C’est par là que les connois=
sances des Apotres sont infiniment au dessus de celles des Philosophes.
Les prémières tendent toutes à nous rendre plus heureux, et celles des
Philosophes ne sont pour la plupart, et même toutes celles qu’on
regarde comme sublimes que des spéculations que l’on peut entié=
rement ignorer, ou que l’on peut toutes connoitre sans que cela
ni augmente, ni diminue notre félicité. La grandeur des connois=
sances ne se tire donc pas de leur sublimité, mais de leur certitude
& du rapport qu’elles ont avec notre bonheur.

La seconde Faculté de l’Homme c’est sa Volonté; cette Faculté
/p. 153/ s’étend, lorsqu’elle se soustrait à la tirannie des passions, qu’elle
peut se déterminer ce que l’Entendement lui montre être le meil=
leur, lorsqu’elle est soumise à Dieu.

L’idée de Grandeur se tire donc du bon usage de nos Facultés &
de l’application que nous avons à y faire des progrès.

Si au mot de Grandeur on avoit substitué celui de Perfection,
cela auroit concilié les sentimens. De la Perfection nait la Gloire
ou la Grandeur, quand cette Perfection se manifeste aux yeux des
Hommes. Ainsi on ne donnera le nom de grand Capitaine qu’à un
Homme qui aïant à commander une Armée fera voir par sa con=
duite, qu’il a les Lumières, la présence d’esprit, et le courage necessai=
res; on n’attribuera le titre de grand Politique qu’à un Homme qui
se trouvant dans des circonstances à donner de bons avis, ou à négo=
cïer quelque entreprise, montrera qu’il a la pénétration et la
prudence nécessaires pour réussir. La Grandeur est donc la Per=
fection manifestée aux yeux du Public.

Il est difficile, a dit Monsieur le Bourguemaistre Seigneux,Sentiment de Mr Le Bourguemaistre Seigneux.
de donner une idée précise de la Grandeur, à cause du grand nombre
de sujets auxquels elle est applicable, et parceque ce terme est réla=
tif. En général la Grandeur consiste dans l’élévation de nos senti=
mens et de nos Facultés, à proportion du rang que chacun tient
dans la Société. Quoique nous aïons receu ces Facultés, cependant
les connissances que nous aquerons par leur moïen sont à nous.
elle sont notre ouvrage, puisqu’il nous étoit libre d’en faire cet u=
sage; et qu’il nous faut emploïer bien des soins, des travaux et des
peines pour les aquerir.

Nous ne parvenons pas tous aux mêmes connoissances, parceque
nous n’avons pas tous les mêmes Talens, mais quelque Talent qu’on
ait, si on le cultive comme il faut, ils procureront une égale satis=
faction à ceux qui en sont revétus, et ils attireront les uns et les
autres l’estime et l’approbation du Public; car il y a plusieurs sor=
tes de Grandeur. La Grandeur ne peut pas être confondue avec
la Perfection et la Vertu; l’une est intérieure, et l’autre est ex=
terieure. Dailleurs toute action vertueuse n’élève pas à la Gran=
deur, mais seulement celles qui peuvent se manifester au dehors,
et même d’une manière éclatante & propre à attirer l’attention
et l’admiration des Hommes. La Grandeur est donc une mani=
festation, non de quelques actions, mais d’une suite d’actions bonnes
vertueuses, brillantes, et qui fait l’éclat.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée XII. Sur la véritable grandeur », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 02 février 1743, vol. 1, p. 135-153, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/444/, version du 24.06.2013.
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