Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée X. Sur l'utilité de l'histoire par rapport à un souverain », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 19 janvier 1743, vol. 1, p. 120-130

Xe Assemblée.

Du 19e Janvier 1743. Présens Messieurs DeBochat,
Polier, Seigneux Assesseur, DeCaussade, DuLignon, D’Apples,
DeSaint Germain, De Cheseaux fils, et Monsieur le Major
Sturler.

Messieurs. La lecture du Discours de Mr Rollin sur laDiscours de Mr le Comte.
grandeur & la solide gloire, vous a donné lieu de faire grand
nombre d’excellentes réflexions, dont je vais tacher de faire le précis.

Quoiqu’il n’y ait que Dieu seul qui soit véritablement
Grand, cependant les Hommes peuvent aquerir une grandeur
et une gloire proportionnée à leur état d’imperfection; et non
seulement ils le peuvent, mais de plus ils le doivent, sur
tout ceux que Dieu a placés dans un rang élevé, tels que sont
les Souverains.

Tout ce qui est extérieur à l’Homme ne donne pas une
véritable grandeur, telles sont, par exemple, les richesses, les
/p. 121/ batimens, les ameublemens, la naissance et d’autres choses de
cette nature.

La grandeur de l’Homme consiste dans ces trois choses.

1° A faire un bon usage des Talens que Dieu lui a donné, à
remplir son esprit de connoissances, & a domter ses passions. 2°
A régler ses actions sur ses connoissances, et à remplir tous ses
Devoirs. Cela procure déja l’estime et l’approbation des Hommes.

3° Enfin s’il faut faire beaucoup d’efforts pour remplir tous
ses Devoirs; s’il sacrifie son repos, ses biens & sa santé pour pro=
curer l’avantage des Hommes; et si l’on se soutient dans cette
conduite, alors on est véritablement Grand: l’estime que les Hom=
mes auront pour lui s’augmentera, et il jouira d’une solide gloire.

Monsieur le Comte aïant souhaitté, Messieurs, queDiscours de Monsr DuLignon sur l’utilité de l’Histoire par rapport à un Souverain.
j’eusse l’honneur de vous entretenir de l’utilité de l’Histoire et
des avantages qu’un Souverain en peut retirer
, j’aurai
l’honneur de vous dire, ce que je puis avoir pensé et lu sur cette
matière.

L’on a défini l’Histoire, une narration continuée et exac=
te des choses vraïes, grandes et publiques, écrite avec jugement &
éloquence pour l’instruction des Particuliers et des Souverains, et
pour le bien de la Société civile.

Dénis d’Halicarnasse l’appelle une Philosophie par des e=
xemples; Cicéron la nomme le témoin des tems, la lumière de la
vérité, la vie de la mémoire, la Maitresse de la vie, et qui nous
apprend les choses anciennes. L’Histoire nous conduit, comme
par la main à la connoissance de tout ce qui a été créé; à l’o=
rigine et au progrès des Arts et des Sciences; à l’établissement
des Sociétés; à la fondation des Monarchies, et à l’établissement
des Loix. Cicéron de Oratore, Cap. 34 dit, que d’ignorer ce
qui s’est passé avant que nous fussions nés, c’est être toujours
Enfans. Il convient à l’Homme de connoitre les actions et les
moeurs des Hommes. Et de quelle utilité n’est pas l’Histoire
pour nous confirmer dans la Religion? Elle nous en fait voir
l’origine et sentir l’utilité. En lisant l’Histoire, il semble que
nous voïageons par toute la Terre; nous y apprenons à con=
noitre les différentes Nations, les différentes coutumes, et les
/p. 122/ differentes Loix. Nous nous lions avec des Hommes de différens Siécles,
et nous nous guérissons de l’entêtement que nous pourrions avoir pour
les coutumes des Païs, ou nous sommes nés. Que si la lecture de l’His=
toire ne forme pas en nous, les sentimens de probité et de vertu, elle
leur donne de nouvelles forces, par les exemples bons et mauvais qu’elle
nous présente.

Un autre de ses avantages, c’est qu’elle supplée à l’expérience; elle
nous fait connoitre les différens caractères des Hommes, leurs différens
tempéramens, leurs divers penchants, et combien ils diffèrent les uns des
autres, soit parce qu’ils sont nés en divers Climats, soit par la différen=
te éducation qu’ils ont receu, ou suivant leurs âges, leur genre de vie,
et autres circonstances. D’où l’on peut apprendre ce qui a engagé
les Hommes à se conduire d’une telle ou telle manière; comment l’on
doit se conduire avec eux, et les motifs qui les peuvent faire agir; ce
que nous en pouvons espérer, et ce que nous en devons craindre.

Mais l’étude de l’Histoire est plus utile aux Souverains qu’aux
autres Hommes. Eux qui sont chargés du soin de gouverner les
Peuples, que la Providence a confiés à leurs soins; ils y appren=
dront par des exemples, comment ils doivent conduire leurs Sujets,
qu’ils doivent regarder comme leurs Enfans; le bon ordre qu’ils
doivent établir dans leurs Etats, pour les faire fleurir; la maniè=
re dont ils doivent se conduire en paix et en guerre avec leurs
Voisins, dont ils ne doivent pas s’attirer imprudemment la haine;
à connoitre les Personnes qu’ils doivent emploïer, et ce à quoi
ils sont les plus propres; ils verront par la lecture de l’Histoire,
combien de maux se sont attirés les Souverains qui se sont
abandonnés aux Flatteurs, et à des Favoris dont ils se croioient
aimés, parcequ’ils flattoient leurs passions, et applaudissoient à
leurs caprices, et ils y apprendront que les Souverains sont à
plaindre quand ils se repaissent d’encens.

Les Souverains verront par l’Histoire, que ceux de leur
rang, qui ont négligé de craindre Dieu, d’aimer la Religion,
et d’en suivre les préceptes, ont souvent éprouvé les plus fâcheux
revers, ou  de la part de leurs ennemis, ou de la part de leurs Sujets.
Sans m’étendre sur des exemples anciens, sans parler de ces Monstres
dont l’Histoire ancienne nous fait le portrait, l’Histoire moderne nous
/p. 123/ fournit assés d’exemples de la triste fin de quelques mauvais
Souverains, qui ont péri malheureusement et ont fait une fin
digne de leurs crimes. Un Jaques V Roi d’Ecosse, empoisonné: Une
Reine d’Ecosse, dont la vie avoit été une suite continuelle de
crimes, meurt sur un échafaut: Le Pape Alexandre VI le plus vi=
cieux et le plus mauvais de tous les Hommes périt du poison
qu’il avoit préparé pour des Cardinaux dont il vouloit se défai=
re: Christierne II Roi de Dannemarck fut chassé de ses Etats
pour ses horribles cruautés, et après avoir erré pendant dix ans,
voulant remonter sur le Trône, il fut pris, mis en prison, ou il
demeura 27 ans.

Un Souverain apprendra par l’Histoire, que, s’il se gou=
verne par les idées de la Sagesse et de la Vertu, s’il ne fait rien
contre les Loix; que si au contraire, il les fait observer, et qu’il
les observe lui même, il sera aimé de ses Sujets; il s’établira une
réputation solide; et ne craindra point les jugemens de la Postérité.

Antiochus III déclara à ses Sujets, que s’il ordonnoit par ses
Lettres quelque chose de contraire aux Loix, qu’ils ne devoient
pas plus y obéir, que si ces Lettres avoient été écrites à son in=
su.

Un Souverain doit être libéral, mais non prodigue: si l’a=
varice fait mépriser un Particulier, combien plus fera-t-elle
tort à un Souverain? L’avarice et la profusion sont des pestes,
dit Tite Live, qui ont renversé les plus grands Empires. Toutes
les richesses qu’a un Souverain, dit Guichardin, ne lui sont
données que pour les distribuer aux autres. La prodigalité, dit-il,
dans un autre endroit, est louée par des gens peu judicieux, puis=
qu’elle est ordinairement accompagnée de la rapacité, et que plus
de Gens soufrent de maux d’un Prodigue, qu’il n’y en a qui pro=
fitent de ses bienfaits.

Une chose sur quoi l’on a loué les Empereurs Théodose, Julien
et Constantin, a été, cette facilité à écouter tout le monde. Une
partie des malheurs de Charles VIII en Italie vinrent de ce qu’il
négligeoit de répondre aux plaintes qu’on lui faisoit, et qu’il ren=
voïoit tout à ses Ministres, qui, ou par manque de lumières, ou
par des motifs sordides d’intérêt, ne mettoient ordre à rien, et
/p. 124/ empéchoient souvent que l’on portât ses plaintes au Roi.

Un Souverain doit écouter les plaintes de ses Sujets, et doit leur répon=
dre: Mais il doit bien se garder, de blesser ou d’offenser ceux à qui il ré=
pond, ou ceux à qui il ordonne.

Si les mauvais Souverains, ces Hommes nés pour le malheur du
Genre humain, ont été détestés et le sont encore, quelle estime, quel
respect, quelle vénération ne doit-on pas avoir pour les bons, dont
l’Histoire nous parle? De Titus, qui par ses vertus et sa bonté fut sur=
nommé les Délices du Genre humain. De Trajan qui aimoit si fort à
rendre justice à ses Sujets, qu’il descendit de cheval, quoique pressé de
partir pour une expédition de guerre, et s’arrêta pour rendre justice
à une femme qui la lui demandoit. De Theodose Le Grand: De Fran=
çois prémier, le Restaurateur des Sciences. D’Henri IV, qui répétoit
souvent, et qu’il mettoit en pratique, que pour régner comme il faut,
il n’est pas à propos de faire tout ce qu’on peut; qui écoutoit avec pa=
tience les remontrances de ses Sujets et des Parlements, et considé=
roit ses prérogatives, comme ne lui aïant été données que pour l’a=
mour de ses Sujets. De Gustave Adolphe Roi de Suède, du grand
Guillaume Electeur de Brandebourg, qui joignoit à une grande va=
leur, et à beaucoup d’habileté, une solide piété, et une charité extrème.

Je crois, Messieurs, que ces exemples que je vous ai cité, suffisent
pour faire sentir à un Souverain l’utilité qu’il tirera de l’étude
de l’Histoire. J’aurois fort voulu, avoir plus de lumières pour trait=
ter ce sujet plus dignement, et je serai charmé, Messieurs, de pro=
fiter de vos savantes et judicieuses réflexions.

Sentiment de Mr le Recteur Polier.Monsieur le Recteur Polier trouve que la definition de l’His=
toire que Monsr DuLignon a donnée demande quelque explication.
Elle doit être écrite avec fidélité & avec éloquence. L’éloquence est
de trop, si l’on entend par là les ornemens et les graces du stile, ce
tour délicat, cet arrangement des mots qui est propre à charmer.
Mais si par l’éloquence on entend une manière d’écrire juste, pré=
cise, claire, nette, elle peut être admise & non autrement.

Dans l’Histoire il faut distinguer deux choses, les Faits et
les Réflexions. Les réflexions ne sont pas proprement l’Histoire,
cependant c’est ce qu’il y a d’instructif & d’utile. Si l’Historien
fournit toutes les réflexions ou seulement les principales, cela
/p. 125/ épargne bien de la peine à ceux qui lisent l’Histoire: alors les réfle=
xions sont ce qui instruit. Elles dévelopent les maximes de la Politique,
de la Morale & de la Religion, elles dévoilent les avantages réels de
ces Sciences, et aprennent à s’en former de juste idées. Si on pouvoit
démèler les véritables motifs des actions, l’Histoire seroit encor plus u=
tile qu’elle ne l’est. Mais la plus grande utilité de l’Histoire, c’est la
connoissance qu’elle donne à chacun de son propre cœur, et du cœur
de l’homme en général, ce que l’on peut aquerir en s’apliquant à
reconnoitre les diverses passions des hommes, et les influences que
elles ont sur leurs jugemens & sur leur conduite, la manière dont
elles s’insinuent dans le coeur, comment elles le tournent et le
tournent à leurs fins. Par là on peut plus aisément être en gar=
de contre les mouvemens de son cœur, et ne pas se laisser éblou=
ir par le voile imposant et séducteur dont ils se masquent.

Si en étudiant l’Histoire on se borne à se charger la mémoireSentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.
de faits, de noms et de dattes, elle n’est d’aucune utilité; au contraire
elle occupe un tems précieux qu’on pouroit emploïer plus utilement
à d’autres études propres à former l’esprit et le cœur. Si on joint
les réflexions aux faits, alors encore n’aura-t-elle rien de plus avan=
tageux que l’attention à ce qui se passe journellement parmi les
personnes qui nous environnent.

Monsieur DeBochat a dit que pour bien juger si l’Histoi=
re est utile, il faut commencer par établir l’état de la Question. Si
on prouve que l’étude de l’Histoire procure un grand nombre d’a=
vantages qu’on ne peut tirer d’ailleurs, on sera obligé de convenir
qu’elle est utile. Pour le démontrer considérons l’homme simple=
ment comme homme. L’Homme a besoin de procurer des Lumières
à son esprit, de la santé à son corps, et avec tout cela de procurer
à son ame des sentimens agréables et de prévenir les désagréables
ou de s’en délivrer s’il les éprouve. L’Histoire fournit tous ces
avantages. Elle éclaire l’esprit; elle lui donne de la pénétration, et
de la prudence, en découvrant les causes des bons et des mauvais
succès d’un grand nombre d’événemens. Elle donne l’origine des
Arts & des Sciences; elle met devant les yeux les progrès qu’ils ont
fait; elle apprend les principales et les plus importantes découvertes
qu’on a fait dans chacun; et nous met par là en état d’en profiter.
/p. 126/ Je ne veux pas dire par là que l’Histoire enseigne ces Sciences, mais
simplement qu’elle annonce les découvertes, les expériences, les in=
ventions qui y ont été faites, et qu’elle en publie assés pour nous
mettre en état d’en tirer du secours, ou tout au moins pour nous
indiquer ou nous pourons nous en instruire plus à fond. Or on
ne parviendra jamais à aquerir ces connoissances sans l’étude de
l’Histoire. Au reste sous les Arts & les Sciences, j’y comprens la Phy=
sique, la Médecine, les Mathématiques &c.

On conviendra encore que l’Histoire du cœur humain est infini=
ment nécessaire. Les passions dont il est susceptible, les ressorts qui
le font mouvoir, les motifs qui le déterminent, les caprices même
auxquels il est sujet, tout cela est important à savoir, pour pouvoir
nous conduire d’une manière propre à prévenir les mauvais desseins
qu’on peut avoir contre nous, et qui plus est à engager les autres
hommes dans nos intérêts. Si nous ne soupçonnons pas la manière
dont on peut en user à notre égard, nous ne pourons pas nous pro=
curer ce dont nous avons besoin. Les exemples dévoilent l’allure
du cœur, on le pénètre, on le gagne, ou on s’en garantit. Or il n’y
a que l’Histoire qui nous apprenne tout cela.

Considérons encor l’homme comme dirigeant les autres. Si
nous avons besoin de connoitre le cœur de l’homme, pour nous con=
duire nous mêmes; cette connoissance nous devient bien plus néces=
saire, lorsque nous sommes obligés de diriger une multitude d’hom=
mes, de caractères, de mœurs, de génie, d’inclinations différentes, pour
la faire concourir à une même fin. Or il n’y a qu’une connoissance
étendue du cœur de l’homme qui puisse apprendre cela. Quoique
les Hommes se ressemblent, les moïens par lesquels l’homme par=
vient à ses fins, sont si variés qu’une seule attention à ce qui se
passe ne peut pas suffire pour nous apprendre à les démèler. Il est
impossible à un homme de se procurer cette connoissance et cette
pénétration nécessaires sans le secours de l’Histoire; l’expérience
de chacun est trop bornée.

Plus on connoitra donc de faits détaillés, circonstanciés, et plus
on aura de ces connoissances. Voila pourquoi un abrégé d’Histoire
est inutile; parce qu’il n’y a que les réflexions que l’Historien fait, ou
qu’il met en état de faire qui instruisent. Les Histoires les plus étendues sont
/p. 127/ les plus instructives: mais j’entens par Histoires étendues, non celles
qui raportent le plus de faits simplement, mais celles qui récitent un
plus grand nombre de circonstances de chaque fait, qui découvrent
l’enchainure des événemens, les causes et les effets de chacun.

Ceux qui enseignent l’Histoire doivent l’avoir étudiée à fond,
connoitre l’histoire non d’un Païs ou d’une Nation seule, mais pos=
seder aussi celle des Roïaumes voisins pour avoir l’enchainure des
faits. Quoiqu’il y ait peu de sujets sur lequel on ait plus écrit, que
sur la manière de lire l’Histoire, cependant elle a été peu exacte=
ment décrite. On ne trouve guères dans les Auteurs qui en ont par=
lé qu’un Catalogue plus ou moins long, des Historiens, et l’ordre
dans lequel il faut les lire, &c. Au lieu qu’ils devroient apprendre
à démèler les caractéres, à remonter des effets aux Causes, à découvrir
les ressorts politiques, les intrigues des Cours, le génie des Peuples &c.
L’Abrégé de l’Histoire universelle par Mr Bossuet est bon et utile
parce qu’il est rempli d’excellentes réflexions.

L’Histoire de l’Empire est très utile aux Princes d’Allemagne, de
même qu’aux Chefs des Corps de l’Empire et aux Membres qui com=
posent ces Corps. Ils y apprendront quels sont leurs Droits réciproques
et de voir si les Guerres fondées sur ces Droits sont justes ou injustes;
ils pourront décider par là s’il est de la Prudence d’entreprendre des
Guerres, ou si au contraire on est coupable d’imprudence, en les sou=
tenant, cette décision dépendant de la connoissance de la facilité, ou
de la difficulté de l’entreprise, des secours que chacun des Tenans peut
avoir, des ressources sur lesquelles il compte, des circonstances, ou cha=
cun D’eux se trouve, soit l’un avec l’autre, soit avec leurs Voisins.

L’étude de l’Histoire a été fort négligée dans les Universités
Catholiques de l’Empire, parcequ’il n’étoit pas de l’intérêt de leur
Eglise que l’on éclaircit grand nombre de faits passés dans les Siè=
cles précédens et de Droits qu’on s’est approprié. Mais aujourd’hui
ils ont senti l’avantage que les Reformés avoient sur eux à cet
égard, et ils commencent à revenir de leur préjugé.

Sentiment de Mr le Conseiller DeSt Germain.Monsieur DeSaint Germain a concilié les opinions de Messi=
eurs Polier et DeBochat, en disant que le prémier qui ne trouve
pas que l’étude de l’Histoire soit fort utile, n’a point parlé de l’o=
rigine des Arts et des Sciences, dont il reconnoit la grande utilité,
/p. 128/ il a seulement parlé de ce qu’on entend communément sous le nom
d’Histoire, ce qu’on enseigne sous ce titre; au lieu que Monsieur DeBo=
chat a montré les avantages de l’Histoire qui seroit écrite et ensei=
gnée comme elle devoit l’être. On peut dire en général que l’His=
toire est plus utile aux Princes qu’aux Particuliers, parce qu’elle
ne parle que de Princes et de Héros.

Pour que l’Histoire fut aussi utile qu’elle pourroit l’être, il
faudroit qu’elle fut écrite par un bon Historien. Or pour former
un Historien de cet ordre, il faut rassembler toutes les qualités
qui composent un honnête homme; sincérité, bonté de cœur, pro=
bité, habileté dans toutes les Sciences, pénétration, courage &c. Au=
tant que le commerce des honnêtes gens est préférable et plus utile
que celui des autres hommes, autant le commerce avec les bons His=
toriens est-il plus utile que celui de tous les autres Auteurs, parcequ’il
instruit & qu’il forme par exemple et non par préceptes. Aussi faut
il faire faire attention à un jeune homme au caractère de l’Historien qu’il
lit; on lui fera remarquer que De Thou est recommandable par sa pé=
nétration & son habileté, Rollin par sa probité, Rapin par son exac=
titude et ainsi des autres. Pour ouvrir l’esprit de celui qui s’applique
à l’étude de l’Histoire, il faut le questionner sur chaque fait qu’il
lit, et lui demander ce qu’il auroit fait dans tel ou tel cas, et quand
il aura décidé, comparer son jugement avec celui de l’Historien.

Une utilité des plus générales de l’Histoire, selon MonsieurSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
l’Assesseur Seigneux, c’est de satisfaire la curiosité naturelle à l’hom=
me, de l’occuper agréablement pendant quelques momens, de lui
servir de délassement après des occupations fatigantes. On se
tromperoit en croïant tirer toujours une utilité plus réelle de cha=
que Histoire particulière, par exemple, d’un Siège, d’une Négotiation,
parceque les Secrets du cœur, les desseins d’un Chef, les intrigues du
Cabinet demeurent assés souvent dans le secret, et sont inconnues
à l’Historien.

Une utilité plus grande de l’Histoire regarde les Souverains.
Ils ne voïent autour d’eux que de laches flatteurs; Gens qui pallient
leurs défauts, qui y applaudissent, qui portent quelquefois l’impu=
dence jusqu’à les louer; si on ne les approuve pas, du moins on ne les
blame pas, on se tait. L’Histoire apprécie les actions, et leur donne
/p. 129/ la juste estime qu’elles méritent: elle dépouille les Princes de cette gran=
deur qui éblouït, et porte un jugement impartial de leurs vices et de
leurs vertus, elle ose prononcer un arrêt sur leur mérite après leur
mort. Ils peuvent donc comparer leur conduite à celle des Princes dont
ils lisent l’Histoire; et connoitre le jugement que la Postérité porte=
ra d’eux et de leurs actions, et être portés par là à renoncer à leurs
égaremens, à leurs passions, et à se défier de ceux dont le commerce
peut les corrompre, et de ceux qui les flattent.

Monsieur le Baron DeCaussade croit que l’on peut aquerirSentiment de Mr le Baron de Caussade.
une grande habileté, beaucoup d’étendue d’esprit, et une profonde
pénétration en lisant l’Histoire; mais pour en venir là il faut l’étu=
dier avec une grande application, remonter des événemens aux Cau=
ses qui les ont produit, et de la connoissance des Causes prevoir les
effets qui en doivent naitre. Il en a cité pour exemple le Marquis
de Bedmar Ambassadeur d’Espagne à Venise; qui conjura contre cette
République: il s’étoit aquis une pénétration infinie, et ses décisions
toujours justes sur les évènemens étoient regardées comme des Ora=
cles. On trouvera son caractère dépeint dans l’Histoire de la Conju=
ration de Venise
écrite par l’Abbé de St Réal. Celui qui étudieroit
l’Histoire comme lui seroit en état de bien gouverner.

L’Histoire est un bon miroir pour connoitre la valeur des acti=
ons, elles y sont dépeintes toutes nues, et débarassées de tout ce qui
peut prévenir le jugement du Lecteur. Un Prince dans l’Histoire n’est
qu’un homme, il a perdu l’éclat qui l’environnoit, sa conduite est
dévoilée, et on peut en juger impartialement. Afinqu’un jeune hom=
me fasse des progrès dans cette étude, il faut lui mettre en main
un bon Catalogue d’Historiens.

Sentiment de Mr le Professeur d’Apples.Monsieur le Professeur D’Apples trouve que l’Histoire est uti=
le aux Souverains et à leurs Ministres. Que l’Histoire d’une Nation
est aussi utile aux Particuliers; parce que les passions étant les mêmes
chez tous les hommes et dans tous les tems, on peut apprendre à les
connoitre.

Il pense qu’une Histoire chargée de réflexions est moins utile
qu’une qui en a peu, mais bonnes. L’Homme n’aime pas la gêne;
une réflexion glissée adroitement s’insinue dans le cœur, une action
présentée avec force, frappe, émeut, entraine; le jugement du Lecteur
/p. 130/ paroit libre, il s’en applaudit. Mais si l’Historien charge son Ouvrage
de réflexions, qu’il décide; et qu’il paroisse vouloir entrainer les suffrages
de ses Lecteurs, il revolte; ou tout au moins le Lecteur languit, il n’est
point excité; il croit écouter les leçons d’un Maitre, il n’est plus attiré
par le plaisir, et regardant cette étude comme pénible, il se rebute,
et se livre à l’ennui.

Dans l’Histoire nous voïons les règles, et le succès des régles qui
les autorise. Dans la Morale, dans la Politique les régles peuvent
être contestées, elles sont sujettes à beaucoup d’exceptions, mais l’His=
toire en lève les difficultés, & ne donne aucun lieu aux exceptions; tous
les cas y sont déterminés.

L’Histoire bien écrite, décrit le cœur humain. Elle apprend aux
Princes de quels Ministres ils doivent se servir. Elle leur apprend non
seulement dans l’intérieur de leurs Etats, mais aussi avec leurs Voisins:
En nous décrivant la conduite des Papes, les maximes de leur Cour, la
resistance que les Etats lui ont fait, elle apprend aux Princes à se con=
duire avec les Papes. Il a cité, pour exemple la conduite du Pape
Paul V avec la République de Venise. L’Histoire en fournira grand
nombre de semblables exemples.

L’Histoire nous apprend, a dit Monsieur DeCheseaux le fils,Sentiment de Mr De Cheseaux le fils.
quelle est l’instabilité des choses humaines, elle en est une démons=
tration, et par là elle nous empéche d’y attacher nos cœurs, et nous
porter à rechercher des biens plus solides que ceux de cette vie.

Elle sert encor à établir la vérité de la Religion. Quand au=
jourdhui on nous donne pour vérités de la Religion des dogmes qui
revoltent, qui sont remplis de contradictions, on seroit disposé à
rejetter la Religion qui les enseigne: mais qu’on fouille dans l’His=
toire, qu’on l’étudie avec soin, et on trouvera que ces prétendus
Dogmes ne sont point de la Religion, qu’ils y ont été ajoutés par
les hommes; on découvrira le tems ou on les a introduit, et quels
en sont les Auteurs. Tels sont, par exemple, la Transubstantiation,
l’Infaillibilité du Pape & d’autres.

On est convenu de lire dans la huitaine des Lettres de
Mr Pope.

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intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée X. Sur l'utilité de l'histoire par rapport à un souverain », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 19 janvier 1743, vol. 1, p. 120-130, cote BCUL 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/437/, version du 22.06.2013.
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