Transcription

Société du comte de la Lippe, « Assemblée VIII. La balance du pouvoir en Europe », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 05 janvier 1743, vol. 1, p. 91-111

VIIIe Assemblée.

La huitième Assemblée s’est tenue le 5e Janvier 1743.
Présens Monsieur le Lieutenant Ballival DeBochat, Monsieur
le Boursier Seigneux, Monsieur le Professeur D’Apples, Monsieur
le Baron DeCaussade, Monsieur l’Assesseur Seigneux, Monsieur
DuLignon, Monsieur le Conseiller De Saint Germain, Monsieur
DeCheseaux le fils.

Messieurs. En recherchant l’origine de nos Devoirs vousDiscours De Monsieur le Comte.
vous êtes tous accordés à dire que l’idée de Devoir suppose une
Loi, et qu’il ne peut y avoir de Loi, à moins qu’il n’y ait un Supé=
rieur. Comme vous avez parlé des Devoirs communs à tous les
hommes, il faut aussi que le Supérieur soit commun à tous, et
vous avez dit que ce Supérieur c’étoit Dieu, qui est le Créateur
du Genre humain.

Vous avez aussi établi que pour savoir ce que Dieu deman=
de de nous, il faut travailler à le connoitre; que nous decouvri=
rons qu’il a eu un but en nous créant, et qu’il veut que nous
répondions à ce but, en faisant tout le bien, et le plus grand
bien dont nous sommes capables, pour l’avantage des hommes
avec qui il nous fait vivre.

Nous découvrirons, m’avez-vous encor dit, quel est ce bien
que nous devons faire en consultant notre Raison, qui nous
apprendra ce qu’il faut que nous fassions pour l’avantage des
autres & pour le nôtre propre. La connoissance des Perfections
de Dieu nous apprendra aussi à le respecter, à l’aimer, à le
craindre, et à nous confier en lui. Par là nous connoitrons
nos Devoirs, envers Dieu, envers le Prochain, et envers nous=
mêmes.

Comme les Hommes ne travailloient pas autant qu’ils le
devoient à connoitre ainsi leurs Devoirs, que d’ailleurs cette
étude est longue et difficile, Dieu a eu pitié des Hommes
et leur a donné sa Parole, qui leur apprend d’une manière
également facile, courte et sure tout ce qu’ils doivent faire;
/p. 92/ et qui leur montre les avantages qu’ils se procurent dans cette vie
et dans celle qui est à venir, en s’y appliquant.

Voila, Messieurs, le précis de votre derniere Conférence, et
comme celle ci est la prémière de l’année que nous venons de
commencer, je saisis avec empressement cette occasion pour
vous donner un nouveau témoignage de ma reconnoissance;
pour vous assurer que j’ai été très sensible aux bons et tendres
vœux que vous avez fait pour moi, et que j’en fais aussi de
très ardens pour votre conservation, et pour votre constante
prospérité.

Discours de Mr le Lieutenant Ballival DeBochatQuelque téméraire que soit naturellement l’Amour pro=
pre, le mien s’est bien gardé de m’enhardir à suivre l’exemple
de Messieurs les Membres de cette Société, qui ont été appellés
jusqu’ici à ce dont je dois m’aquitter aujourdhui.

Qu’auroit, en effet, eu à repliquer cet Amour propre, tout
ingénieux qu’il est, quand je lui aurois répondu, que des Pièces
dignes de remporter les prix d’Eloquence dans ces Academies, qui
donnent à l’ambition des plus beaux Génies d’un grand Roiaume
ou l’Eloquence est presque naturelle, une année entière pour
travailler les Ouvrajes qu’ils y présentent, sont des modèles
dont je ne saurois jamais assez approcher, pour paroitre seu=
lement à leur suite sans confusion. J’en aurai moins en me
tenant dans un éloignement qui rendra la comparaison
plus difficile; et me l’épargnera même peut être. Heureuse=
ment je peux prendre ce parti sans m’écarter des régles
de la Société. Car, si j’ai bien compris en quoi consiste la tâche
de celui qui est chargé de parler le prémier dans nos Entre=
tiens; il est appellé à exposer le sujet sur lequel ils devront
particuliérement rouler ce jour là; à établir l’Etat de la
Question principale; à indiquer celles qui en naissent encore;
et à montrer leur place dans la discussion de cette premiére;
à rapporter les diverses opinions qu’il y a eu sur ces Questions;
à choisir l’une de ces opinions; ou, s’il n’en adopte aucune, à pro=
poser la sienne propre, et à la justifier; Enfin à exposer les
objections les plus fortes qu’il apperçoive contre son sentiment,
et à y répondre.

/p. 93/ En chargeant tour à tour les Membres de la Compagnie
d’ouvrir la conversation, vous n’avez voulu, Messieurs, si je
ne me trompe, que d’y mettre de l’ordre, et donner lieu à ce
qu’il y ait toujours quelcun, qui dise ce qu’il pense sur tous
les points que comprend une Question, afin qu’elle soit trait=
tée à fond, & non superficiellement, comme il arrive dans
les conversations ordinaires.

C’est donc, à mon avis, remplir la principale vue de
cette institution, que proposer un plan de conversation, qui
renferme les Articles que je viens d’indiquer.

Le faire par un Discours en forme, dans le gout de ceux
que nous avons ouï jusqu’ici, c’est donner un Palais achevé et
orné de tous les embellissemens dont les règles de l’art permet=
tent de l’enrichir, pendant qu’on n’en devoit que le plan.

Pourrai-je, Messieurs, sans m’exposer à être regardé com=
me cherchant à diminuer le prix et le mérite d’une espèce
d’œuvre de surrérogation, que je ne suis point en état d’imiter,
entreprendre de faire voir, que, si d’un côté elle marque en
même tems l’habileté, la richesse et la générosité de ceux qui
la font; de l’autre, elle est peut être moins utile à la Compa=
gnie, que la manière à laquelle je suis obligé de me borner?

Et pourquoi ne m’expliquerois-je pas là dessus, dans une
Assemblée dont le but est d’envisager les choses par toutes leurs
faces, et de sacrifier toujours le flatteur à l’utile, quand ils
ne sauroient être embrassés tous deux à la fois?

Je dis donc, Messieurs, qu’un Discours partageant l’esprit
de l’Auditeur, entre les finesses du tour, les agrémens du stile,
et les raisonnemens, il est plus facilement éblouï que con=
vaincu, entrainé par l’admiration, qu’éclairé par l’evidence,
qu’il n’a presque pas le tems de sentir, passant si rapidement
d’une beauté à une autre, qu’il acquiesce sans juger. Ce n’est
cependant que pour être en état de juger entre raison et
raison, qu’on discute les Questions.

Mais quand on auroit tout le tems de réfléchir et de
peser chaque raison; quand les charmes de l’Eloquence ne
feroient rien approuver au cœur sans l’aveu de l’esprit, des
/p. 94/ Discours en forme auroient encor cet inconvénient pour nos
entretiens, qu’ils paroissent ne rien laisser à dire sur le sujet.
L’Orateur a tout embrassé, tout prévu, tout touché ce qui meri=
toit de l’être. Il n’aura passé sous silence que ce qu’il n’a trou=
vé ni nécessaire, ni utile, ni curieux. Voilà ce que l’Auditeur
présume avec fondement. Dès là ne voulant ni fatiguer l’Assem=
blée par des répétitions, ni l’entretenir par des remarques super=
flues, il la prive de plusieurs, qui, loin d’avoir ces défauts seroi=
ent instructives et goutées.

Ce n’est pas tout. Supposé qu’on croïe pouvoir ajouter des
observations nouvelles, ou relever avec fondement quelque
inexactitude du Discours; l’Amour propre a peine à consentir
qu’on s’engage à parler assés longtems pour cela; parce qu’il
sent parfaitement, qu’on ne sauroit parler sur le champ, avec
cette précision, ce choix dans les termes, ce tour, cette justesse,
cet ordre, qui regne dans un Discours travaillé, qu’on vient
d’entendre lire coulamment, ou prononcer avec grace. On
est donc sur qu’on parlera beaucoup moins bien. Cette crain=
te seule retient, et fait supprimer plus de bonnes idées qu’on
ne pense. Enfin, il échape même un grand nombre de
celles qui étoient venues dans l’esprit pendant le Discours,
et qu’un plan plus court et plus marqué ne laisseroit pas
perdre.

Si ces observations, que j’avoue que la crainte de la com=
paraison m’a suggerées, ne vous paroissent pas d’un assés
grand poids pour vous engager à changer la méthode suivie
jusqu’ici; elles vous épargneront du moins aujourdhui l’ennui
que je vous aurois infailliblement causé, en vous faisant
essuïer un Discours de ma façon. Je m’estimerai bienheu=
reux, si l’essai d’une autre méthode peut, par la nouveauté,
vous rendre moins pénible l’attention que votre politesse vous
fera paroitre donner à celle que je suivrai.

Elle s’éloignera encore de la prémière, en ce que je ne dirai
mon sentiment sur la Question qu’après avoir ouï les vôtres.
Daignez réfléchir sur l’usage de cette idée; vous la trouverez
/p.95/ peut être d’une utilité particulière. En effet: Embrasser
par une recapitulation tout ce qui se sera dit sur le sujet:
fortifier les observations qui paroitront essentielles: répondre
aux objections qui auront été avancées: c’est, à mon avis,
ce qu’on peut faire de plus propre à mettre une Question
dans tout son jour; à ne rien laisser perdre des diverses idées
qui seront produites; et à rendre plus complet et plus faci=
le le Précis qui se couche dans le Registre.

Vous avez souhaitté, Messieurs, que cet entretien rou=
lât sur les raisons de Droit qui peuvent autoriser les Etats
à prendre les uns contre les autres toutes les mesures qu’ils
jugent à propres à empécher l’agrandissement de leur Puis=
sance respective, quand on le regarde comme capable de
leur donner une Prépotence (ce terme a passé en usage
sur ce sujet) qui les mettroit dans le cas d’exécuter avec
succès les projets, qu’ils pourroient former, d’opprimer et de
s’assujettir ceux des autres Etats que bon leur sembleroit.

La Puissance d’un Etat considéré par comparaison
avec d’autres, s’estime suivant la proportion qui se trou=
ve entre le pouvoir de cet Etat et celui de ceux avec les-
quels on le compare à cet égard.

Pour trouver cette proportion, on imagine une Balan=
ce dans chacun des plats de laquelle on mettroit le pouvoir
de chacun de ces Etats; pour voir si les deux plats seroient
en equilibre, ou de combien l’un l’emporteroit sur l’autre.

L’image a paru si juste, que la Balance du pou=
voir en Europe, est devenu le terme propre pour exprimer
cette mesure; et même par un seconde figure, la proporti=
on que les Politiques prétendent qu’il faut qu’il y ait entre
le pouvoir des grandes Puissances de l’Europe, pour que les
unes ne soient pas dans un danger éminent d’être assu=
jetties par les autres, et que les petits Etats ne soient pas
opprimés.

Cette proportion leur a paru si essentielle à la conser=
vation des Etats, qu’ils n’ont pas balancé à en faire une
/p. 96/ maxime fondamentale du Gouvernement des grands Etats.
Le soin de prévenir qu’aucun d’eux n’aquit un degré de Puissan=
ce qui augmentât tellement son poids dans la Balance, qu’il
l’emportât même sur tous les autres réunis dans l’autre plat,
leur a semblé pouvoir autoriser non seulement les moïens doux
des Alliances Défensives et des Garanties respectives de leurs
Etats; mais aussi le moïen extrème de la Guerre, s’il falloit
en venir là pour arrêter les progrès excessifs d’une Puissance,
quand même il ne se feroient ni contre des Alliés, ni au pré=
judice des Droits présens et parfaits de ceux qui croïent de=
voir s’y opposer.

On est allé plus loin encore. Reduire dans les bornes de
cette Proportion, une Puissance, qui se trouve les avoir consi=
dérablement passées, sans pourtant qu’on puisse lui contester
les titres en vertu desquels elle y est parvenue, est au jugement
de quelques Politiques une raison suffisante, pour lui faire la
guerre.

Lamberty a avancé (Tom. I de ses Mémoires p.1.) que le
motif de la Guerre commencée par les Alliés contre la France,
étoit d’amoindrir l’exhorbitant pouvoir de cette Couronne.

Pour la Guerre qui s’est faite à l’occasion de la Succession
de Charles II Roi d’Espagne, il est bien certain que la crainte
de l’agrandissement excessif de la Maison de Bourbon, y
a fait entrer la plupart des Princes contre la France.
Les Traittés de partage faits avant la mort du Roi d’Es=
pagne, n’avoient pas d’autre objet que de prévenir cet agran=
dissement, et celui de la Maison d’Autriche, qui si elle avoit
succédé à tous les Etats de Charles II, auroit réuni trop de
Puissance dans la Branche Imperiale.
Depuis qu’il y a des Souverains, ils nont pas vu sans
crainte, ou au moins sans jalousie, l’agrandissement de
leurs Voisins. D’un côté, le même principe qui excite l’envie
d’un Particulier à la vue de la prosperité de son Concitoïen,
germe dans le cœur des Princes, et y produit le même senti=
ment; de l’autre côté, l’ambition, la cupidité, aïant de tout
tems donné tant d’exemples, qu’on a tout à craindre de leur
/p. 97/ part, du moment qu’elles sont accompagnées de la force,
un Prince exposé aux effets de ce pouvoir, peut compter qu’à
moins qu’il ne trouve le moïen de s’en garantir, il en sera
tot ou tard opprimé.

Mais pour s’en garantir lui sera-t-il permis d’aller au
delà des précautions qu’on peut prendre pour sa conservation,
par des intercessions, des Traittés d’Alliances défensives, non oppo=
sees à de précédentes contractées avec la Puissance qu’il redoute,
et exécutées fidélement de la part de celle-ci? Pourra-t-il, ou=
tre tout ce qu’il est le Maitre de prendre de mesures dans ses
propres Etats pour se mettre à couvert d’une invasion, ou la
rendre sans succès, profiter des cicronstances favorables, qui
se présenteront, pour porter lui-même la guerre dans le Païs
de ce Voisin, et lui en enlever ce qu’il jugera nécessaire pour
le reduire au degré de pouvoir que la Balance demande?
Voila, Messieurs, l’état de la Question.

Les Suffrages des Auteurs qui l’ont touchée en parlant
du Droit que donne l’obligation de se conserver, contre ceux qui
pourroient nous détruire, ne sont point unanimes sur l’é=
tendue de ce Droit, par raport au cas ou il n’y a ni acte d’hos=
tilité, ni déclarations formelles, ni certitude morale qu’on
nous en veut. C’est cependant par la connoissance des justes
bornes de ce Droit, qu’il faut commencer pour arriver à la
lumière nécessaire sur notre Question.

Car comme on ne sauroit tirer dailleurs que de là des rai=
sons pour l’affirmative, le principe doit être mis hors de con=
testation, avant qu’on puisse en faire usage.

Tous conviennent, que ce chaque Homme dans l’état
de nature peut faire légitimement pour la défense de sa vie,
de ses Membres, de sa famille et de ses biens, de sa dignité na=
turelle, et de sa réputation, contre d’autres Hommes; les Sou=
verains qui vivent les uns à l’égard des autres dans l’état
de nature, peuvent le faire en cette qualité.

Pour appercevoir ici ces Droits de la Liberté naturelle,
distinguons les biens de ceux qui en ont été abandonnés en
entrant dans l’état civil. C’est parce que cette séparation ne
/p. 98/ s’est pas faite avec assés de soin, que les idées ont été & sont encore
différentes sur ce sujet.

Grotius n’a pas évité cette confusion. Puffendorf a été plus
exact. Mais ces deux restaurateurs du Droit naturel s’accordent
dans leurs décisions.

Le dernier s’énonce en ces termes: «Lors même qu’un HommeDu Droit de la Nat. et des Gens. Liv. II. Ch. V. §. VI.
qui est en état de nuire, paroit en avoir la volonté, cela seul
ne nous fournit pas encore un légitime sujet de le prévenir,
avant qu’il ait témoigné en vouloir à nous en particulier.»
C’est son principe à l’égard du particulier dans l’état de Nature.
Appliquant ce principe au Souverain dans la partie de son
Ouvrage qui regarde les Droits & les Obligations des Souve=
rains considérés comme tels; voici de quelle manière il s’expri=
me. Id. ibid. Liv. VIII. Ch. VI. §. V.«A l’égard de la crainte ou de l’ombrage que donne la
Puissance ou l’agrandissement d’un Voisin, cette raison toute
seule ne fournit un juste sujet de Guerre, que quand on a
une certitude morale des mauvais desseins qu’il forme contre
nous.»

Un peu auparavant Puffendorf venoit de mettre après
Grotius au nombre des causes «des Guerres injustes, mais qui
paroissent avoir quelque fondement, la crainte que l’on a de la
puissance d’un Voisin.»

Grotius avoit dit sa pensée la dessus encore plus précisémt
Du Droit de la G. et de la P. Liv. II. ch. I. §. XVII.«On ne doit nullement admettre, dit-il, ce qu’enseignent quel=
ques Auteurs, que selon le Droit des Gens il est permis de prendre
les armes, pour affoiblir un Prince ou un Etat, dont la Puissance
croit de jour en jour; de peur que si on la laisse monter trop haut,
elle ne le mette en état de nous nuire dans l’occasion. Que
l’on ait droit,»  ajoute-t-il un peu plus bas, «d’attaquer quelcun
par cette seule raison qu’il est en état de nous faire lui mê=
me du mal, c’est une chose contraire à toutes les régles de
l’équité.»

Les Commentateurs de ces deux auteurs, loin de trouver
quelque chose à dire à leurs décisions, les ont tous approuvées.
C’est donc là le sentiment de la pluralité des Jurisconsultes.

On n’en cite même que trois comme aiant manifesté des
/p. 99/ contraires: Auberi Gentil, Hobbes, & feu Mr Gundling.

Mais entendons les bien, et nous verrons que dans le fond
ils s’éloignent très peu du sentiment commun.

Gentil, qui a écrit avant Grotius, son Traitté de Jure
Belli, fort estimé, avec raison, de Grotius même, semble, il est
vrai, dans quelques endroits du Chapitre de cet Ouvrage, ouLib. 1 Ch. XIV.
il traitte la Question, autoriser à prendre les armes contre un
Prince, sur la seule possibilité, que l’accroissement de sa Puis=
sance présente, ou à venir, nous soit préjudiciable, et le met=
te en état de nous opprimer. Non seulement l’avantage qu’il y
a à prévenir plutôt qu’à être prévenu, mais aussi l’impuis=
sance ou l’on se trouve souvent, pour n’avoir pas porté les
prémiers coups, d’éviter ceux qu’on nous porte, ou de n’en ê=
tre pas accablé sans ressource; les exemples en grand nom=
bre que fournit l’histoire ancienne et moderne de Guerres
entreprises par des Princes et des Républiques sages, et qui se
piquoient d’être justes; enfin les heureuses influences qu’ont eu
pour le repos de l’Italie en particulier, les soins que les Me=
dicis se donnérent, pendant qu’ils regnérent à Florence,
pour conserver la Balance du pouvoir entre les Puissances
de l’Italie: Voilà les raisons qu’expose Gentil en faveur de
son sentiment: & ce sentiment n’est point l’opposé de celui de
Grotius. Car c’est par la conclusion du Jurisconsulte Italien
qu’il faut en juger, et non par ce qu’il met en œuvre de pas=
sages d’Auteurs, de sentences de Poétes, de Proverbes, et de Ma=
ximes de prudence commune, dans la tractation de son sujet.
Tout cela n’est pour lui que des appuis, des ornemens et des
principes, d’où il croit que sa conclusion découlera avec évi=
dence: conclusion qui forme sa Décision. Or en voici les
propres termes. «Defensivo justa est, quae praevenit pericula
jam meditata, parata: etiam et nec meditata, at verisimilia,
possibilia. Neque tamen ultimum hoc simpliciter
,» Remar=
quez, Messieurs, ce correctif, qui le met à l’unisson avec Gro=
tius; «aut dicerem justum, dare operam huic Bello statim
atque aliquis fieret potens nimis. Quod non dico. Quid enim
si Principi alicui potentia isthaec augeretur successionibus,

/p. 100/ electionibus? Num tu eum bello turbabis, quia periculo tibi esse
ejus potentia potest? Aliud addendum est pro justitia. Addemus
nos aliis, qui quid justi habent. Audi

Il demande donc que d’autres raisons concourent avec la
crainte d’être opprimé quelque jour, quoiqu’actuellement il n’y
ait ni menaces, ni préparatifs qui paroissent nous regarder, ni
plans de nous attaquer.

Et les raisons que Gentil veut qu’il s’y joigne, c’est ou l’injus=
tice faite ou préparée à nos Alliés, ou la défense de nos Parens,
de notre Nation, de ceux qui font profession d’une même Reli=
gion que nous, ou enfin l’obligation générale de secourir des
opprimés, ou d’arréter le cours de la barbarie qu’un Etat exer=
ce contre d’autres. Sans le concours de quelcune de ces circons=
tances avec la crainte dont il s’agit, Gentil ne permet pas de
faire la guerre à un autre Etat. Mais si quelqu’une de ces
circonstances se rencontre avec cette crainte, il ne trouve rien
d’injuste dans une pareille guerre. Grotius, ni Puffendorf
n’ont pas pensé différemment. Je le justifierois par des cita=
tions bien expresses de ces Auteurs, si je ne craignois par d’être
trop long.

Hobbes n’a dit qu’un mot en passant qui puisse regarder
cette Question. C’est dans cet endroit où il pose que l’espéranceDe Cive Cap. V. §. I.
que peut avoir chacun de jouïr de quelque sureté, et de se con=
server est fondée sur ce qu’on peut soit par son addresse, soit
par sa force propre, prévenir les autres, ou par ruse et en leur
tendant des piéges, ou de force ouverte.

N’aïant pas sous ma main l’Ouvrage de feu Mr Gundling
ou il a pris la défense de cette proposition du Jurisconsulte An=
glois, je ne sai comment il la justifie, ni quel usage il en fait
par rapport aux Souverains dans la Question dont nous trai=
tons; Mais je ne serois pas en peine, si c’en étoit le lieu, de trou=
ver, sans forcer le texte, un sens très admissible à ce peu de
paroles d’Hobbès, en les expliquant ainsi que la suite de son dis=
cours le demande. Quoiqu’il en soit, laissant à d’autres à con=
cilier entr’eux les Auteurs, ou à faire l’Apologie de ceux à qui
l’on croira qu’il a été imputé des sentimens qu’ils n’avoient pas
/p. 101/ sur notre Question, il est tems que je vous prie, Messieurs,
de dire les vôtres.

Avantque de traitter la Question, Monsieur le BoursierSentiment de Mr le Boursier Seigneux.
a examiné pourquoi les Anciens ont moins travaillé, qu’on ne
le fait aujourdhui, à maintenir un équilibre de pouvoir en=
tr’eux. Il faut dabord remarquer qu’on a oublié bien des choses
qui regardent l’état des anciens Peuples, soit par le défaut des
Historiens, soit parceque les Histoires se sont perdues, soit enfin
parce que ces choses restoient dans le secret du cabinet. Ils
étoient outre cela moins en état que nous de former la dessus
des plans étendus; Les hommes dans ces tems reculés étoient moins
défians; les voïages étoient rares et le commerce moins fré=
quent, et moins étendu, ils ne se connoissoient point les uns
les autres, bien loin de connoitre l’étendue de leur pouvoir ré=
ciproque, ils n’avoient point d’Ambassadeurs résidens dans les
Cours des Princes leurs voisins. Aujourd’hui l’expérience nous a
rendus défians; les voïages sont fréquens; le commerce est
très étendu; l’on connoit réciproquement l’étendue des Etats
voisins, leur fertilité, et le nombre des Peuples qui y habi=
tent; chaque Prince a chez ses Voisins des Ambassadeurs rési=
dens qui étudient le caractère du Prince et de ses Ministres,
qui tachent de pénétrer les secrets du Gouvernement, et les
projets qui se forment dans le secret; en un mot qui sont
autant d’honnêtes Espions qui aprennent à leurs Maitres tout
ce qui se passe dans les Cours étrangéres; Par là chaque Prin=
ce est en état de connoitre à fond ce qu’il a à craindre des
autres Puissances qui l’environnent. Autrefois on faisoit des
incursions sur les Terres les uns des autres, et l’on se retiroit
souvent après avoir fait quelque butin, ou soumis quelques
Villes. On a cherché à s’en garantir, on a fortifié les places, on
a formé des Alliances, on a discipliné les milices et on en a
entretenu un certain nombre toujours prétes à agir. Par
ces établissemens on se trouve de nos jours à couvert des in=
cursions, mais non pas des plans formés à loisir, et executés avec
courage et avec constance, et c’est pour s’en mettre à couvert
qu’on a formé ces plans d’équilibre et de balance en Europe.
/p. 102/ Pour venir à présent à la Question, Monsieur le Boursier
croit, que, si un Prince s’agrandit sans qu’il contribue à cet agran=
dissement, comme par des successions, par des mariages, ou par dau=
tres Traittés, ou même s’il contribue à l’augmentation de sa Puis=
sance, comme par exemple en poliçant ses Peuples, en peuplant
de vastes Etats, ce qu’a fait le Czar, ou en établissant des colonies
en batissant des Ports, en équipant des flottes; tout cela ne fournit
point un juste sujet de lui faire la guerre pour le dépouiller
de ce qu’il possede, ou pour le priver des heritages sur lesquels
il a droit afin d’établir l’équilibre. On ne le peut que lorsque
ce Prince choque la justice, se rend suspect à ses voisins, use
de son pouvoir d’une manière violente à leur égard, quand il
forme des entreprises qui ne sont point utiles au bonheur de son
Etat, qui n’ont pour but que de nuire aux Peuples qui l’environ=
nent, qu’à lui fournir des prétextes de les attaquer; &c. alors on
peut se précautionner contre un tel Prince, former des alliances
contre lui, en un mot se mettre en état de n’avoir rien à crain=
dre de sa part, ou même d’abaisser sa Puissance.

Pour bien décider cette Question Monsieur De Cheseaux a ditSentiment de Mr De Cheseaux le fils.
qu’il falloit distinguer le sujet de faire la guerre pour mainte=
nir la balance, d’avec tous les intérêts différens de l’equilibre.
Cela établi supposer qu’un Prince s’est agrandi par des voïes légitimes
et que les Princes Voisins ont emploïé toutes les voïes de la dou=
ceur, pour se maintenir dans l’équilibre, et cela sans succès, peut
être la guerre contre un tel Prince est-elle légitime, c’est ce que
je n’affirme cependant pas bien positivement. Du moins a-t-on
regardé comme justes ces Loix de certaines Républiques qui
bannissoient un Citoïen dont le crédit, ou les richesses s’étoient
augmenté au point qu’on pût craindre qu’il ne s’emparât de
l’autorité souveraine.

Monsieur De Saint Germain auroit souhaitté que MonsieurSentiment de Mr le Conseiller de St Germain.
DeBochat dans sa Dissertation eut suivi l’ancienne méthode de
traitter les sujets dans cette Société, et cela parce qu’il auroit
éclairci parfaitement ce sujet, et que cette Dissertation auroit
servi comme les précédentes de leçon instructive à tous les Mem=
bre de la Société, sur tout à ceux qui n’auroient pas eu le tems de
/p. 103/ réfléchir murement sur la matière, ou du ressort desquels elle
ne seroit pas.

Pour juger sur la Question de Droit qui a été proposée; il
faut faire abstraction de toute autre raison que de l’augmenta=
tion de la Puissance d’un Prince, et remarquer si la Puissance
d’un Souverain qui s’étendroit considérablement ne nuiroit pas
au Genre humain. On ne sauroit en douter. Les Princes sont su=
jets à des passions & à des caprices, auxquels on seroit soumis
sans ressource, puisqu’il n’y auroit aucun azile pour ses Sujets
contre ses violences. De plus dans un grand Etat, les peuples sont
gouvernés par des personnes établies par le Prince, qui abusent
fort souvent de l’autorité qui leur est confiée pour opprimer ceux
qui dépendent d’eux; plus l’Etat est grand & plus il est difficile de faire
parvenir ses plaintes au Souverain, & quand on pourroit
se transporter ou il réside, le nombre d’affaires dont il est
accablé, de flatteurs et de Courtisans dont il est environné em=
péchent d’approcher de Lui, et de Lui exposer ses griefs. Il faut
donc que tout le Monde soit attentif pour empécher le trop
grand agrandissement d’un seul Prince. Si Louïs XIV fut parvenu
à  la Monarchie universelle, quel azile auroient eu les Pro=
testans de son Roïaume? N’auroient-ils pas été exposés à la
dure nécessité ou de soufrir ses cruelles et continuelles persécu=
tions, ou de trahir leur conscience en embrassant une Reli=
gion qu’ils ne croïoient pas bonne?

A la vérité une Monarchie universelle ne dureroit pas
long tems, et les maux qui en sont une suite passeroient bien=
tôt. Lon a vu les vastes conquêtes d’Alexandre le grand, des
Romains, de Charlemagne se dissiper rapidement; mais toujours
l’on soufre tant que la Monarchie se trouve réunie, et elle
ne sauroit se diviser sans de grands troubles, presque plus re=
doutables que les maux de la Monarchie même.

Ajoutons à cela que tous les Princes croïent qu’il leur est
permis de mettre des bornes à la Puissance de leurs Voisins:
ils ne mettent pas même en Question si cela est légitime, ou
non, ils agissent comme en étant persuadés. C’est ce qui paroit
par les traittés de partage qui se sont faits au sujet de la
/p. 104/ Succession d’Espagne, de Toscane et d’autres. Comme les Romains
établisssoient pour fondamentale cette Loi-ci, Salus Populi su=
prema Lex esto
, on peut avec plus de justice établir celle-ci, Sa=
lus generis humani suprema Lex esto
.

Monsieur le Baron DeCaussade croit que ce seroit uneSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
injustice de faire la guerre à un Prince par cela seul qu’il s’est
agrandi par des voïes légitimes; mais s’il fait des démarches pour
s’agrandir, s’il a déja augmenté sa Puissance, en emploïant la
ruse et la finesse, ou en faisant usage de son pouvoir précédent,
alors il est permis de s’opposer à l’agrandissement d’un tel Prince,
en formant des Alliances, ou en rassemblant toutes les forces que
nous avons en main pour cela, et il faut prendre ces précauti=
ons pour conserver sa liberté, sa tranquillité, sa vie, ses biens, et
sa Religion. Un homme qui soupçonneroit qu’il seroit attaqué dans
son chemin par trois hommes, ou d’avantage seroit sans doute
en droit, et qui plus est, seroit obligé de se fortifier du secours d’un
pareil nombre d’hommes pour ne pas succomber sous les coups de
ses injustes aggresseurs; un Prince à cet égard est dans le même
droit, et dans les mêmes obligations. Une nouvelle raison qui
doit engager les Etats à s’opposer à l’augmentation de la Puissan=
ce d’un Prince, c’est que l’Univers seroit mal gouverné par un
seul homme, parce qu’il ne pourroit pas, quand il le voudroit,
donner des soins suffisans pour procurer l’avantage et le bonheur
de ses sujets.

Sentiment de Mr le Professeur D’Apples. La méthode précédente paroit préférable à Monsieur le Profes=
seur D’Apples, parceque celui qui ouvre la conversation aïant
médité la matière à loisir, en donne des idées plus nettes, plus pré=
cises, plus propres par là même à fixer celles de l’Assemblée, et à
prévenir ces écarts et ces digressions ou se jettent d’ordinaire
ceux qui parlent sur un sujet qui se présente à eux pour la pré=
mière fois, ou même sur lequel ils n’ont pas assés médité.

Quand on parle d’équilibre de Puissance, on n’entend pas une
égalité parfaite entre tous les Etats, elle seroit injuste en elle mê=
me, et d’ailleurs elle est impraticable; mais on entend une pro=
portion de force entre les Etats qui empéche les foibles d’être op=
primés et assujettis par les plus forts. Or cette égalité que l’on cherche
/p. 105/ seroit légitime si elle avoit ces deux buts, la paix et la conser=
vation de ce que chacun possède. Quel moïen pour établir une
Balance de pouvoir entre les Puissances selon cette idée? La
voïe naturelle, ce sont les Alliances, être soi même sur ses gar=
des pour résister en cas d’attaque, ou pour aider ses voisins.
Toute autre voïe est illégitime, à moins qu’on n’ait violé les
Alliances. L’exemple de l’Ostracisme des Grecs que l’on a cité pour
autoriser la voïe des armes dans tous les cas, ne peut ici servir de
preuve, puisqu’il étoit lui-même injuste; comme on peut aisément
le sentir par l’exemple d’Aristide & de quelques autres. Pour reve=
nir à la Question si l’agrandissement est juste, il est injuste
de s’y opposer; s’il ne l’est pas, on peut avec justice travailler
à le diminuer.

SiSentiment de Mr DuLignon. les Peuples avoient réfléchi sur leurs intérêts, a dit Mon=
sieur DuLignon, jamais ni Alexandre, ni les Romains ne les au=
roient conquis. Au reste on n’est pas en droit d’attaquer un Prin=
ce qui s’est agrandi par des voïes légitimes: mais dès qu’un Prin=
ce s’est déclaré Conquérant, comme avoit fait Louïs XIV, on peut
faire des Alliances non seulement défensives, mais aussi offensi=
ves contre lui, et l’attaquer dans son propre Païs.

Sentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.Monsieur l’Assesseur Seigneux croit que le plan que Mon=
sieur DeBochat a proposé ne peut être suivi dans toute sorte
de matière, par exemple, sur celles de Morale, parce qu’il y a
trop d’inconvenient à faire un plan dabord sur ces sujets, ainsi
il préfère la prémière Méthode.

Sans définir ce que c’est que l’équilibre, je dirai seulement
que l’Europe étoit en équilibre après le Traitté de Nimègue. Com=
ment a pu et peut encor être altéré cet equilibre? Par les con=
quêtes, l’oeconomie & les Succession. S’il se détruit par les con=
quêtes, on peut dans ce cas repousser la force par la force. Si
c’est par des Succession légitimes on ne peut s’y opposer: ce qui est
arrivé pour la Succession d’Espagne ne détruit point mon opinion
parce 1° qu’un Prince n’est pas en Droit de disposer de ses Etats, et
que dailleurs Charles II ne pouvoit pas par son Testament an=
nuller un Traitté de partage antérieur. Si l’on s’agrandit par
l’oeconomie, on ne peut dans ce cas attaquer un Prince, dès qu’il
/p. 106/ ne fait aucun usage des forces et des richesses qu’il aquiert pour
surprendre ses Voisins. On ne le peut que quand il viole les Traittés
ou qu’il veut enlever les Droits que les Etats voisins ont aquis sur
le sien, quoique confirmés par un long usage.

Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival DeBochat.Chacun aïant ainsi dit son avis, Monsieur DeBochat a re=
pris la parole et a dit, que, quoique la méthode qu’il venoit de
suivre n’eut pas été agréée, cependant l’essai qu’il venoit d’en
faire, le confirmoit dans la pensée ou il étoit, que cette méthode
étoit préférable à l’autre.

Que pour faire un résumé des divers sentimens, il lui avoit
paru qu’ils reduisoient tous à ces deux qu’il avoit raporté au
commencement de son Discours, les voulant que l’on puisse at=
taquer un Prince par cette seule raison qu’il est trop puissant;
d’autres ne croïant cette attaque juste que lorsqu’on avoit des
soupçons légitimes que cette Puissance nous opprimera: qu’il
alloit à présent déclarer son sentiment sur cette matière, et
l’établir le plus clairement qu’il lui seroit possible.

J’estime, Messieurs, que la nature des Droits ou pour mieuxContinuation du Discours de Mr le Lieutenant Ballival de Bochat.
dire des obligations de tout Souverain envers l’Etat qu’il gou=
verne, le met en liberté de faire la guerre à un autre, qui
par le degré de Puissance qu’il aquiert, et paroit disposé à
augmenter autant qu’il le pourra, se trouvera en état, quand
il le voudra, si non de subjuguer, au moins de gêner la li=
berté de tous ses Voisins, au point de les priver reellement
de l’indépendance, attribut essentiel de la Souveraineté, quoi=
qu’il leur en laissât les titres.

Je dis que la nature des Droits de la Souveraineté, d’un
côté, donne cette liberté à quiconque en est revêtu, et de l’autre
lui impose l’obligation d’en faire usage dans l’occasion. Et je
ne crois rien avancer par là, qui ne se puisse concilier avec
les principes de Grotius & de Puffendorf.

En effet, ces Auteurs, comme tous ceux qui ont écrit après
eux, accordent à chaque homme dans l’état de Nature, le droit
d’être juge dans sa propre cause sur les moïens de pourvoir à
sa conservation & à sa sureté.

Ils conviennent aussi, que tout ce que chaque Individu est
/p. 107/ en liberté de faire à cet égard dans l’état de nature, les Sou=
verains peuvent le faire les uns à l’égard des autres, pour la con=
servation & la tranquillité de la Société du gouvernement de laquel=
le ils sont chargés.

S’ils le peuvent, ils le doivent à cette Société, dans les cas ou l’u=
sage de ce Droit leur paroit nécessaire: parceque cette Société leur
aïant remis le Droit qu’avoit chacun de ses Membres, afinque
par les forces réunies du Corps qu’il dirigeroit à sa volonté, il put
rendre efficace l’exercice d’un Droit, que la faiblesse de chaque In=
dividu pris séparément, rendoit ou trop dangereux, ou inutile pour
lui, dès qu’il auroit à faire avec plus fort que soi.

Il résulte de là, que, déja par raport à ses Sujets, le Souverain
est en Droit de mettre en usage les moïens dont il s’agit.

S’il se trouve outre cela dans des circonstances, qui ne ren=
dent pas illégitime l’usage de ce Droit par raport aux Etats con=
tre lesquels il juge à propos de l’exercer, il n’y aura rien l’à
d’injuste.

Or voici des circonstances dans lesquelles les plus rigides des
Auteurs permettent de l’exercer contre tout autre Etat.

Grotius du Dr. De la G.et de la P. Liv. II. ch. XXII. §. V. Puffendorf Dr. de la n. et des G. Liv. II. ch. V. §. VI.1° Quand on a des preuves moralement certaines des mau=
vaises dispositions ou est à notre égard l’Etat, qui nous paroit
devenir assés puissant pour nous en faire ressentir les effets.

Qu’appelle-t-on ici des preuves moralement certaines? Je
voudrois qu’on se fut expliqué avec plus de précision. J’estime
cependant qu’on peut entendre par là, un concours d’indices, qui,
suivant les motifs qu’on présume ordinairement dans ceux qui
font de certaines choses, nous donne lieu de croire que c’est par de
pareils motifs que tel et tel Prince s’est déterminé à les faire.
Je puis, il est vrai, me tromper dans ce jugement. Les allures sont
assés souvent opposées aux véritables motifs. Mais tant pis pour
ceux qui m’exposent ainsi à prendre le change, et à leur attribuer
des vues contre moi, qu’ils n’ont peut être point. Ils savoient les
soupçons que leurs démarches feroient naitre chez moi. Il ne te=
noit qu’à eux de les prévenir ou de les dissiper par des assurances
qui puissent raisonnablement me tranquilliser. Ils ne l’ont pas
fait. Ils ont donc bien voulu s’exposer aux suites des craintes fondées
/p. 108/ qu’ils me donneroient. Ainsi qu’ils ne s’en prennent qu’à eux mêmes,
si agissant conséquemment, je leur cause un préjudice, qu’ils m’ont
mis en Droit de leur causer.

Souvenons nous ici de ce qui a été dit plus haut, que chaque
Prince est Juge par rapport à soi, de ce qu’il doit conclure des dé=
marches des autres. Cette observation ne laisse aucune force aux
couleurs que celui qui lui devient suspect, voudra donner aux dé=
marches, dont le prémier prend ombrage. Il suffit pour autoriser
ces soupçons que dans l’usage ou le cours ordinaire de la vie, ces
démarches soient interprétées comme tendantes à de mauvais
desseins. Des suretés convenables sont le seul moïen de mettre
dans son tort celui qui ne veut pas s’en contenter: et l’on est en
droit de demander de telles suretés. Car ces preuves morales sont,
sans doute, d’une toute autre force que de simples soupçons sur
lesquels Puffendorf dit avec raison qu’on n’est pas fondé à exiger
des suretés.

2° Une seconde circonstance, qui rend légitime, au jugement
des Jurisconsultes, les Guerres dont nous parlons; c’est si, quoique
nous ne soïons pas menacés nous mêmes d’être opprimés par une
Puissance, qui s’agrandit trop, d’autres Etats avec lesquels nous
aïons quelque liaison, en devenoient probablement la proïe, si
l’on ne prévenoit pas cet agrandissement.

Il est vrai que je n’ai trouvé ce cas expressément autorisé
par aucun de nos Auteurs. Mais ils ont posé des principes qui
l’autorisent. Je parle toujours des plus scrupuleux.

Ils ont établi qu’on pouvoit légitimement secourir des op=
primés, par cette seule raison qu’on est obligé de prévenir et de
Puffend. Liv. II. ch. V. §. VI.faire réparer l’injustice, quand on le peut. «Rien n’est plus con=
forme aux Loix de la Sociabilité», dit Puffendorf, «que le droit de
joindre ses forces, d’un commun accord, avec celles d’un autre,
pour repousser les insultes auxquelles il se trouve injustement
exposé, quoique l’aggresseur ne nous ait point offensé nous mê=
mes, et qu’il soit aussi lié avec nous par la conformité d’une
même nature.»

Il faut tenir ici pour l’Aggresseur, celui qui forme le pré=
mier le dessein de nuire. C’est Puffendorf même qui s’explique ainsi.

/p. 109/ 3° Enfin le même Auteur après avoir dit qu’on doit toujours
favoriser l’offensé (J’entens non seulement celui qui l’est actuel=
lement, mais aussi celui qui le sera selon les apparences) au
préjudice de l’Offenseur, quoique d’ailleurs on ne soit aucunement
intéressé à l’injure reçeue; il ajoute : «Que si, outre cela, on a
lieu vraisemblablement de soupçonner, que l’Aggresseur injuste,
après avoir opprimé celui à qui il en veut pour le présent,
se tournera contre nous, et fera servir sa prémière victoire com=
me d’instrument pour une nouvelle; il faut alors secourir l’Of=
fensé avec d’autant plus d’ardeur que sa conservation assure
la nôtre.»

Mais que font ici, me dira-t-on, tous ces principes? Il n’est
question ni d’Offenseur, ni d’Offensé. On ne suppose pas qu’il
y ait de Guerre commencée, ni déclarée, ni inévitable.

On cherche simplement si pour prévenir des injustices
qu’il est à craindre que l’on essuïe d’une Puissance, quand elle
aura les forces suffisantes pour le faire, sans qu’on soit en état
de lui résister efficacement; on peut légitimement lui enlever
les Successions qui lui parviendroient à juste titre; lui empécher
un Commerce que le Droit des Gens, et les Traittés publics lais=
sent libre: enfin lui déclarer la guerre, si elle ne veut pas se
reduire dans les bornes, où les autres trouvent à propos que sa
Puissance demeure, pour que la Balance de l’Europe n’en soit
Point détruite?

Il est vrai c’est là la Question. Mais on va voir que les prin=
cipes établis par nos Auteurs fournissent les conséquences par les=
quelles elle doit être décidée. Il faut seulement les placer dans
l’ordre convenable pour rendre leur usage évident.

1. Le Droit que j’ai de me conserver, me donne naturellement
la liberté d’user des moïens que j’y crois propres.

2. Ces moïens intéressent les autres, ou ne les touchent point.

Je m’explique sur l’intérêt des autres; je n’entends par là qu’un
intérêt résultant de Droits parfaits, que je ne puis ni enlever
ni diminuer, sans injustice proprement ainsi nommée. Il ne
s’agit point encore d’amitié, de complaisance, de bénéficence. Je
ferai un Article à part de ce qu’exigent ces vertus.

/p. 110/ 3. Lorsque les moïens, par lesquels je veux pourvoir à ma con=
servation, intéressent autrui; je ne puis en faire usage sans le
consentement des intéressés, que lorsque par leur conduite, ou
par les dispositions qu’ils ont manifestées, ils m’ont mis en liberté
de ne point remplir les obligations de justice, ou je serois dailleurs
à leur égard sur ce point.

Or, ils me dégagent de ces obligations du moment qu’ils me
donnent lieu de croire, qu’ils n’attendent pour me traitter en
ennemi, que des forces capables de le faire, sans trop grand pé=
ril pour eux.

Ils me donnent lieu de prendre cette idée de leurs dispositions;
non seulement lorsque par des plans parvenus à ma connoissance,
ils concertent sur la manière dont ils s’y prendront contre moi;
lorsque par des intrigues dont je suis informé, ils cherchent à
disposer d’autres Puissances à concourir à leurs vues; en un mot,
lorsqu’ils travaillent actuellement à l’exécution de leurs desseins;
mais aussi simplement lorsque par le système et l’esprit connu
de leur ministère présent, ou par la conduite qu’ils ont tenue
ci devant envers d’autres Etats, ils ont manifesté leur ambition
et fait connoitre qu’elle ne respecte ni la justice ni l’honneur
du monde, quand il faut les sacrifier pour la satisfaire. De
frivoles prétentions remises à diverses fois sur le tapis, quoique
refutées par des titres & des raisons incontestables, suffisent seules
pour faire regarder avec juste sujet, une Puissance comme cou=
vant toujours le dessein de dépouiller les autres.

Les Hommes ne pouvant juger de ce qui se passe dans le cœur
d’un autre, que par une induction tirée des mouvemens, des dis=
cours, des démarches, dans lesquelles quelque soin qu’il prenne de
se laisser deviner, quelque couleur qu’il y passe pour donner le
change, quelque protestation qu’il fasse pour leurrer ceux qu’il
veut tromper, il se decèle toujours par quelque endroit aux
yeux ouverts, attentifs, et perçans des intéressés; il faut bien que
ces sortes de lumières suffisent pour les mettre en droit d’emploi=
er des moïens violens même, contre des Ennemis actuels, quoique
couverts encore; sans cela l’on seroit toujours prévenu par des
gens, qui s’ils demeuroient les Maitres de prendre leur tems, après
/p. 111/ avoir fait tous leurs préparatifs à leur aise, attaqueroient
avec trop d’avantage.

Cela posé, il n’y a rien d’injuste à les traitter en ennemis
déclarés, s’ils ne donnent pas de suretés qui paroissent suf=
fisantes.

Dès là on peut légitimement leur enlever ce qui leur
appartient actuellement, à plus forte raison ce qu’ils ont sim=
plement lieu d’attendre du tems, comme les successions incer=
taines.

On peut faire des partages de ces Successions, ainsi qu’on
le juge nécessaire pour sa propre sureté. On peut former des
Ligues pour soutenir et rendre efficaces de telles mesures. On
peut enfin, s’il en faut venir là, porter la Guerre dans leurs Etats.

Voilà ce que permettent, à leur égard, les règles de la Justice.

Celles de l’amitié, de la générosité, de la charité, veulent,
il est vrai, qu’on se relache de ce que les prémiéres nous accor=
dent. Mais ce n’est que lorsqu’on peut le faire sans s’exposer
à un danger considérable. Beaucoup moins ces vertus l’exi=
gent-elles, lorsque l’on exposeroit par là d’autres Hommes qu’on
est obligé, par les rélations qu’on soutient avec eux, de protéger,
comme les Souverains y sont tenus à l’égard de leurs Sujets.

Qu’on applique ces principes aux circonstances dans lesquel=
les se trouvent respectivement les Puissances de l’Europe de=
puis plus de deux Siécles pour ne pas remonter plus haut; on
verra, je m’assure, qu’il n’y en a aucune qui ne soit dans le
cas de craindre, avec fondement, l’aggrandissement de quel=
ques autres; et par là de travailler de la manière qu’elles
jugeront la plus propre à conserver la Balance de l’Europe.

Ce Discours étant fini on est convenu de lire dans huit
jours la Dissertation de Monsieur Rollin sur le gout de la
solide gloire et de la veritable grandeur
, qui est à la
tête du troisième tome de son ouvrage qui a pour titre, Ma=
nière d’enseigner et d’étudier les Belles Lettres par rapport
à l’esprit et au cœur
, page 13. Paris. 2e edition

Il faut joindre ici ce qui se trouve depuis la page 339 jusqu’à
la 344 de ce Livre.

Note

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Etendue
intégrale
Citer comme
Société du comte de la Lippe, « Assemblée VIII. La balance du pouvoir en Europe », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 05 janvier 1743, vol. 1, p. 91-111, cote BCU 2S 1386/1. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/426/, version du 02.09.2013.
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