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« Assemblée VII. Sur l'origine des devoirs de l'homme », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 29 décembre 1742, vol. 1, p. 76-91
VIIe Assemblée.
La septième Assemblée s’est tenue le 29e Xbre 1742
Présens Messieurs Polier Recteur, DeBochat Lieutenant Bal=
lival, Seigneux Assesseur, D’Apples Professeur, Baron De
Caussade, DeSt Germain Conseiller, DuLignon.
Messieurs, Mr De St Pierre fait consister l’essence deDiscours de Monsieur le Comte
la Religion dans la justice et la bienfaisance ou la charité,
et il montre que si on a ces deux vertus à cœur, on ne
fera jamais de tort à personne, que nous ferons au con=
traire tout le bien qui dépend de nous.
Il n’y a personne qui en suivant ces préceptes ne
remplisse parfaitement tous les devoirs de sa vocation. Un
enfant, par exemple, qui voudra être juste à l’égard de
ses parens n’aura qu’à éviter de leur déplaire, et il sera
de plus bienfaisant envers eux, s’il tache de gagner leur
affection par ses complaisances, par sa douceur, par sa
soumission & par ses services.
Un Magistrat, un Souverain qui auront ces deux ver=
tus à cœur feront tout ce qu’ils pouront pour l’augmen=
tation du bien de leurs Sujets; ils établiront de bonnes Loix,
qu’ils auront soin de faire bien observer.
Vous m’avez dit, Messieurs, qu’à ces vertus essentielles
il falloit joindre la croïance des vérités que la Religion
nous prescrit comme nécessaires; d’autant plus que la per=
suasion de ces vérités nous porte nécessairement à l’obser=
vation de ces vertus.
Vous m’avez aussi averti que le bien ou le mal que
nous pouvons faire à notre prochain, n’est pas celui là
seul qui regarde le corps et cette vie; mais nous pouvons
aussi faire du tort à son ame, ce qu’il faut éviter avec
un très grand soin; ou lui aider a devenir sage et ver=
tueux, ce qui est le plus grand bien que nous puissions lui
faire.
Plus on est bienfaisant, plus aussi on est religieux, plus on
imite Dieu, plus on s’assure la possession du Paradis. Que la
Religion est aimable de ne prescrire que si peu de devoirs,
/p. 77/ que tout le Monde peut connoitre, et qui sont faciles à
pratiquer, si on a le cœur bien fait.
Après ce Discours Monsieur DeSaint Germain a lu
une Dissertation sur la question que Monsieur le Comte
lui avoit proposé il y a huit jours, savoir, De l’origine
de nos devoirs.
Essai sur l’origine des devoirs de l’homme, par Mr DeSt Germain.Messieurs; J’entens par le mot de Devoir, un Acte pres=
crit par la volonté d’un Supérieur, et qui rend coupable de
désobéissance celui qui le néglige, ou qui refuse de l’exécuter.
Suivant cette définition, l’idée de Devoir suppose néces=
sairement un Supérieur; une volonté déterminée dans ce Su=
périeur; enfin le pouvoir de se conformer à cette volonté, chez
celui à qui elle est manifestée.
Il s’ensuit de là qu’un Etre qui n’a point de Supérieur
n’est tenu à aucun devoir. Il seroit absurde de dire les Devoirs
de Dieu. Il ne peut y en avoir aucun pour Lui, puisqu’il est
Lui même Supérieur à tous les Etres.
D’un autre côté, un Etre privé d’intelligence ne sauroit
être non plus astreint à aucun Devoir, puisqu’il n’a pas la
faculté de connoitre la volonté de son Supérieur.
Le mot de Devoir ne sauroit s’appliquer non plus à un
Etre privé de Liberté, fut-il même doué d’intelligence, puis
que s’il a la faculté de connoitre la volonté de son Supérieur,
il n’est pas cependant en son pouvoir de s’y conformer, ou de
s’en écarter, et que par conséquent il ne peut pas être regar=
dé comme coupable de désobéissance envers ce Supérieur, quoi=
qu’il n’ait pas exécuté sa volonté.
Enfin un acte prescrit par la volonté d’un Supérieur, cesse
d’être Devoir, s’il est contraire à la volonté d’un Etre plus
Supérieur, puisqu’il ne rend point coupable de désobéissance
celui qui refuse de l’exécuter. Un enfant nest point coupable
de désobéissance lorsqu’il refuse de faire ce que son Précep=
teur lui ordonne, si son Pére lui a défendu cette même cho=
se. Les ordres d’un Officier cessent d’être des Devoirs pour un
Soldat, s’ils sont contraires aux ordres de son Prince. Ceux
d’un Prince ne sauroient être obligatoires s’ils sont oposés aux Loix de Dieu.
/p. 78/ J’ai cru ces éclaircissemens nécessaires pour appuier
la définition que j’ai donnée du mot de Devoir, et pour préve=
nir les difficultés auxquelles elle pouroit être sujette.
Lors donc que je recherche l’origine des Devoirs de l’homme,
l’objet de cette recherche est de découvrir, si l’homme a en effet
un Supérieur, et quel il est; Si ce Supérieur a une volonté
déterminée à laquelle l’homme doive se conformer, et quel=
le elle est; Enfin comment et en quoi il peut exécuter cette
volonté
Cette recherche n’a rien d’embarassant pour les heureux
possesseurs des trésors de la Révélation. Ils y découvrent
quel est ce Supérieur. Les titres sur lesquels cette supério=
rité est fondée y sont mis au jour. Sa volonté y est mani=
festée et les moïens de s’y conformer. Les secours pour en
rendre la pratique aisée y sont fournis avec abondance.
Mais comme cette divine Clé n’a pas toujours été entre
les mains de tout le monde; comme il peut y avoir des
Païs; qu’il y en a même ou elle n’est pas connue; qu’il
peut en un mot se rencontrer des cas ou l’homme seroit
privé de ce secours; il n’est pas inutile de voir si avec le
secours des simples lumières naturelles, il peut parvenir à
s’éclaircir sur une matière si intéressante. Cette recherche
sur tout ne sera pas sans utilité pour ceux même qui ont
entre les mains les sacrés Oracles de Dieu, si elle peut nous
conduire à la découverte d’une Loi primitive et fondamen=
tale, de laquelle découlent naturellement tous nos Devoirs.
Pour cet effet je suppose un homme qui n’a d’autre
flambeau que celui de ses lumières naturelles, et d’autre
guide que sa Raison. Je suivrai cet homme là dans les
routes que sa curiosité éclairée et dirigée de cette manière
lui fera tenir pour parvenir à la vérité.
Je ne me suis pas créé moi même, dira un tel homme,
s’il réfléchit sur son origine, et je n’ai pas toujours existé.
Que je remonte de génération en génération aussi haut
qu’il me plaira, il faut que je m’arrête une fois à une
prémière Cause, ou ce qui est la même chose à un Etre
/p. 79/ Créateur, de l’existence duquel je ne puis douter. Je suis donc
parce qu’il a voulu que je fusse, et par conséquent je cesserois
d’être s’il ne le vouloit plus. Le même qui a déterminé
mon existence, doit avoir aussi règlé ma durée. Je ne puis
pas douter non plus qu’il n’ait aussi déterminé ma manière
d’être; et puisqu’en m’examinant moi même je découvre
que je suis susceptible de plaisir et de douleur, de crainte
et d’esperance, de sentimens en un mot agréables ou désa=
gréables, j’ai lieu encor d’être convaincu que c’est de l’Au=
theur de mon existence que je tiens cette susceptibilité, sans
doute afin que je puisse éprouver ces sentimens agréables
ou désagréables, toutes les fois et aussi longtems qu’il le ju=
gera à propos.
Arrivé à reconnoitre dans le même Etre l’Autheur de
mon existence, le Maitre de sa durée et l’Arbitre de mon
bonheur et mon malheur, il est impossible que je ne
reconnoisse en même tems que je dépends absolument de
Lui. Il est vrai que je ne me forme pas encor une idée
bien précise de la nature et de l’étendue de cette dépen=
dance.
Cependant en m’examinant moi même je m’apperçois
que je suis capable d’agir de différente manière. Là dessus
un mouvement de curiosité s’empare de moi; La volonté
de cet Etre de qui je dépends est-elle que j’agisse d’une ma=
nière plutôt que d’une autre, ou n’a-t-il à cet égard au=
cune volonté? S’il en a une, quelle est-elle? Un peu d’ex=
périence et de réflexion va bientôt m’éclairer sur cet ob=
jet de ma curiosité, et me fournir dequoi répondre à ces
deux questions que je me suis faites.
Dabord je remarque que cet Univers renferme d’autres
Etres que moi; mais il n’y en a aucun duquel je puisse pen=
ser qu’il se soit créé lui même, et par conséquent aucun
qui ne doive son origine aussi bien que moi, à un prémier
Etre Créateur. Je découvre ensuite que ces Etres agissent
ou se meuvent d’une manière constante et uniforme à
plusieurs égards, ou, pour m’exprimer autrement, que tous
/p. 80/ les Corps sont assujettis à de certaines Loix fixes et immua=
bles. Plus j’examine et plus je m’assure qu’il regne un certain
ordre dans l’Univers. Le jour fait place à la nuit, les saisons
se succèdent les unes aux autres, les Corps célestes conser=
vent entr’eux la même position, ou s’ils en changent, ces
changemens mêmes sont réglés d’une manière invaria=
ble. Les Corps terrestres m’enseignent la même vérité;
Les Loix du mouvement, de la pesanteur, celles de la géné=
ration et de l’accroissement des plantes et des animaux s’ob=
servent ponctuellement et sans aucune contravention.
Je ne puis donc plus en douter. Tous les Etres créés qui m’en=
vironnent sont assujettis à de certaines règles. Ces règles d’ou
peuvent-elles émaner? De la volonté d’un Supérieur sans
doute. Qui peut être ce Supérieur? Hé qui pourra-t-il être que
le Créateur lui même? Le Créateur a donc eu et a encor une
certaine volonté à l’égard de ses créatures. Mais je suis créa=
ture: aurois-je été excepté de cette règle générale? Celui qui
m’a formé n’auroit-il eu aucune volonté, aucun dessein sur
mon compte, en me formant? Cela ne se peut. Dailleurs en
m’examinant moi même, je m’aperçois qu’une partie de moi
est assujettie aux mêmes Loix. Celles du mouvement, du choc
des corps, de l’accroissement et autres, me sont communes avec
les autres Etres qui habitent cette Terre. Me voila donc ren=
fermé à cet égard là dans cette subordination generale; je
ne saurois en disconvenir.
Il est vrai que je sens aussi chez moi quelque chose qui
me distingue des autres créatures; c’est une ame libre et in=
telligente. Mais que conclurai-je de là? Sera-ce que cette por=
tion de moi est indépendante? Nullement: Car prémiérement
je ne saurois douter qu’elle ne soit aussi l’ouvrage du Créateur,
et quand sur ce seul principe je ne conviendrois pas de sa dé=
pendance, l’expérience que je fais qu’il y a certaines Loix aux=
quelles je sens qu’elle est assujettie, et auxquelles il n’est pas en
son pouvoir de se soustraire suffiroient pour m’en convaincre.
Dailleurs ne seroit-il pas absurde de penser qu’un Etre que le
Créateur a formé avec des Facultés qui l’élévent si
/p. 81/ éminenment par dessus ses autres ouvrages fut le seul qu’il eut
créé sans dessein, sans se proposer aucun but, & sans avoir eu
sur son compte aucune volonté. Tout ce donc que je puis
conclurre de la possession d’une prérogative qui me distin=
gue si avantageusement des autres créatures, c’est qu’il m’a
destiné à exécuter sa volonté, mais d’une manière conforme
à ma nature et à ma constitution, et par conséquent dif=
férente de celle en laquelle y sont assujettis ses autres ou=
vrages qui n’ont pas les mêmes Facultés.
Mais quelle est cette volonté, et comment l’homme avec
le seul secours des lumières naturelles parviendra-t-il à la
découvrir? Essaïons de mettre ici encor une fois en œuvre
la contemplation des ouvrages de l’Univers. J’y ai déja ob=
servé l’ordre merveilleux qui y règne invariablement au
moïen de certaines Loix émanées de la volonté du Créa=
teur qui s’y observent ponctuellement. Mais quel est le but
de ces Loix, quelle est la fin que le Créateur s’est proposée
en les imposant? C’est sur quoi je n’ai point encor suffisam=
ment réfléchi, et qui méritoit cependant toute mon attention.
Le fruit d’une telle recherche sera, on n’en sauroit dou=
ter, la découverte de cette vérité. C’est que le Créateur s’est pro=
posé dans l’établissement de ces Loix la conservation & le
bonheur général de ses créatures. C’est ce que toute la Na=
ture nous enseigne, pour peu que nous nous donnions la pei=
ne de l’étudier; et plus nous pousserons cette étude, et plus nous
aurons occasion de nous en convaincre. L’Univers entier
nous crie que la conservation et le bien être du tout est né=
cessairement lié avec le maintien de cet ordre admirable. C’est
donc, je ne puis en douter, le but que le Créateur s’est proposé
en l’établissant. C’est à ce but que tend tout le Méchanisme des
créatures inanimées; elles sont obligées d’y concourir, et elles y
concourent effectivement, mais d’une manière conforme à
leur nature et à leur constitution; c’est ainsi qu’elles remplis=
sent la tache qui leur a été donnée.
L’Homme cette créature libre et intelligente, n’a pas une
tâche différente; ces Facultés dont il est doué et qui ont été
/p. 82/ refusées aux autres créatures, ne le dispensent point de concou=
rir au but général que le Créateur s’est proposé en formant
ses autres ouvrages. Autrement il faudroit dire, ou que ces
Facultés le tirent de la dépendance à laquelle sont assujettis
tous les autres Etres créés, et que le Créateur n’a eu aucun
dessein, aucune vue sur son compte en le formant, ce que
nous avons déja vu qui ne pouvoit pas être; ou il faudroit
imaginer quelque autre but particulier que Dieu se seroit pro=
posé en créant l’homme, différent du but général qu’il s’est
proposé en formant ses autres ouvrages. Mais quel pourroit
être ce but particulier? il faudroit le supposer sans doute,
plus excellent que le but général; car on ne peut pas raison=
nablement penser que le but d’un ouvrage moins parfait, fut
plus excellent que le but d’un ouvrage plus parfait; il me
semble au moins que ce seroit une absurdité. Cela étant ou
trouver un but plus excellent, plus digne du Créateur, plus con=
forme aux idées que nous nous faisons de ses Perfections in=
finies, que celui qu’il s’est proposé en formant ses autres ou=
vrages, la conservation et le bonheur de ses Créatures?
Dailleurs en m’examinant moi même, je m’aperçois que
je tire de grands avantages du maintien de cet ordre qui regne
dans l’Univers; il y a plus, je les sens ces avantages d’une
manière beaucoup plus vive que ne le font les créatures mê=
me susceptibles de sentiment. J’ai même lieu de croire qu’en=
tre les plaisirs dont je jouïs et que les ouvrages du Créateur
me procurent, il y en a qui ne sont connus qu’à ma seule espèce.
Me voilà donc plus intéressé qu’aucune autre créature à la con=
servation de cet Univers, qui m’offre tant de douceurs et tant
d’avantages; aussi bien qu’au maintien de l’ordre qui y regne;
d’ou je puis conclurre que je suis aussi plus obligé qu’aucune
autre à y concourir autant qu’il dépend de moi.
Voici donc la volonté de mon Créateur, et la Loi fondamen=
tale à laquelle je suis obligé de me conformer, c’est que je contri=
bue autant que ma nature et ma constitution peuvent le per=
mettre à la conservation et au bonheur de ses créatures, et
que je leur procure le plus grand bien que je suis capable de
/p. 83/ leur procurer et dont elles peuvent être susceptibles.
Au reste je n’ai point à craindre qu’en obeissant à cette
Loi je contrevienne à la volonté d’un Etre Supérieur à ce=
lui qui me l’a donnée. Je ne saurois en imaginer aucun. Hé
quel Etre pourroit-il y avoir plus grand, plus puissant et plus
sage que le Créateur du Ciel et de la Terre.
Mais comment pourraï-je, et c’est ce qui me reste à voir,
comment pourrai-je exécuter cette volonté de mon Créateur,
de quelle manière pourrai-je contribuer à la conservation
et au bonheur de ses Créatures. Attaché à la surface de ce
Globe, et ne pouvant m’en écarter un moment, je ne saurois
avoir aucune influence sur ces vastes Corps que je ne vois
que dans l’éloignement, je ne puis contribuer en rien au main=
tien de cet ordre admirable qui règle leur cours, et qui les
enchaine; ce n’est donc pas sur eux que je dois me proposer
d’exercer mon zèle, et mon obéissance aux ordres de mon Supé=
rieur. Il faut donc que je cherche d’autres sujets plus à ma
portée; je les trouverai sans doute sur cette Terre que j’habite.
Mais ici je suis encor obligé de reconnoitre ma foiblesse ou
mon ignorance. Un orage se forme, je ne puis le détourner;
un torrent se répand dans la campagne, et renverse tout ce
qui se rencontre dans son chemin, il n’est pas en mon pouvoir
de l’arrêter; une masse de rocher se détache d’une montagne et
écrase tout ce qui se trouve sur son passage, et je n’ai rien à lui
opposer. D’un autre côté je vois les plantes croitre, et se perpétu=
er sans mon secours; les animaux se nourrir & se multiplier
sans mon assistance: tous ces Etres se passent fort bien de moi,
dailleurs leurs besoins ne me sont connus que fort imparfaite=
ment. Je serois tenté de conclurre là dessus que je ne suis d’au=
cune utilité dans cet Univers, et que quand j’aurois les bras
croisés la Nature n’en iroit pas moins son train, si elle ne ren=
fermoit effectivement que les Etres dont je viens de parler. Mais
il en est d’une autre espèce dont les besoins ne me sauroient être
inconnus, et à qui mes secours et mes soins sont réellement utiles.
Le prémier que je découvre entre tous, c’est mon propre in=
dividu; Plus prochain, plus présent, plus à ma portée qu’aucun
/p. 84/ autre, il me semble qu’il doit être aussi le prémier et le principal
objet sur lequel je dois exercer la Faculté que j’ai de procurer le
bien; seulement dois-je prendre garde à une chose, c’est qu’en me
procurant certains biens, je ne me prive pas moi même de quelque
autre bien plus considerable: Autrement je ne me conformerois
pas à la volonté du Créateur, je n’obéïrois pas à la Loi fonda=
mentale qui veut que je procure le plus grand bien dont je suis
capable. De là suivent naturellement les règles de la Sobriété,
et de la Tempérance, et en général tous nos Devoirs envers nous
mêmes, qui ne nous prescrivent autre chose si ce n’est de pré=
férer des avantages considérables à des avantages frivoles, des
plaisirs solides & de longue durée, à des plaisirs courts et passa=
gers.
Mais ce n’est pas tout, je découvre encor d’autres Etres dans
le Monde à qui je puis être aussi d’une grande utilité: ce sont
des Etres en tout semblables à moi. Instruit de leurs besoins par
les miens, mon devoir est de les soulager; jugeant de leurs desirs
par ceux que je sens chez moi, je dois m’empresser à les satisfaire,
averti par ma propre expérience des dangers qui peuvent les
menacer, je dois faire mes efforts pour les en préserver. Mais
ici encor je ne dois point perdre de vue l’obligation ou je
suis non seulement de procurer le bien, mais de procurer le
plus grand bien dont je suis capable. C’est ce plus grand bien
que je dois avoir sans cesse devant les yeux dans toutes mes
actions, aussi bien que dans tous mes jugemens; soit qu’il s’a=
gisse de décider entre les différens intérets d’autrui, soit qu’il
faille opter entre mes propres intérets & ceux des autres. En
suivant exactement cette Loi fondamentale je n’ai point à
craindre de pécher contre la justice, l’équité, la charité, la
bienfaisance. Au contraire l’exercice de ces vertus n’est autre
chose que la pratique des devoirs, que cette règle bien en=
tendue et bien appliquée nous impose. C’est ce qu’il seroit fa=
cile de prouver en entrant dans les détails, et en appliquant
cette règle à tous les cas qui pourroient être proposés; mais
ces détails nous meneroient trop loin; dailleurs ils ne sont
pas proprement de notre sujet. Par la même raison je ne
/p. 85/ parlerai pas non plus des règles qui peuvent servir à faire
une juste estimation des différentes sortes de bien qui peuvent
résulter de nos actions, quoique absolument nécessaires pour
determiner notre choix et notre conduite. Il me suffit pour
le coup d’avoir indiqué par quelles routes, par quelle suite
de raisonnemens et de recherches, je pense que l’homme avec
le seul secours des lumières naturelles peut parvenir à la dé=
couverte d’une Loi fondamentale, d’ou découlent necessai=
rement tous ses Devoirs.
Quelque prévenu que je puisse être en faveur du Sys=
thème que je viens d’exposer, je n’en présume point assez
pour le croire à l’abri de toute difficulté. Je n’entreprendrai
pas même de prévenir toutes celles que je puis prévoir; je
me contenterai seulement d’en examiner une ou deux dont
la solution peut répandre un nouveau jour sur ce que je
viens de dire.
La prémière qui se présente, et que je me hate de pré=
venir, c’est le reproche qu’on pourroit me faire que dans
tout ce que j’ai dit jusqu’ici, je n’ai fait aucune mention
des Devoirs de l’homme envers Dieu; que par conséquent
cette Loi fondamentale que j’ai posée n’est bonne tout au
plus, qu’à nous indiquer ce que nous devons à des Etres sur
le bonheur de qui nous devons pouvons influer, mais quelle ne nous
instruit point de ce que nous sommes tenus de faire à l’é=
gard de l’Etre suprème, quoique ce soit là, comme on ne peut
en douter, le plus essentiel de nos devoirs; d’ou il s’ensuit
qu’il s’en faut beaucoup que ce Systhème ne soit suffisant
pour nous amener à la connoissance de tous nos Devoirs,
puisque les principaux y sont oubliés.
Il est facile de répondre à cette objection, 1° en se ra=
pellant par quelles routes nous sommes arrivés à la décou=
verte de cette Loi fondamentale; C’est dabord en reconnois=
sant un Etre supérieur qui nous a créés, aussi bien que tout
le reste de cet Univers, de qui nous dépendons entiérement et
à la volonté de qui, nous sommes obligés de nous conformer.
Après cela est venu le desir de connoitre sa volonté. Ce desir
/p. 86/ qui a occasionné la contemplation de ses ouvrages n’a pu que
faire naitre en nous la plus vive admiration. Arrivés enfin à
connoitre sa volonté, quels nouveaux motifs de zèle, d’obéissance,
de confiance, de reconnoissance n’avons-nous pas trouvé dans cette
découverte? Mais qui ne conviendra, que si telles sont les dispo=
sitions que produit naturellement cette recherche, telles sont
aussi celles qu’exige de nous notre Créateur.
Ajoutons à cela que ces dispositions qui font l’essence du
culte de la Divinité, se renouvelleront en nous toutes les fois
que nous réfléchirons à l’origine de cette Loi fondamentale. A
cet égard donc, si on ne peut pas dire que cette Loi comprenne
nos Devoirs envers Dieu, on ne peut pas disconvenir au moins
qu’elle ne les suppose.
Mais il y a plus. Si comme on n’en sauroit douter, la con=
noissance de Dieu, notre amour, notre confiance en lui, notre de=
vouement à sa volonté, est pour nous la source d’une infinité
d’avantages et de douceurs plus réelles, plus solides, qu’aucune
que nous puissions imaginer; tout ce qui sert à exciter ou à
entretenir en nous ces sentimens, n’est-il pas compris dans l’obli=
gation ou nous sommes de nous procurer aussi bien qu’aux au=
tres hommes le plus grand bien dont nous sommes capables. Bien
loin donc qu’on puisse dire que cette Loi fondamentale mette
de côté nos Devoirs envers Dieu, on doit avouer qu’elle les ren=
ferme nécessairement. Le Culte extérieur même considéré com=
me un moïen d’exciter en nous et chez les autres ces salutaires
dispositions s’y trouve compris sans difficulté.
Une seconde objection qu’on peut former contre ce Systhème
roulera sur la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité ou l’hom=
me est de remplir exactement les Devoirs que cette Loi lui impose.
Par cette Loi il ne doit pas seulement procurer le bien, mais le
plus grand bien dont il est capable; & si par une action il procu=
re un bien, mais moindre qu’un autre bien qu’il auroit pu pro=
curer s’il avoit agi différemment, le voila coupable de contra=
vention à cette loi. Mais avec des lumières aussi bornées que les
siennes, comment pourra-t-il prévoir tous les effets des differentes
actions dont il a le choix? Comment pourra-t-il peser, comparer,
/p. 87/ combiner les différentes sortes de bien qui pourront en résulter?
Supposé même que par ses efforts il pût y parvenir, quel tems
ne lui faudroit-il pas pour cela? Sa vie toute entière s’écoule=
roit dans les spéculations, et il passeroit ses jours dans une inac=
tion continuelle.
Je répons, à cela, 1° que Dieu n’exige jamais rien de nous
qui soit au dessus de nos forces, et nous remplissons notre tache
en faisant usage de celles qu’il nous a donné. Dans toutes les
circonstances de la vie, il est un tems pour réfléchir et un tems
pour agir. Emploier à l’un le tems qui doit être destiné à l’autre,
c’est se rendre coupable ou de précipitation ou de lenteur, & c’est
à quoi nous devons toujours prendre garde. Notre devoir donc
est de réfléchir pendant que nous en avons le loisir, et d’agir
lorsque nous en avons l’occasion; et pourvuque nous fassions
de nos lumières et de nos forces tout l’usage qui est en notre
pouvoir, nous ne saurions être coupables. Dailleurs cette opéra=
tion n’est pas toujours si longue qu’il le paroit; notre Raison
fortifiée de l’experience nous offre des calculs tout faits qui peu=
vent nous servir dans la plupart des occasions. Les Loix humai=
nes qu’on peut supposer avoir été établies pour procurer le plus
grand bien, nous sont encor d’un grand secours. Enfin les conseils
des Personnes éclairées, des maximes universellement receues
peuvent nous tenir lieu de démonstration. A l’aide de tous ces
moïens, l’homme est en état de juger jusqu’à un certain point,
et même assez promtement, de ce qu’il doit faire et de ce qu’il
doit éviter.
Cependant il faut l’avouer, ces secours ne sauroient lui en=
lever tous ses doutes; Tenté de vérifier par lui même des calculs
faits par autrui, il y rencontre souvent de l’incertitude, souvent
même des contradictions. Il ne peut s’empécher alors de souhai=
ter qu’il y eut pour lui quelque guide plus assuré sur la directi=
on de qui il pût se reposer entiérement. Heureusement pour
nous ce guide est enfin trouvé, et ce guide c’est Dieu lui même,
qui par un effet de son infinie Bonté a bien voulu joindre au
flambeau de la Raison, les divines Lumières d’une Révélation
expresse. C’est dans cette Révélation que nous trouvons une
/p. 88/ direction complette, un Systhème sur, une Morale démontrée,
des calculs tout faits, sur lesquels nous pouvons absolument nous
reposer.
Il s’est présenté à mon esprit deux difficultés, a dit MonsieurSentiment de Mr le Professeur D’Apples
D’Apples, sur la lecture qu’on vient de faire. La 1ere Qu’est-ce qui
portera l’homme à faire des efforts pour découvrir qu’il a un Su=
périeur; l’homme aime l’indépendance, il dira je puis me conduire,
je suis maitre de mes actions. On y répondra en réfléchissant sur
les qualités dont l’homme est orné; quand il aura connu sa na=
ture, ce principe de curiosité qu’il porte chez lui ne s’arrétera pas
là; ses réflexions le conduiront au prémier Etre, et le porteront
à s’en reconnoitre dépendant. La 2e D’ou vient que Mr De St Ger=
main n’a point parlé des devoirs qui naissent de l’idée de Dieu?
C’est sans doute parcequ’il a compris qu’on ne peut se faire l’idée
de ce prémier Etre sans reconnoitre qu’on doit l’aimer; parce
qu’il est souverainement aimable, en ce qu’il possède au plus
haut degré toutes les Perfections que nous estimons, que nous
admirons & qui gagnent nos cœurs; l’amour est donc le pre=
mier devoir envers ce prémier Etre; la confiance, la crainte,
la soumission, l’obéissance & tous les autres devoirs découlent
aussi naturellement de l’idée de ses Perfections. L’idée donc
d’un homme qui est capable d’obligation et d’un Supérieur font
la source de tout devoir, comme on l’a établi dans le Discours pre=
cédent. Mais qu’est-ce qui fera croire à l’homme que Dieu lui
a imposé des devoirs? C’est que Dieu qui est Sage n’a rien fait
que pour une fin, qu’ainsi il n’a pas orné l’homme d’excel=
lentes facultés afin qu’il n’en fit aucun usage: qu’il lui a don=
né l’intelligence, le discernement & la mémoire, afin qu’il
aquit des connoissances, une volonté, afin qu’il s’en servit pour
se déterminer à ce que ses lumières lui aprendroient qui est
juste et bon; et des forces afinqu’il agit. L’amour propre même
modéré & bien réglé, lui découvrira qu’il a des Devoirs a remplir
à l’égard des autres; que puisque il ne peut pas par lui même se
procurer tout ce dont il a besoin, il faut qu’il emploïe le secours
des autres hommes, et que pour les engager à le lui accorder, il
doit les prévenir par ses bons offices, et gagner leur amitié.
/p. 89/ Monsieur l’Assesseur Seigneux croit que les principes queSentiment de Mr l’Assesseur Seigneux.
Monsr DeSt Germain a posé pour fondemens de nos Devoirs sont
bons, et qu’on en peut bien deduire la connoissance de toutes nos
obligations; mais il ne croit pas que ce soient là des principes uni=
versels, ni ceux que les lumières naturelles fournissent. Des Peu=
ples, a-t-il dit, sans connoissance d’un Supérieur ont prescrit les
mêmes Devoirs que nous prescrivons; Donc il y a une autre Sour=
ce de Devoirs. C’est ce dont les Payens nous fournissent une preuve,
ils ne reconnoissoient point de Dieu; le grand nombre qu’ils en
adoroient prouve qu’ils n’en connoissoient aucun qui eut les Per=
fections que le vrai Dieu doit avoir; ils adoroient des Dieux
sans connoissance, impuissans, et remplis d’imperfections & de
vices, ce qui fait dire à Saint Paul, qu’ils étoient sans Dieu
dans le Monde; ils ont cependant connu presque tous les De=
voirs qui sont imposés à l’homme. D’où ont-ils appris à les con=
noitre? De leurs différentes situations, de l’expérience. Ils ont re=
marqué que telles et telles actions étoient contraires à l’ordre et
au bonheur de la Société & que telles autres y étoient confor=
mes, & sur ces observations ils ont établi des régles qu’on de=
voit suivre, & des Loix pour diriger la conduite de chaque
particulier, et pour maintenir la sureté et le bon ordre entr’eux.
On a cherché a dit Monsieur le Lieutenant Ballival,Sentiment de Mr le Lieutenant Ballival De Bochat.
un principe d’où découleroient tous les Devoirs. Tous les Au=
teurs en ont adopté un qui leur est propre: Il y a eu du mé=
sentendu entr’eux, parce qu’ils ont confondu la source avec le
moïen. La véritable source c’est la Volonté de Dieu.
Il a aussi répondu, à ce que Monsr Seigneux avoit avan=
cé que les Payens qui n’avoient point la connoissance de
Dieu avoient pourtant connu leurs Devoirs, que quand mê=
me ces Peuples n’ont pas eu l’idée de Dieu, ils ont eu l’idée
d’un Supérieur, et cette idée d’un Supérieur étant incomplette
les a engagés à en forger plusieurs. Mais l’idée qu’ils en avoient
étoit suffisante pour les porter à étudier leurs Devoirs et à
les pratiquer; ils attribuoient à leurs Dieux la connoissance de
leurs pensées, et ils étoient persuadés que leurs Dieux aimoient la
justice, qu’ils accordoient leur protection & des recompenses à
/p. 90/ ceux qui la pratiquoient, non seulement dans cette vie, mais
principalement après la mort.
Il est facile, a dit Monsieur DeCaussade, de remonter à unSentiment de Mr le Baron DeCaussade.
prémier Etre, qui étant l’Autheur des Sociétés aime l’ordre, et à
qui l’on est agréable si on suit cet ordre: il est, dis-je, facile à un
homme raisonnable de découvrir par ses réflexions ce prémier Au=
theur de toutes choses. Il peut aussi y avoir chez les hommes un
instinct qui les guide et les dirige dans la découverte des choses
qui leur conviennent. C’étoit l’amour propre qui dictoit leurs
devoirs aux Peuples qui ne connoissoient pas Dieu; mais le
grand, le vrai principe des Devoirs c’est la connoissance d’un Supé=
rieur qui aime l’ordre.
Un moïen pour connoitre ses Devoirs, selon Monsieur Polier,Sentiment de Mr le Recteur Polier.
c’est de consulter soi même les idées du juste et de l’injuste qui
sont gravées dans le cœur de chaque homme; on dira qu’elles
varient, il faut en convenir, mais ce n’est pas dans des choses
essentielles, ce n’est que dans le jugement de quelques cas
particuliers et embarrassés. Ces idées du juste et de l’injuste ser=
vent non seulement à découvrir la volonté du Supérieur,
mais de plus la raison pourquoi il a voulu telles et telles cho=
ses; on se convaincra par là que Dieu a suivi de certaines régles
dans ce qu’il a commandé. Les idées du juste et de l’injuste nous
feront connoitre tout cela; elles sont chez tous les hommes, ils ne
peuvent les étouffer; elles viennent donc de celui qui les a fait
Donc il les suit lui même.
L’obligation à suivre la volonté d’un Supérieur doit être
tirée de la volonté de ce Supérieur, à laquelle il faut joindre
les peines et les recompenses. L’idée d’un Supérieur est si néces=
saire pour porter l’homme à remplir ses devoirs, que des Athees
qui ne reconnoissent point de Dieu ni de Superieur sur la terre
quand ils veulent s’unir en Société, doivent entrer dans des en=
gagemens qui leur tiennent lieu de Superieur et de Loi.
Monsieur DuLignon n’a pas voulu opiner.
On a proposé pour Question a traitter dans les huit jours,
Comment on peut justifier les Princes qui, sous prétexte
de maintenir la balance en Europe, prennent les armes contre
/p. 91/ un autre Prince, ou le dépouillent des successions qui
lui viennent de Droit.