Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 février 1776

de paris le 17 fr 1776

j'ay tardé quelques jours mon cher amy a réponde a votre lettre
du 28 du mois passé, mais la dame notre amie venoit de vous écrire
et vous avoit sans doute donné de nos nouvelles. la fievre de mon
gendre, quoyque longue, fut paisible et sans écarts ny excès, comme luy;
il etoit bien surpris, bien pensif, bien docile et si exact et précis a la
minute pour lexecution de toute ordonnance que bordeu le prit pour
un vaporeux. il est actuellement sur pied et rentré je crois dans
touts ses droits. a légard de ma belle fille elle s'est rangée a un régime
fort exact et fort insipide et a vu renaitre l'apétit et elle est revenue
a vue doeil; comme nous avons néanmoins la tète légère et transitoire
je ne scais si cela tiendra. enfin il ny a que moy qui n'aye point
eté éclopé ou peu ou prou, il est vray que je ne parle pas de mes inc=
ommodités habituelles, qu'attendu la multitude d'assauts que je suis
obligé de soutenir ou d'attendre je me suis tenu sobre, et j'ay observé
de sortir matin et soir a pied par ces grands froits et me suis trouvé
a traverser paris a 9 heures du soir avec des chaussons de futaine par
dessus les souliers; il ny a eu qu'un seul jour matin dun certain lundy
jour du plus grand froit (observés que je sortois a jeun touts les matins)
ou je sentis une sorte de découragement intérieur.

pendant ce temps notre bon margrave a été icy quinze jours avec le
prince héréditaire; je ne le scus que parceque je le trouvay écrit a ma
porte le jour mème de son arrivée. il a passé chez moy a peu près toutes
ses soirées, son fils soupoit avec notre jeunesse, et il a diné et passé la
journée, les deux mardis de son séjour. il avoit avec luy son principal
homme de confiance qui est homme desprit et deu confiance monde. par ce moyen
j'ay scu davantage des choses qui se faisoient chez luy, que je ne le pou=
vois par les explications de cet excellent homme de beaucoup trop
modeste; et quoyque dans l'agitation continuelle ou je suis forcé d'ètre
cecy me fut un surcroit d'action, j'ay néanmoins reçu beaucoup de conso=
lation de la vue de ces excellents princes; nous nous sommes embrassés
a leur départ les larmes aux yeux.

<1v> a légard de mes affaires mon cher amy, je vous prie de ne penser
ny ne ruminer, car il vous est impossible d'imaginer ce que cest que des
affaires ou un conseil politique ou civil tenu au bal de l'opéra. et bien
c'est tout un. quand mes besognes (du moins celles lâ car je n'en manque
pas d'autres) auront une issue quelconque, si ce n'est par ma fin, vous en
aurés des nouvelles. quand a présent, j'ay comme depuis plus de 30 ans
sujet de penser que je fais mentir le proverbe qui dit que le diable n'est
pas toujours a la porte d'un pauvre homme. mon fol qui etoit a pon=
tarlier
sur sa parole d'honneur, a fuy ou pour mieux dire s'est caché et
de lâ il s'est adressé a sa mere qui assiège les ministres de mémoires &c
et voila la ligue des fols et des scandaleux en campagne. quoyque
le gouvernement soit bien propre a en étendre le bruit, attendu qu'il
s'est mis a peu près en tète de mener le monde par le raisonement
toutefois on m'a a cet égard assés proposé de faire de cet homme
ce que je voudrois, et moy j'ay répondu que je n'en voulois plus du
tout rien faire, que je l'avois mené jusques a l'age de 27 ans; que
plus loin, je passerois pour son adversaire et parmy ses consorts pour
son persécuteur; qu'ils en pouvoient eux faire ce qu'ils voudroient et
que je ne m'oposois a rien, sinon qu'il vint a paris soux mes yeux
ravager et peutètre se faire pendre. voila ou j'en suis très fixement
mais le mal est qu'en ces sortes de cas, on a souvent plus de fatigue pour
déférer a ses amis foibles et minutieux, que par ses parties mème. son
beaupère en sus arrive dans peu; je scay que le dessein du père et de
la fille est que je donne les mains a sa séparation, et moy ce n'est pas
le mien, parceque j'ay un petit fils, relicat de devoirs. il faudra encor
louvoyer avec ceux lâ, mais contés mon cher amy que ce ne sera ja=
mais par lassitude et découragement que j'abdiqueray ma charge.

on est icy dans le ferment des cris et des partialités a ne pas s'entendre
pour la premiere petite opération qu'on veut faire aux parisiens; je ne
scais ou la fougue et l'irritation n'iroit pas, si l'on laisse le frotement des
raisonements a la diable électriser l'air encor quelquetemps. je me trouve
très bien du genre de vie retiré que j'ay pris depuis que ce règne a commencé,
<2r> et quand on me met sur la sellette je n'entends pas. bien est il que je
sens fort bien que dans les circonstances particulieres ou je me trouve.
cest une complication qui nuit a lexcès a mes affaires, dieu est surtout
au reste si tost qu'il plaira au roy de dire son mot ferme et de s'y tenir
tout cela tombera et il n'en sera plus question: cest ce qu'il y a de
commode avec cette nation.

on m'a enfin remis les exemplaires de mes lettres sur la législation
que les libraires m'ont envoyés; je ne voudrois pas mortifier ces hon=
nètes gens, mais je n'ay jamais guères vu tant de fautes qu'il y en a
dans le discours préliminaire qui étoit la seule chose qui ne fut pas
imprimée, en tout pour les caractères et pour la correction, limpression
de lausanne valoit beaucoup mieux.

adieu mes très chers amis, toute ma famille vous salue et embrasse
vous n'avés plus la votre auprès de vous. je vous aime de tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai
a Berne en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 février 1776, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/375/, version du 06.03.2018.
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