Transcription

de paris le 15^e j^r 1776

dans ma premiere mon cher amy je vous ay deja détaillé touts
les tracas qui m'arrachoient tout mon temps; les assaillantes lettres
de bonne année ont suffoqué depuis le peu qui m'en reste. dailleurs
si je voulois je serois garde malade et quoyque je ne le veuille, ny n'y
sois bon a rien, cela prend de grandes minutes qui font de très grands
quart d'heures et de courtes heures. du saillant a la fievre continue avec
redoublement depuis 15^aine après avoir négligé éruption, gripe, petite
fievre, &c et il en est d'un étonement d'un apetit de se tirer de gesne, d'une
superstition au dire du medecin pour partir du pied droit ou du gauche
pour aller au lit, qui vous feroit rire! sa femme luy lit jour et nuit
et il n'entend pas que ce soit un autre; cela se terminera pourtant
sans encombre, mais dans ses circonstances et les miennes, ç'en est
un grand. le bailly qui a jugé a propos de donner congé a sa jambe
ne sort pas néanmoins quand il gèle et il gèle fort. d'autre part ma di=
vine belle fille, lesprit le plus aimable pour le monde et le plus profond
en badinage, mais le plus impropre a tout sérieux, a si bien fait par
son régime de sa tète, comme le fut son mariage, par de continus lava=
ges, diarrhée &c toutes choses que j'ay ignorées jusques a ce que je l'aye
surprise dans les convulsions du vomissement, qu'elle est dans une atonie
absolue, rien ne faisant plus chez elle sa fonction, de manière qu'au moy=
en de sa tète négative elle est en danger de marasme absolu. dautre
part M^e de pailly a chez elle un catharre dans la tète, mais celle la se
conduit bien, et moy j'ay mes procès, et pourtant je réponds a votre lettre
du 29 x^bre, cela n'est il pas beau.

pour vous mettre au fait mon amy de notre entier déménagement, vous
scavés que cette automne il y eut a malthe une maniere d'irruption
d'un genre singulier, en conséquence la demande d'un chapitre général, chose
tombée en désuétude depuis 144 ans, et par les zelanti fort demandée;
en conséquence mon frère devoit y aller. et avoit été apelé par les cris
du peuple et de la jeunesse dès le moment de la bagarre. sur cela ximènès
est mort et le bailly de rohan qui sest trouvé lors le seul éligible a malthe
fait grand maitre. cela change la thèse car il est de beaucoup plus jeune
que mon frère. toutefois iceluy persiste; il a rassemblé chez luy les zélés
<1v> priorés de france, d'aquitaine et de champagne, et ramasse leurs mém=
oires; d'autre part il connoit malthe mieux qu'aucun de ceux qui sont
en france et les munit de cela. de lâ il part au petit printemps, pour
assister aux chapitres de s^t-gilles et de toulouse, sonner le tocsin et faire
tete a touts les suppots du despotisme habituel; de la il part pour
malthe ou il sera précédé, par des exemplaires de mémoires qu'il fait
actuellement, et ce génie inquiet et déplacé s'il n'a des affaires et ne fait
de grandes et bonnes choses va entreprendre la restauration des statuts
ou pour mieux dire le rôle de tiberius gracchus. chacun est trainé
par son instinck, le sien est de vouloir l'ordre et de le vouloir de fierté
et de droiture, et je pense qu'il fera du bien. quoyqu'il en soit je n'opose
rien a son départ, pensant que ce sera son devoir et que c'est son attrait, et
sachant fort bien etre demantelé d'autant.

je rends graces mon cher amy a M^es vos soeurs de 1 mot biffure s'ètre souvenues
de moy, je me souviens bien d'elles je vous assure, avec un bien tendre
Respect. je me rapèle fort bien aussy, M^r de s^t-germain; s'il étoit icy les
oreilles luy tinteroient souvent, car son nom y fait parler beaucoup.

quand a ce fou dont vous me parlés je ne scavois pas qu'il eut passé
a lausanne. j'ay lu une partie de sa drogue, jusques a l'endroit ou il
pose le souverain comme gagiste de la nation; cette hypothèse est si
contraire a nos principes 2 caractères biffure et dailleurs si dangereuse et propre au
scandale que je laissay lâ le livre. au reste on me l'avoit prèté et pers=
onne n'en a parlé icy. il a voulu m'en écrire a l'occasion d'une recher=
che que le gouvernement avoit fait faire sur les lieux, j'ay coupe court.
je crois ce M^r plus resserré aprésent, le commandant ayant en copie
d'un billet de 1500 lb quil avoit fait a neufchatel, jugés ce qu'on peut
espérer d'un misérable qui dans les circonstances ou il est de touts cotés
pour dettes a le front encor de faire des billets. dieu est sur tout.

je n'ay point été gripé ma sobriété forcée m'en a garenty, et j'en
ay été quitte pour quelques tirelaisse et mouvements dentrailles.

je n'ay point osé mon cher amy faire faire votre pressoir cette année
j'avois trop peu de temps, et mon habile charpantier m'ayant désigné
un bel arbre pour la vie, je compris a cette perspicacité, voyant celle
du modèle en fer qu'on ne me feroit rien qui vaille et remis cela a cette
année cy, ou j'y seray plus longtemps. je vous renouvelle mes remerciments
mon très cher, de ce petit outil qui est le plus joly du monde:

a légard des objets d'avantages que vous voyés dans le renouvellement
d'alliance et qui sont bien les réels, il me semble que la besogne se fait
d'elle mème par la nature des choses et le concours des intérèts.

puisque vous aimés a etre dans l'admiration vous autres, vous faites
bien de vous tenir dans le lointain, car de près vous n'admireriés pas
tant a beaucoup près. quand a la partie du militaire qui est plus libre
<2r> ne tenant a rien autre, tout est encor dans le secret. ce sera pourtant
un bon augure si ce misantrope vient a bout de se débarasser en par=
tie de la cour et de l'allure du temps; traiter un bras quand la cangrène
est a lestomac est toujours quelque chose.

depuis 15 jours mon pauvre balot de livres de berne est au sindicat
de la librairie, et l'on me dit amy du l^nt de police albert que vous
avés vu chez moy, et je n'ay encor pu rien avoir, jugés de la dilig=
ence pour les autres.

votre opinion pour les chevaux a tirer de fribourg est fort bonne
ainsy que pour avoir un conducteur du paÿs; il seroit bon qu'il fut lab=
oureur, car j'ay déja un chartier qui est fort bon pour la voiture mais
mauvais laboureur.

j'ay donné votre commission a s^t-pierre, il dit que grace a ces beaux
arrangements de messageries, son homme qui porte les autres ne peut
plus porter de paquets au dessous de 50 l. mais il avisera, ayant
aussy des commissions pour votre domestique.

adieu mon cher amy ma famille vous salue et embrasse, j'ay
fait vos honneurs a touts ceux qui vous connoissent, qui vous honorent
et moy je vous aime

Mirabeau

a monsieur
Monsieur de Sacconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
a Berne par Pontarlier