Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 10 novembre 1775

du bignon le 10 9bre 1775

j'etois vrayment bien en peine de vous mon bien bon et premier
amy. je vous écrivis des aussitost mon arrivée icy et point de
nouvelles. enfin je reçois votre lettre qui n'a point l'air d'avoir
trop voyagé, et après avoir eu bien de la joye de votre écriture,
ce n'a été qu'au dr paragraphe que voyant ces mots nous allons
faire une abondante vendange
je suis revenu a la datte de votre
lettre et j'ay vu quelle etoit du 10 8bre. je ne scais ou elle a demeuré
mais au lieu de mettre a nemours au bas, vous y aviés mis au bignon
et cela sans doutte l'a retenue; quoyqu'il en soit ce n'est pas ma faute
si j'ay langui.

quand a présent vous pouvés m'adresser a paris, car jy retourne av=
ant la fin du mois. les vacances du parlement sont prolongées cette
année jusques au 27, et il faut que je recomance. non seulement au
moyen de sobriété je n'ay point eu de mes accidents cette automne
et n'en ay pas aparence, mais j'ay repris des forces qu'un été a paris,
les inquietudes de procédure aussy dure et contradictoire a mon carac=
tère, et le metier de piqueur de 100 ouvriers dans ma maison que je
prévoyois de reste me devoir tomber sur les bras cet hyver, avoient
fort diminuées, tout en agissant. je soupirois après la campagne
comme un cerf après la fontaine. depuis deux ans la providence me
fait une grace que je luy avois souvent et vainement demandée. elle
m'en a fait grand nombre et m'a toujours tiré de partout; mais tout
en remarquant et remerciant assidument sa protection, je n'en jouis=
sois pas davantage. si j'avois a revenir au monde et a faire troix sou=
haits, après une tète sage, le second auroit été d'obtenir ce que j'ap=
ele le talent qui est cette présence d'esprit et cette aptitude a saisir
les convenances, qui arrange tout, tire party de tout et par conséquent
jouit de tout. vous la connoissés mon cher amy, et elle vous donne de
la marge. ces deux souhaits ne sont qu'au cas que j'eusse a revivre
et j'ay de bonne heure pris mon party de m' sur la nécessité de m'en
passer, comme d'avoir six pieds de taille; mais je demandois de pouvoir
<1v> jouir a la campagne de ce qui est fait, et m'amuser aux choses que je
fais faire. mon travail continuel étoit comme celuy de pirrhus dans son
voyages de conquètes, une ardeur impatiente qui gatoit tout, et s'inqu=
ietoit de tout, ne jouissant par conséquent jamais de rien, mais projet=
tant a l'infiny, sans beaucoup de règle ny mesure; cest l'effet de cela qui
faisoit dire a mon vieux amy puymarets que mes enfants devoient
m'empècher d'aller a la campagne, parceque j'y jettois l'argent a pélées.
je ne diray pas que mon tempéremment soit entiérement corrigé, car le
naturel ne se détruit pas, et il y a du bon de a avoir actuellement 40
manoeuvres et quatre voitures en branle touts les jours, ce qui n'est pour=
tant pas trop sage, vu tout ce qui m'attend la bas; mais je sens depuis
deux ans que je me complais a ce qu'on a fait pendant l'hyver, a ce qui
est de culture, et que j'y prends et que j'y prendray, et que je me trouve
heureux icy, ce qui me promet une viellesse douce. dans l'état cruel de
contradictions peu communes dans lesquelles j'ay passé ma vie, je me
suis accoutumé a prendre aux intermèdes, et a faire comme un péniten=
cier, qui quand il a fermé le coté de lucarne de son confessional d'ou
luy sont venus les gros péchés, ny songe plus pour le moment et va écou=
ter de l'autre les contes de peau d'ane que luy fait une femmelette; ainsy
dans tout état de cause, un lieu de retraite paisible et chérie me sera
bien bon.

quand a mon principal traversier; quand il a eu obtenu ses 6000 lb de
provision, il a recouru a des arbitres; moy j'ay dit que je voulois bien qu'on
arbitrat l'ancien compromis a toute rigueur, mais quand a un nouvel
accomodement je n'en voyois ny la raison ny la prudence ny la sureté, a
moins toutefois qu'elle ne consentit a donner son bien dès aujourd'huy après
elle a ses enfants, proposition non onéreuse a une femme qui a 5 enfants
et 9 petits enfants, et qui la mettroit a couvert elle de ses propres folies
si je venois a manquer, et le bien; qu'a ces conditions je luy en ferois de
bonnes, qui me dépouillant aujourd'huy me donneroient la satisfaction de
faire ma charge. elle n'en veut dit elle entendre parler si ce n'est pour Me
de cabris. je repousse donc les propositions, et dis que je veux que cette
séparation soit jugée, et voir si les hommes feront plus que dieu, qui ne
scauroit me trouver coupable de sévices et mauvais traitements volontaires
envers qui que ce soit. mes ayant cause a scavoir mon gendre et desjoberts
prétendent que si elle consent a laisser passer sentence et arrest de concert
qui la déboute de sa demande en séparation et la condamne a tenir habita=
tion en limousin, je dois payer cela par un accord. je me fais tenir, ne vou=
lant pas qu'elle gagne du terrein en opinion; mais dans le secret de mon coeur, je
ne veux pas trop tenir a mon opinion. vous serés instruit de la suitte.

<2r> a l'égard de mon fol, son excellent custode, le cte de st-mauris, commandant
de pontarlier et du chateau de joux en est plus content et y voit dit il de
la ressource; il faut bien laisser aller. il a toute liberté, hors celle d'aller a
pontarlier. il travaille beaucoup. il a fait imprimer je ne scay quoy sur
le despotisme
, qu'on dit brutal mais dans les principes; je ne l'ay point
vu. il travaille a l'histoire, naturelle, politique, fiscale surtout a légard des
salines, industrieuse &c du paÿs; les productions et le commerce dont il seroit
susceptible &c. le cte de st-mauris l'a fort entouré, on luy en dit du bien. il a
fait un voyage a neufchatel avec un compagnon honnète, pour notices rela=
tives a son ouvrage et ne s'est point écarté; voila mon amy, mes dernieres
nouvelles.

celle que vous me donnés du départ des exemplaires des lettres sur la légis=
lation, me fait grand plaisir. je vais faire avertir a paris, car il est temps,
et surtout de pourvoir a toutes les chicanes de la librairie, quoyque cecy ait
eté imprimé dans les éphémérides avec aprobation. si je suis content de l'exé=
cution, je vous adresseray un ouvrage que j'allois envoyer en hollande.
son titre est supplément a la théorie de l'impost et j'ose presque promettre
qu'il n'est pas indigne de son ainé. cela doit dépendre néanmoins des
soins et des succès de votre société typographique, pour bien et rapide=
ment répandre les ouvrages qui y sont imprimés; car vous sentés bien
qu'il est nécessaire que celuy cy soit beaucoup et promptement connu.
faites je vous prie, bien mes remerciments a votre digne amy Mr votre
vice chancelier; il s'occupe de l'objet le plus digne selon moy d'un digne
patriote, et d'un vray bienfaicteur de lhumanité. l'instruction fait la
seule différence de l'homme a la brute et a la pire des brutes; elle ne peut
venir que de l'imprimerie, barriere phisique a touts les genres de despotisme
violent ou frauduleux. je seray fort aise je vous assure, de connoitre un
si digne homme et de mériter son amitié.

que voulés vous mon cher amy que je vous dise sur votre alliance ou la
notre, vous scavés bien que je ne suis qu'un vise en l'air. je dirois volontiers
aux faiseurs de cartulaires politiques, ce que je dis aux Mrs les tacticiens.
tandis que vous aprenés un genre dexercice, la mode en passera car je n'en
ay vu tenir aucune dans le monde, et vous aurés perdu temps, habitude
et facultés: si j'avois a briller dans la 1ère guerre je demanderois troix mois
je formerois une troupe a lexercice de la broche, et je suis sûr que pendant
troix campagnes rien ne tiendroit contre mes embrocheurs. ou va cela?
dirés vous; le voicy. tout change a vue doeil dans la politique de cette petite
région apelée l'europe; et ses interèts elle ne lest connut jamais, ses passions
sont de mode, les moyens quelles employent ne sont pas mème bien discernés
par ceux qui les employent qui eut dit a louis 14. vous ètes un grand homme
n'est ce pas? ouy. vous voulés de la gloire n'est ce pas? ouy. cest pour en avoir
que vous voulés étendre vos frontières? ouy. oh regardés alexandre, tamerlan
&c &c ceux la ont conquis le monde; combien vous serés au dessous a cette mesure
lâ, surtout en considérant le point de partance, vos forces, votre naissance & &c
<2v> il eut peut ètre été dégouté de la hollande par ce calcul lâ surtout si on luy eut
ouvert la carriere de la vraye gloire; je reviens. sans vous faire un tableau histori=
que en aperçu qui allongeroit; voyés ce que fut la hollande dans la politique, voyés
ce qu'etoit tout a l'heure l'angleterre et dès l'invasion de la corse ne dûtes vous
pas dire, toute la politique a changé. laissés dire les tracassiers politiques, mais
cet oracle est plus sur que celuy de calchas l'europe essuyera partout des révolutions
intérieures; mais a légard des guerres exterieures, elle n'est nulle part en
etat d'en soutenir. Cecy est tiré de l'état naturel et phisique des consti=
tions nationales, avec lesquelles il ny a point a composer. a considérer
ensuitte les choses comme les politiques de cabinet, la maison de france est
sur son déclin. celle d'autriche greffée d'un jeune scion paroit en pleine ver=
deur; et l'on ne scauroit nier qu'une maison qui a pour base et pour esprit
de famille une pragmatique qui lie en un mème corps d'etat et de patri=
moine, les croates, les wallons, les villes forestières, et la lombardie, tenant
en sus la dignité et les prétentions impériales, ne veuille bien etre regar=
dée comme menaçant la liberté de touts: mais combien tout cela couvre de
foiblesse tant qu'ils se gouverneront en imitateurs fiscaux, et si jamais ils se
tournent vers les bons principes, combien ils trouveront en avoir trop. en att=
endant nous mettons a touts envahisseurs de rudes batons dans les roues, en
montrant et enseignant a touts les hommes la science du bien et du mal.

quoyqu'il en soit a votre place si j'avois assés de loisir pour prendre et nour=
rir des inquiétudes extérieures, ce seroit plutost le duc de savoye qui m'en donneroit.
cest vous dire assés que ce sont lâ des rèves. personne n'est blessé que par soy
mème; nul état ne peut etre conquis s'il ne veut l'ètre; le portugal agençé
comme vous scavés n'a pas été entamé par lespagne et la france reunies.
tout votre mal donc si jamais vous en avés a craindre ne scauroit venir que
de vous. si j'étois né suisse je serois comme icy, je ne me serois jamais meslé
d'aucun des gouvernements de ma patrie, mais me déclarant bon helvétien en
général, j'aurois tendu a resserrer les noeuds intérieurs de l'alliance et du
corps hélvétique en général, j'aurois fondé une secte dont ceut été la profession
de foy. les moeurs antiques, les alliances antiques, l'agronomie, et le Respect filial
pour principe, et toujours reprendre les vieux fondements; regarder les variétés
de gouvernement comme des administrations domestiques diverses, attendu que
chacun baise sa femme a sa guise et que personne n'a rien a y voir. a cela près
se garentir d'innovations et d'imitations, sans jamais perdre de vue les améliorations
tout cela dirés vous ne dit rien sur notre alliance; mon amy ce seroit parler
comme un aveugle des couleurs. cepandant donnés vous patience, je travaille a cet
objet lâ. a la vérité cest dans un plan un peu vaste; mais qu'importe, vous y serés
compris comme les autres, il s'agit seulement de vous bien porter en attendant.

adieu mon cher amy, l'année passée je mis toute ma vigne en échalate il en
entra 50 milliers et avec 2 milliers par an je l'entretiendray desormais. je la fis cou=
per en 4 par deux allées qu'on mit en perchées comme espaliers independemment
de tout le tour qui est pareillement en perchées; j'en ay été content, au moyen de quoy
celle cy je la fais mettre en rayons et touts les rayons seront pareillement en perchées
jy fais voiturer force terres; au bout de quelques années nous verrons. jamenay du mont
d'or
deux vaches et un taureau de la plus grande taille, qui m'ont déja donné deux belles
velles. pour l'hyver de l'année prochaine, je conte prendre la ferme de ma bassecourt et jauray
besoin de 4 des plus beaux et des plus forts chevaux suisses entiers qu'on puisse trouver
sauf a les bien payer. a légard des prairies, je fais combler toute ma basse prairie en
terres prises sur les bords et menées a bras. il faut dabord faire les grandes masses
<1r> le  reste viendra peutètre après, avec le fermier. je scay bien que jen aprendray de
vous, mais 1° 90 arpents de cent perches a 20 pieds la perche ne se mènent pas
comme le quart de cela. 2° quand ce vient le mois de may les laboureurs et paÿsans
viennent les louer par morceaux et quelquefois jusques a 72 lb et 8° l'arpent, et
ces gens lâ préfèrent quelquefois le gros foin et la rouche, parceque cela
foisonne. parlés moy de cela et non de la politique. adieu mon très cher et très bon
amy, je vous répète que ce n'est pas ma faute si vous avés eu si tard de mes nou=
velles. votre compatriote qui est icy, vous dit mille choses, ainsy que toute ma famille
et je vous aime et embrasse de tout mon coeur

Mirabeau

mes Respects a vos dames.

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 10 novembre 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/372/, version du 26.03.2018.
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