Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 31 juillet 1775

de paris le 31e juillet 1775

le retardement de vos nouvelles mon cher amy, auroit en
effet dû me faire craindre quelque incommodité. mais vous
avés la santé et la confiance a cet égard si imperturbables que
je n'ay pas pensé pouvoir etre menacé de ce coté lâ. il seroit bizarre
ou le paroitroit d'assurer que dans ma scituation je puis dire ces vers
de je ne scay quel opéra, non que les dieux ne m'otent rien
c'est tout ce que je leur demande

il est pourtant vray qu'en un sens tout ce qui m'arrive je le soumets
a la providence que je ne puis croire m'avoir amené a l'age ou je suis
me secourant toujours, pour me laisser accabler maintenant; mais
que je ne scaurois soumettre de rien perdre de nécessaire aujourd'huy
a mon existence. voila du sérieux pour une diarrhée que je me
flatte n'avoir été qu'un bien, mais les pensées s'adaptent beaucoup
aux scituations de l'ame.

relisés mon cher amy ce que je vous ay marqué dans ma précédente
de la difficulté et du danger d'un certain genre d'accusations, en un
paÿs surtout ou la moèle mème est affectée, et vous y trouverés la
réponce au conseil de force que vous me donnés. je ne dis pas que sans
cela je fusse capable de porter ce genre d'accusation. je ne dis pas que
la premiere pierre de notre divin maitre ne me revint en pensée: je ne
dis pas que je ne m'oposasse le scrutin de mes propres motifs 1° mon
propre repos? il doit ètre dans notre ame; 2° l'héritage des enfans?
quel troc, et quel héritage qu'une telle anecdote; aujourd'huy je n'ap=
rendrois rien a personne, je le veux, mais au futur. l'obscurité mème
de son existence et de ses vices len ensevelira ce qu'un tel acte, consig=
neroit dans les tribunaux. 3° ce que je dois a ma propre réputation
partout violemment déchirée? ce qu'on dit de plus injuste mon cher amy
c'est que je fus et suis injuste pour elle et dur. je ne me suis de ma vie
tant scruté sur aucun article et avec une aussy grande précision que
sur celuy lâ; quand surtout j'ay été obligé de la livrer entierement
a sa propre conduitte; j'ay failly périr des serrements interieurs et cachés
a touts, que j'ay souferts sur cet article. certainement quand je vois des
gens comme du saillant, pleins d'attentions, de soins &c je me reproche
bien des détails, gauches et secs; vous avés connu mon caractere apre
<1v> et serré sur les misères; je me suis toute ma vie combatu, mais il reste
toujours quelque chose et beaucoup du naturel; mais quand a l'escentiel
a la confiance, a la tendresse, a la tolérance, a la patience je l'ay poussée
aussy loin que possible; au fonds donc il n'est pas vray que j'aye été dur
et mon coeur encor me dit que je suis loin de l'ètre, car devant dieu
je n'ay nulle rancune et beaucoup de pitié; mais une telle accusation
seroit profondément prouvée, si je poussois les choses a ce point. je ne dis
pas encor que je ny puisse etre forcé par quelque circonstance; mais
contés que si cela m'arrive, il sera bien constaté et bien visible que je ne
pourray faire autrement. a l'égard des jugements téméraires, moins
on fait de bruit moins on y aide et cest tout ce qu'on y peut; car pour
ce qui est de notre justification, le public n'en a que faire; la curiosité
oisive et cherche et trouve tout le contraire dans toutes les apolo=
gies quelqu'onques. le pis donc est qu'elle tend a me ruiner et cela avec
une activité et une intrigue qui ne fait que croitre en vieillissant.
a cela c'est un vieux mal et nous sommes peutètre a la crise; au pis
aller si la providence le veut il m'a fallu toute la vie si peu de chose
personellement que je retrouveray toujours le nécessaire.

en voila bien long mon cher amy sur un triste article, mais tout est
dit. cecy me rapele que je vous dois comme une sorte d'apologie sur
l'acquisition incidente que je viens de faire; je vous la reserveray
pour une autre lettre etant accablé de billets et bulletins dans ce temps
cy et n'ayant dailleurs presque pas le temps d'écrire.

quand a ce qui est de ce fol de pontarlier; je prevois que celuy qui en
est chargé en sera bientost plus que fatigué; il m'en a deja mème fait
quelque signal; mais je luy ay déclaré net qu'il ne sortiroit de lâ
que pour entreprendre la carriere d'expiation et reintégration que
je luy ay marquée en suposant le cas, non présumé possible, ou il ren=
treroit en luy mème; ou bien pour ètre a jamais ensevely entre quatre
murailles; mais que comme dans ce dernier cas, le plus aparent, il
faloit que la mesure fut comblée, par bien des raisons, nous ny pour=
rions parvenir qu'en luy donnant la facilité et la liberté de se faire
son sort a luy mème et de s'achever par quelque éclat bien conditioné.
l'extrémité est grande mais nécessaire.

vous verrés la suitte de la réfutation de nékre dans les éphémérides
cette réponce ainsy répétée fait au mieux. cest pour cela que dieu
a dit oportet haereses esse. il faut qu'il y ait des hérésies.

vous n'aurés encor que de la vielle cuisine dans votre ministre pléni=
potentiaire et dans les vues politiques de notre cour. le temps amènera
tout, mais seulement par l'instruction populaire.

je ne croyois pas voltaire si fort votre voisin, qu'il put faire une guerite
si près de vous. je vais a cet égard vous dire une platitude, mais elle est
<2r> adaptée au sujet, car rien n'est si plat que la vanité. cet homme
m'a toute ma vie paru, le primat de ce genre de mauvaise compagnie
qu'on apèle icy gens de lettres, et cy devant beaux esprits. je les ay tou=
jours évités et loéconomie politique n'en a pas valu mieux aux yeux
de cette race d'intriguans fort en crédit aujourd'huy. a légard de leur
ridicule chef qui ressemble au vieux bouc du sabat a s'y méprendre;
j'ay de tout temps regardé sa vanité comme la plus malfaisante de toutes
celles de l'univers et c'est beaucoup dire; et je ne pouvois avoir pour luy
plus de mésestime que j'en avois avant mème qu'il eut insulté et poussé
mon intime amy pompignan homme qui a autant de vertu et de
mérite que l'autre en a peu. voila donc l'état des choses et quoyque
j'aye taché de ne me pas compromettre, je n'ay pas néanmoins baisé
le cul du bouc, bien loin de là. cet homme tient registre de tout ce
qui le vient voir, et il ne seroit pas faché d'attirer de force ou de gré
le chef prétendu des oéconomistes; qu'il flagorne a sa maniere depuis
du temps et que de loin on croit etre en faveur; il a peutètre
ouy dire que je venois a bursinel, et voila ma platitude.

smit est bien heureux, si j'eusse passé les 7 ou 8 ans qu'il y a que je
ne l'ay vu, aux lieux et de la maniere dont il les a passés, j'aurois
l'ame plus reposée.

je souhaite qu'ainsy soit de gorani. a ce propos, je viens de recevoir
une lettre de ce paÿs lâ d'un Mis longo homme de mérite très
certainement et qui écrit fort bien le françois. cet homme a
la surintendance des collèges et écoles, la censure des livres a
imprimer et a introduire; la cour vient de le nommer pro=
fesseur de la chaire doéconomie politique, et luy demande
de composer et publier un cours de leçons pour la jeunesse qui se destine
au ministère. ce digne homme connoit nos principes et toutes leurs consé=
quences et en est intimement persuadé, mais il me dit net qu'il n'en pro=
fessera pas un mot: parceque cela luy feroit des affaires. je vois néanmoins
qu'il prendra la bonne voye, en dévelopant touts les sistèmes et leurs con=
séquences et laissant a ses élèves a choisir. quand a son ouvrage, il
me demande nos livres &c un mot qu'il me dit me fait craindre que gorani
ne se soit un peu exalté dans ce paÿs. je serois le 1er italien qui, en prenant
un ton raisonable, eut osé soutenir vos principes
. quoyqu'il en soit vous
voyés que ce paÿs tant reculé en ce genre n'est pas éloigné de la révolution.

le margrave venoit il voir le paÿs ou a t-il seulement passé? dans
ce dernier cas, je ne jurerois pas qu'il n'eut fait une course en toscane.

adieu mon très cher amy, contés que vous n'aimés pas un ingrat offrés
je vous prie mes respects a vos dames; ma fille vient d'accoucher d'une
septieme fille et s'en porte a merveille; c'est réellement une femme d'un bon
tempéremment et d'un bien bon caractère que celle lâ, deux choses diffi=
ciles a reunir. adieu je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur De Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Berne


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 31 juillet 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/368/, version du 12.02.2018.
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