Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 juin 1775

de paris le 16 juin 1775

je réponds mon cher amy a votre lettre du 16 8. quelque
chose me disoit que je n'etois pas en sureté ny en licence de
m'écarter, et il ne falloit pas etre bien sorcier pour cela, puis=
que cette femme élevoit des questions que j'avois prévues, me
doutant bien qu'elle ne pourroit vivre d'une terre, et sa folie
dailleurs rengrgégeant touts les jours. mon amy la bouras=
que est longue, non seulement de ce coté lâ mais de toutes
parts; au reste mes intimes disent que je suis de l'ordre
des mulets qui ne portent jamais la tete plus haute que
quand ils sont bien chargés. une ame bien préparée craint
dans les succès, espère dans les revers. mon espérance a moy
est dans la providence qui m'a toujours soutenue, car a cela
près 33 ans despérance et d'attente seroit longue; pourvu
que la santé tienne toutefois, j'espère voir le bout de tout
et alors j'auray gagné de belles batailles dans un four, mais
c'est le sort et le devoir d'un père de famille.

un proverbe dit a brebis tondue dieu mesure le vent, en ce cas
il me trouve la toison longue. je viens de faire transférer
mon furieux au chateau de joux (que son père n'est il a sa
place) il est lâ dans les mains d'un cte de saint mauris qui
me paroit un fort galand homme. je l'ay longuement ins=
truit et en détail, précaution que j'ay prise avec touts les
autres. celuy cy a voulu débuter avec luy par la confiance.
il luy donne la liberté des champs et de la chasse, le loge et le
<1v> tient a sa table quand il y est. bien prévenu qu'il est de ma part
je ne puis etre faché qu'un honnete homme essaye encor, s'il est
possible que cette tète ait quelque ressource, ou décide s'il faut
absolument en désespérer. il s'etoit fait des affaires encor de
tout genre sur cette roche du chateaudif. en attendant, son
beaufrère n'a pu rien finir pour ses affaires la bas, et elles sont
tissues de touts les genres d'infamies que le dérangement puisse
inventer. d'autre part le bailly qui est a sa commanderie a été
racroché la bas par une sorte de crapule amicale, d'un bas
flateur qui le tenoit comme en charte privée, visitant touts
les matins sa garderobe et sa jambe, le rendant étranger a
tout le monde et le rongeant jusques aux os; je l'avois comme ar=
raché, quoyque de son gré, a cette caducité précoce il y a 4 ans,
cet homme est venu de provence le joindre dans ces montagnes
et le bailly me fait signal décisif de détestation du séjour de
paris, de la gène domestique &c. comme de fait mon but principal
fut toujours le bonheur de mon frère, je luy mande de le faire a sa
fantaisie, mais batir toute sa vie en pierre de taille et toujours
sur des fondements de platras est un métier fatiguant a la longue
et c'est passer sa vie comme Mr de la douze qui se promenoit en
attendant qu'on luy coupat la tète, parcequ'il étoit un peu inquiet.
parlons d'autre chose, tout prendra son assiette; tout est mème
a sa crise et j'espère que la providence me redonnera quelque
liberté.

vos amis sont bien bons mon très cher, je suis persuadé qu'une
si bonne compagnie me feroit me retrouver moy mème, mais
je serois bien étoné d'etre encore quelqu'un. je me sens pourtant
assés de force encor pour vous faire convenir qu'en évitant les
grands mots de peur deffrayer et de menacer de révolutions, gens
qui ont raison de n'en pas vouloir, il seroit important et peutètre
moins difficile que vous ne croyés d'ajouter au cathéchisme, les
<2r> articles relatifs a la connoissance des droits et devoirs de l'homme
leurs avances qui en sont la cause, la propriété qui en est le résultat,
on éviteroit ce que la science rendue propre aux grandes nations
agricoles peut avoir de contraire a votre politique concernant la
monarchie, en s'en tenant au seul mot propre la souveraineté. ses
revenus chez vous sont domaniaux, sa contexture est municipale,
ces deux choses vous conviennent relativement a la nature du paÿs
a sa circonscription, a ses deffenses naturelles &c la science n'a rien
a contredire en cela; vous payés votre tribut aux souverains en recrues
vous les forcés a vous laisser la liberté domestique et la magistrature
sociale, la nature n'a rien a dire a cela, bien au contraire. et je ne
vois pas dailleurs ce qui peut scandaliser dans son sisteme, rebuter
dis je la raison, car quand aux préjugés il ny a qu'a ne les pas
contredire, et les livrer au temps et a l'instruction.

cette instruction dis je seroit ministérielle et religieuse, et il ne
faudroit qu'un seul bureau d'examen a la capitale, ou les ministres
fussent admis au concours sur cet article avant d'avoir
l'attache de l'état pour ètre préposés a l'instruction de
ses sujets. vous sentés bien que peu a peu cet examen
deviendroit sans affectation, la pierre de touche des
candidats pour entrer dans les charges de létat, et ainsy tout se
feroit insensiblement, car cest peu a peu seulement, jour a jour, nuit a
nuit que la nature veut que tout s'opère, je le dis toujours a nos
ardents en espérance, moy qui serois plus ardent qu'eux, mais qui en
cecy ay l'expérience et la réflexion.

votre compatriote qui veut travailler l'histoire dans ce sens, entre=
prend la chose la plus louable et la plus utile, cest ainsy que les
principes s'imbiberont, salués le de ma part, aimés moy et contés
autant sur mon courage que sur mon amitié pour vous. bienheu=
reux suis je de n'etre pas party quand a toute force j'aurois pu
me flater de le pouvoir; aussitost arrivé il m'auroit fallu prendre
la poste pour revenir icy, et pourquoy, et quel contraste adieu
mon très cher amy je vous embrasse, mes respects a vos dames et
recevés de tendres embrassements des miens et bien des compliments
des autres

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 juin 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/366/, version du 26.03.2018.
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