Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 10 avril 1775

de paris le 10 avril 1775

ma lettre vous trouvera mon cher au milieu des embrassades
et compliments d'une part et des désolations de l'autre. combien
peu la joye est durable dans l'homme et combien le chagrin, dans
ceux mème qui ne reçoivent rien profondément laisse néanmoins
de traces durables? de cette pensée mon cher amy vous qui aimés
autant et plus que moy nos semblables, revenés sur les effets que pro=
duiroit sur l'humanité en général la connoissance habituelle et le
sentiment incarné qui en résulte, des loix de l'ordre naturel. selon ces
loix divines, pas un homme ne doit naitre qu'a coté des avances qui
l'améneront avec l'aide courante a la puberté, et au temps ou la
part qu'il pourra prendre au travail toujours croissant avec profit
constitutif d'accroissement d'avances, sera la mesure de la part qu'il
recevra sur la récolte générale, sur les biens communs, sur les richesses
commerçables. voila pour le plus pauvre et le plus dénué. les autres
de grade en grade outre ce bienfait naturel, hériteront des procederont aux avances
héréditaires; cest ce qui dans l'ordre, forme l'inégalité des fortunes;
mais en avoir assés est la vraye fortune, et cest cet assés qui est
également refusé a touts dans le desordre et parmy les brouillards
qu'élèvent les faux calculs, qu'épaississent les fausses espérances, ou
nous entrainent les fausses marches de l'exemple, et la fausse
faim de la cupidité. dans les ténèbres en un mot tout le monde
s'égare, chacun s'épuise en vains circuits, on apele son camarade
on s'éloigne de celuy qui apèle au secours, on vole aux cris de celuy
qui nous déçoit par sa jactance, on s'épuise, et pour arriver ou?
je me le dis la tete dans la main et apuyée sur mon coude, en voyan
embrouiller soux mes yeux les trames et les tissus de l'intrigue
double triple et centuple de la pleine anarchie. je me dis, avant
hyer on balottoit, a malthe, hyer au conclave, demain a berne
.
partout l'homme agité danse les olivetes dans le fourré d'épines
qui entoure le temple humide et malsain de baal, il y déchire
surtout sa robe blanche d'honneur, et pour qui et pourquoy? pour
un succès quelconque qu'il évalua sur parole, qu'il opiniatra par
imitation, et qu'il ne put jamais calculer. c'est bien la peine d'avoir
<1v> pris datte pour un point dans l'immensité des siècles, pour faire
ce servile usage du court espace qui nous fut donné. je scay néan=
moins jusques a quel degré la déférence pour les usages qui nous ent=
ourent est un devoir de décence et social; mais du moins ne faudroit
il pas y perdre son ame toute entiere et la défigurer par le halle
de l'inquiétude passionnée, et par la paleur du mécompte et du
désespoir. cest mon cher amy cette tournure de moeurs qui faute
tient a la fausse politique et qui est générale, que la science calculée
des droits et des devoirs corrigeroit partout. partout on en scait
assés pour sentir qu'il faut tenir les hommes ensemble et que
c'est en cela que consiste la société. faute de scavoir faire a chacun
son conte, ce qui constitue la justice, et sy tenir, faute de connoitre
le vray lien social qui est l'équité, et sa racine et sa mesure, on a
voulu les reunir par la crainte et lespérance. ces mobiles sont
dans la nature, mais il n'apartient guères a l'homme dy ajouter.
il a rendu la crainte brutale et barbare, lespérance partout
contrefaite haletante, vaine, l'une et l'autre parjures, et la scène
du monde semblable au nil que les bas reliefs nous peignent entouré
denfants et de crocodiles forme un tableau dont leffet force une
ame pensante a gémir sur le sort en mème temps factice et comme
nécessaire de l'humanité.

mais mon très cher amy a me voir philosopher dans mes lettres
on diroit que je n'ay autre chose a faire, et si pourtant je n'ay plus
le temps décrire ny de rien. il y paroit a cecy car je vous assure
que j'ay de bonnes choses et très claires dans la tète sur ce chapitre
et je sens que je ne scay ce que je dis; mais vous y suppléerés et sentirés
que si o qu'ou chacun scait son conte passé présent et futur, il y a
infiniment moins de hazard, de fortune, de lotteries et de coupegorge
qu'aux lieux ou l'on pourroit prendre pour devise a sauve qui peut.

vous avés pris un excellent party, pour avoir de beaux élèves
plus on sait on proposoit ce qui autrefois passoit sans faire ply,
de deffendre de tuer des veaux pour rétablir l'espèce; aujourd'huy
l'on s'est laissé démontrer que c'etoit le moyen de n'avoir plus de
bètes a corne du tout. plus on sortira de beles juments de chez vous
plus vous en aurés. l'aisance fait tout et surtout ce genre de
nourrissage qui est long et dispendieux; vous n'etiés pas privilégiés
de la nature en ce genre, a beaucoup près; mais comme l'on rend
partout ailleurs le peuple misérable, il ny aura bientost plus que vous
qui en aurés.

<2r> a ce propos ayés aussy a berne la gazette d'agriculture et de com=
merce
, vous en serés content a touts égards.

j'ay reçu avis de votre vin, de dijon, mais quand au vin je n'en ay
rien vu ny taté encore.

j'ay tant vu de polonois mon cher amy, sans en trouver un seul qui
eut un grain de plomb dans la tete, qu'aprésent c'est comme qui me
présenteroit une boutique de jolis masques bien prévenants; je ne
m'y prends pas plus qu'a un authomate; ainsy votre prince de
lubomirsky sera le fort bien reçu luy et ses compliments; je crois
pourtant puisqu'il aime la chasse aux célèbres; que ceux qu'il aura
vu dabord, car ils sont sur comme au palais apelant les passants
sur le pas de leurs boutiques, l'auront dégouté de ceux qui viennent
chez moy. le margrave m'a adressé ses neveux le duc de saxe weimar
et son frère, ils sont venus deux fois déja a mes mardis, chose intré
intrepide. ils ont auprès d'eux un comte de goertz qui me paroit
un homme d'un vray mérite.

a propos d'homme de mérite, mon gendre le Mis du saillant veut
bien faire un voyage en provence, pour donner un ordre s'il se
peut en ces a toutes mes affaires, en ce paÿs ou je ne puis
paroitre attendu les créanciers de tout genre, de cet enragé.
je fais une nouvelle ferme générale de mes terres, avec des
gens de ce paÿs, mes anciens etant morts et comme je n'avois jamais
eu que ces fermiers cest une forte besogne, et mon mobilier en loques et
laissé en desordre dans tout ce tabut, et mes papiers, et des procès
élevés avec les communautés a finir; et ce procès criminel de son
beaufrère, et puis ses immenses affaires de creances qui ne sortiroient
point d'un cercle de malentendus, et puis cette apathique famille
de ma belle fille dont il faut tirer des résolutions et concours. sur tout
cela j'ay pris mon party, et mon gendre filial a bien voulu faire le
voyage. il ne peut partir, que ma ferme icy ne soit finie, et cela me
traine encore; il veut ètre de retour pour les couches de sa femme en
juillet, au moyen dequoy il ne sera pas de mon voyage, chose qui
me fache fort; mais il a bien voulu se sacrifier au plus pressé.

adieu mon très cher amy, toute ma maison et amis vous aiment
vous honorent et vous saluent; mes tendres Respects a vos dames
et je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai
a Berne
Par Pontarlier


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 10 avril 1775, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/363/, version du 26.03.2018.
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