Transcription

de paris le 21^e x^bre 1774

pour le coup mon tres cher amy la chaleur de votre ame et
la bonté de votre coeur ont fait que vos deux dernieres lettres
se sont rejointes sur mon bureau, que je n'avois pu entierement
nétoyer, attendu la vie qu'on mène icy, que je ne mène pas pour=
tant, car je ne sors presque jamais l'après midy; mais une grosse
famille des amis &c enfin les jours n'ont qu'un quard d'heure.

au moment ou j'ay reçu la seconde que vous avés hatée avec
tant d'amitié, j'apris la mort de notre maitre, du vénérable docteur
quesnay. je songeay tout aussy tost a rendre mon homage public
a sa mémoire; c'etoit le samedy; le dimanche je dine avec M^e de
Rochefort et sors tout le jour, je n'avois donc que le lundy pour
mon discours et le mardy matin ou encor il faut que je coure; je
crus que mon amité me pardonneroit de luy dérober ce courrier
en faveur du devoir filial.

a l'égard du discours fait dans l'assemblée très nombreuse, le
buste du docteur paroissant tout a coup éclairé et couronné
de lauriers, il a fait pleurer et sanglotter et l'on a dit que l'autheur
avoit bien de l'esprit dans le coeur; cest tout ce qu'il falloit. vous
le trouverés au reste dans le 1^er volume des éphémérides; je ne
dis pas dans le prospectus mais dans celuy qui sera donné le
mois prochain. venons a vos chères lettres auxquelles je répondray
par rang d'articles comme s'il ny en avoit pas de marqués et décisifs
et pressants pour le coeur et pour l'esprit.

quand a mon voyage je le feray le plus printanier que je pourray
mais pas autant peutètre que vous le desireriés, car j'ay bien du
monde a arranger. mes enfants a scavoir du saillant et sa femme
dabord, vont faire un voyage dans leur paÿs: ensuitte le bailly
part pour arles et pour faire une grande tournée, je vous parleray
de mon fils après; reste que ma belle fille demeurera. je connois
la délicatesse de M^e de pailly et son réfléchissoir de par dela, elle
<1v> trouveroit quelque hoquet a ce que je laissasse cette jeune femme
seule avec elle; non qu'elle ne soit d'un caractère charmant, mais
parceque j'en réponds a d'autres &c. il suit de lâ que pour parer
a tout il faudra que j'établisse moy mème ma maison au bignon
et que je parte de lâ. d'autres incidents encor peuvent survenir, mais
ceux cy sont certains, et pourtant je m'arrange.

et pour trancher court mon cher amy sur tout ce qui s'apèle affaires
publiques, mettés vous dans le cerveau, que jamais tète n'a tant tra=
vaillé sur le cannevas du paÿs, et toujours en présence, et sur les deux
données des choses et des hommes, que celle qui pousse en ce moment
mes doits. que cecy ne pouvoit se sauver que par une révolution
dans l'administration; je ne dis pas qu'elle fut possible quoyque le
caractère du maitre y prètat, je n'en scais pas assés pour cela; et
quand je vis que le soleil etoit encore a sa place je dis continuation
du mème sujet vous me l'avés ouy dire cent fois, et continuation
du mème sujet je répète; tout cela se dira. quand je vis arriver un
intendant bien famé a la charue, je scavois que cette place n'etoit
pas faisable telle qu'elle est, quand dieu le père enverroit sur terre
s^t-michel. je crus un moment en franc campagnard, sur ce qu'on me
mandoit, que le titulaire alloit la défaire, mais bientost détrompé et
le voyant dans la nasse je luy souhaitay bon voyage qui n'ira peut-=
etre pas loin. quoyqu'il en soit nous aurons les éphémérides, parceque
l'abé au moment ou l'on les luy deffendoit répondit qu'il ne scavoit
faire que cela et qu'il les feroit, ayant son privilège du garde des
sceaux et n'en demandant point d'autre; sur le tas il partit de la
main, fut acheter la cession du journal du commerce qu'on vouloit
conserver et leur a donné le bonjour, et va en avant. en outre le par=
lement a enregistré l'arrest de la liberté des grains. et les oéconomis=
tes quoyque reniés et renians ny ont pas nuy, car le raporteur qui
étoit amy de leur chef a été bien nourry par iceluy et son raport
aussy; au reste dieu est surtout, mais je ne vous diray pas tout ce que
je prévois, car vous me trouveriés cassandre.

pourquoy ètes vous mécontent de gresset, ne le troublés ny ne le pressés
pourvu qu'il fasse une édition correcte, et contés que je ne suis pas plus
disposé a faire imprimer icy que jamais.

l'abé baudeau a répondu a ce papefard de desglanières par des
questions petite brochure qui détruit tout en 4 mots et ou son nom est.
vous le verrés dans le prospectus des éphémérides. on a dailleurs imp=
rimé nombre d'autres bètises de ce genre, je n'en lis aucune, mais on les
accuse de garder les bons pour eux.

<2r> le cher pressoir est enfin arrivé, mais comme le voiturier venoit
par la route de bourgogne, le plus près qu'il l'ait pu laisser a eté a
fontainebleau, et ce n'est que par des recherches que je l'ay scu, et l'on le
fait maintenant rétrograder; ne m'envoyés point de votre vin, vous
vous moqués de moy, d'autant que toutes les olives ayant été surprises
et gelées sur l'arbre je ne scaurois vous envoyer d'huile. j'aprends que
ces d^rs froits ont tué nos orangers d'hyères; pourvu que les plumes de
nos coiffures ne gèlent pas, peu importe.

voicy maintenant mon cher amy, l'article par lequel j'aurois dû
commencer; cest celuy de mon fils ou j'ay bien reconnu votre coeur et
votre ame, et mon amy tel qu'on a beau chercher on n'en trouve pas
d'autre. mais sur la narration bernoise ils ont convenu que ce n'etoit
pas ce qu'il falloit; je ne suis pas moins chargé de vous remercier
au nom de touts. en attendant mon fils est arrivé bien détruit; on
luy croyoit un mal bien mérité, hèrenchouan qui doit s'y connoitre
dit qu'il ne l'â point mais qu'il est détruit et qu'il a une
humeur de dissenterie dans le sang; le fait est que la mer
qui le tourmente, les excès de tout genre, les soufrances et
plus de 400 grains dépicacuana, donnés presque coup sur coup
ont fait du plus effréné tempéremment un cheval ruiné, qui re=
viendra s'il peut se tenir a ce que je crois. au reste quelque peu
rapelant qu'il soit je ne veux pourtant point avoir a me repro=
cher de l'avoir renvoyé qu'il ne soit remis. il est icy comme il y
étoit, hors qu'ile je le tiens de loin et ne m'en enquiers pas et qu'il
est soux la responsion de son beaufrère; il pourroit bien passer l'été
au bignon, comme il fit l'avant dernier. enfin selon le vent, la voile
mais je n'ay ny n'auray de plan pour luy que malthe, comme vous
avés très bien pensé.

adieu mon très cher amy, toute la maison vous aime, salue et
embrasse, et toute la societé oéconomique vous honore comme un
bon et utile membre fort zèle. du pont qu'on attend dit on a la fin
du mois, arrivera comme les poissonniers après pâques. adieu encor
mes respects chez vous, et je vous embrasse

Mirabeau

A monsieur

Monsieur de Saconai en 
son chateau de Bursinel près
Rolle en Suisse
a Berne Par Geneve