Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 novembre 1774

de paris le 12e 9bre 1774

je vous écris mon cher amy, de peur que vous ne fussiés en peine
de moy si je cessois d'etre exact. je suis mieux, mais dans cette
saison et a mon age, on revient doucement. je profite du campo
que me donne aujourd'huy, grand jour, la badauderie universelle
et me voila.

mon amy je vous remercie de vouloir bien m'en croire sur l'ar=
ticle, sur lequel vous me promettés de me laisser; il en sera de
mème sur l'article de ma prétendue utilité. au reste je ne suis
point surpris que votre amitié et prévention s'y prenne dans
l'éloignement; car non seulement du bout de l'europe, et des
provinces d'ou il me vient de droles de choses (entrautres ces jours
passés des remerciments du parlement de toulouse pour l'arrest
des bleds) mais de la cour et de la ville, on me prend pour un
mentor, ou pour mieux dire pour un étourneau qui siffleray des
ministres ou patemment ou seulement de derriere la toile. en
tout mon amy quand je suis a part moy dans mon ruminoir
je puis dire comme le misantrope

des ministres présents la valeur me confond
et je ne conçois pas comment ces Messieurs font.

ce n'est pas que pour le spectateur réfléchy ils fassent des miracles
je ne pense pas mème qu'a l'avenir ils en fassent de réels; mais ce
qu'ils font et feront, qui pourtant sera bon je crois par les
détails, surtout en comparaison du passé; qui donnera le temps
a l'instruction de cheminer, a nous autres de mourir en paix,
cela dis je, je ne le scaurois assurément ny faire ny conseiller. s'il
eut été question de faire révolution dans les tètes et dans les choses
je crois avoir a cet égard des vues prises dans la nature de l'homme
et dans la studieuse habitude de prendre ses loix pour base de mes
<1v> idées, que les autres n'auront pas: je crois qu'un jeune prince
facile a tout bien, et né avec des teintes de caractère qu'on eut
peutètre pu rendre décisives, pouvoit en luy frapant l'imagination
par le tableau réel de l'état des choses, offrir la marge qu'il falloit
pour faire époque, et que la nation, ingénieuse encor quoyqu'as=
souplie a l'excès, chose qu'on ne peut voir qu'en france, eut pu
plier a tout. je crois dis je tout cela et néanmoins, je ne me
serois dévoué a la chose que forcé et violenté, et il me seroit im=
possible de nommer, qui l'homme qui en eut été capable; et je trou=
ve que cest un bienfait inoui de la providence, que le hazard d'in=
trigue qui nous a mis entre les mains d'un homme d'honneur, sans
tâche réelle, sans cupidité, routé dès l'enfance aux affaires, et qui
a toujours vu et pris le monde tel qu'il est. or j'imagine que ces
hommes tout en estimant les hommes qui ont toujours vécu dans
leur tète, suposé qu'ils soyent estimables, en font fort peu de cas pour
ce qui est de l'esprit des affaires, en quoy ils ont, en ce cas, grande
raison.

voila mon cher amy ce qu'il faut penser et croire; au reste quand a la
considération et vogue populaire cela va son train, et quelquefois trop, car
vous scavés combien je crains les récoltes non préparées, mais j'y suis
trop rompu pour ne pas me connoitre en vent et il ny a quelquefois
que six pas a faire pour se trouver en lieu ou l'on n'est plus rien. mar=
dy prochain commenceront mes assemblees; on m'a assuré qu'elles
seroient fort nombreuses; j'ay répondu que comme elles n'avoient de
guères diminué depuis 1770 je ne contois pas qu'elles augmentassent
beaucoup maintenant. dieu veuille que cela nous procure de vrais élé=
ves, car il n'en vient point, et comme dit l'abé baudeau, nous ne
scaurions mourir en conscience
; quand a moy je leur dis sans cesse
que l'instruction générale et toujours l'instruction est notre unique
affaire, et quand il fait beau, tout comme quand il pleut. en attendant
<2r> procurés vous la gazette du commerce elle vous divertira, car l'abé
mordillon a ses coudées plus franches maintenant.

le bailly qui vous embrasse a fort bien entendu le déficit de vos précau=
tions électives, il trouve a cela de beaux expédients; quand a moy qui
a commencer par la ceinture de chasteté et finir par l'urne du prégadi
crois avoir vu et cogité que l'homme a toujours plus d'esprit que n'en
scauroit avoir la méfiance, je crois fermement que celle cy toujours
tourne et tournera le dos a la mangeoire et je ne chercherois de rem=
ède a l'intrigue, que dans la publicité.

dites a votre cher enfant qu'elle a raison, et que si j'etois roy de france
je voudrois que touts les hommes fissent des récoltes de du grain, de vin raisin
de lin, de lait de miel et de lait et que toutes les femmes fissent des gateaux
du joly vin; des fromages, du fil, des fruits confits, et puis qu'on man=
geat souvent ensemble, que les pères et mères fussent a table assis
et que les jeunes gens les servissent et que les premiers mangeassent
peu et les autres bien, et puis que la jeunesse dansat et que les parents
les baisassent au front.

adieu mon cher amy, touts mes enfants vous embrassent; que dieu
vous maintienne en joye et santé, qu'il vous fasse prospérer en
touts vos desirs, j'y gagneray autant que tout autre et plus; adieu
toute la maison vous salue, honore et embrasse

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel, près
Rolle en Suisse
Par Geneve


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 novembre 1774, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/357/, version du 26.03.2018.
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