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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 17 octobre 1774
du bignon le 17e 8bre 1774
je reconnois mon très cher saconay votre amitié et votre heureux
caractère dans les plaidoyers que vous me faites. la justesse
de votre judiciaire m'est plus connue qu'a tout autre, mais avec
tout cela, nul ne connoit mieux ses enfants qu'un père. je
ne crois pas aux miracles dans le cours naturel des choses; des
deux enfants que vous me promettés, outre la découpure, la
fougue, le mensonge, et le défaut de toute pudeur, l'un qui n'est
cepandant pas foncièrement méchant, eut toute sa vie lesprit
tellement faux et de travers, qu'en etat flegmatique mème, il
ne vit jamais les choses comme un autre quand a la judiciaire,
et c'est proprement le défaut d'organes incurable. l'autre a laq=
uelle je ne prétends rien, n'aima jamais rien, a lesprit juste,
mais le caractère et l'ame tellement mauvais que dieu luy meme
n'en tireroit rien que par un déluge. tout cela ne se vérifiera que
trop, je scais mon sort a cet égard, j'y suis fait, et préparé; le
premier mème peut seul m'affecter l'ame attendu ses suittes &c.
toute ma ressource a cet égard est de voir lexcellent esprit de
ma belle fille se former avec nous en voyant plus de choses, car
elle profite de tout; tout mon desir est de luy etre encor bon a
quelque chose. du reste quand je vous en parle, je m'apuye, je vous
le dois, mais je ne suis qu'en croupe sur les événements, et je ne
scaurois les tenir en bride.
au reste vous serés donc content car je pars d'icy bien malgré
moy samedy 22: je conte passer deux jours aux pressoirs et
seray a paris le 25. mon frère veut partir le 2 de 9bre et il faut
pour cet accroit de logement que je sois a paris avant luy; car
<1v> nous avons pris l'aile au dessoux de l'apartement ou vous avés
logé. certainement le régime actuel est excellent dans les prin=
cipes et dans les faits; mais contés qu'il n'a que faire de moy.
1° chacun en croit scavoir tout autant qu'un autre au fonds, et
a l'objet général près que je crois embrasser avec plus détendue,
celuy qui est a la besogne, aura raison de penser cela; 2° cet
excellent homme n'est pourtant pas parfait attendu qu'il est hom=
me; il eut par léducation de la pédanterie dans la tète, par
solitude de l'entètement naturel, par simplicité comme il arrive
a tout scavant et homme de bien, des liaisons de confiance avec
ce qu'on apèle les enciclopédistes, gens indubitables, philosophes
a léxterieur, intriguants en diable au fonds, et qui ne m'aiment
pas plus au fonds que je ne les estime. 3° douze ans d'habitude
d'administration le rendent tres capable de bien faire dans le fait
et de connoitre les ressorts de sa chose, tandis que je suis a tout
cela comme l'homme des bois. 4° quand il le voudroit, moy mème
je ne le voudrois pas. sur la belle idée que vous me dites dans une
de vos précédentes, je me recoeuillis un instant sur l'idée qu'on
me mit au conseil, idée absurde de faire débuter de la sorte un
homme qui entre dans ses 60 ans et qui n'a jamais rien fait
que des livres. je haussay les épaules sur moy mème et compris
que dans le paÿs des intrigues et enfin du scavoir faire quelconque
je serois bientost le plus nul et le moins considéré de touts les
ministres en pantoufle, présents et passés, ce qui est beaucoup dire.
allés mon amy la providence m'a fait mon lot avec une munifi=
cence indicible en me faisant acquérir une réputation a si bon
marché. tout le monde est capable de quelque chose, moy seul
n'eus jamais d'autre proprieté que l'imagination, la constance, la
volonté et le respect du devoir. aujourd'huy que par le moyen de
ce dernier attribut et en semant des épines sur ma carrière privée
la providence m'a garenty des écarts de ma tète, je ne dois plus son=
ger qu'a éviter de me rendre indigne de ses faveurs. la vertu selon
moy n'est autre chose que l'amour de la justice, préférée en tout a
toutes choses, mème a la bienfaisance, seul passetemps que se permette
un homme vertueux. l'homme aproche de ce titre plus ou moins, selon
<2r> ses talents, son habitude ses circonstances, mais il est honnète homme
en raison de ce qu'il y tend de tout son desir, le contraire en raison de ce quil
s'en éloigne. or cest vertueux qu'il faut 1 mot biffure finalement ètre, cest le seul
terrein ou puisse apuyer le pied ferme du bonheur. montesquieu dans
ses épigrammes dit que la vertu est l'ame des républiques, et moy je crois
que pour devenir vertueux dans sa viellesse, on est bien mieux dans les
monarchies, ou le desordre public vient d'en haut et ou l'on se resigne
que dans les républiques ou l'on a toujours a coté de soy les affaires, les
affairiers, et leurs tracas, lucarne de plus a notre tète ouverte a un
vent de plus. au reste je n'abandonneray pas le timon que la providen=
ce m'a confié qui est le véritable, celuy de l'instruction. les princes et les
ministres scavent et scauront toujours davantage a mesure qu'ils
s'eclaireront, de combien elle leur importe pour leur delie3 caractères biffurer les mains,
leur affermir le bras et leur ouvrir la carriere. jusques a présent elle
fut bien dans mes mains; j'y fourniray mon contingent, ma maison
mon zèle, le peu d'acquit qu'il m'a procuré, et la faveur qu'il a attachée
a mon nom; et le voulussent touts les rois de l'univers, je n'irois pas me
montrer dans la carriere au moment ou mon courrier devient poussif.
adieu mon cher amy, Me de pailly, coupillonne, petassone, fait des
meubles avec des chifons, dit chaque jour qu'elle va vous écrire, a été
incommodée, vous embrasse tout cela s'arrange comme vous voyés
avec la perte de temps. le bailly et mes enfants, vous remercient vous
aiment et honorent, et moy après avoir offert mes respects a toutes
vos dames, je vous embrasse de tout mon coeur
Mirabeau
a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
Par Geneve