Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 23 septembre 1774

du bignon le 23e 7bre 1774

je reçois mon cher amy votre lettre du 13 et je ne vous remercie
pas de tout l'intérest que vous m'y témoignés, je vous ay mandé par
ma derniere, que mon fol etoit au chateau d'if, ou du moins il y doit
etre; le ministère sans mème que je le demandasse a écrit pour qu'on ne
suivit pas la procédure; l'intérest pour le père, croît auprès de ses amis
en raison de ce que les enfants sont déraisonables. toutefois je relève=
ray moy cette procédure lâ quand l'ordre civil du Royaume aura pris
un aplomb quelconque, attendu que prenant ou devançant moy mème
la condamnation sur la tete de mon fils, je ne dois pourtant pas
laisser d'ombre du coté du guet a pend &c dont assurément il nest
pas capable. quand a sa personne mon party est pris, et quoy qu'en di=
sent les gens si prompts a condamner; que par contrecoup vous verrés
touts également prompts a absoudre, je le crois fol et décidément fol.
je dirois presque mème que ce que je crains est qu'il ne le soit pas touta=
fait
assés; en effet c'est la le seul mal que j'en ay redouté de ma vie. ainsy
donc malgré frère, belle fille &c cette pénitence cy sera dure et longue et
fort longue; en suposant qu'il fut au mieux pour la régénération et le
repentir, un miracle enfin, alors je le taterois encor longtemps dans une
citadelle ou il y eut habitée, ayant une garnison &c pour scavoir encor
s'il seroit devenu réglé, sage et surtout compatible. en suposant enfin
cette seconde épreuve remplie, encor le ferois je voyager avec la mème
attention, et intention de le haper au pr choc, avant de le remettre en mé=
nage. cecy n'est qu'un dernier recours, dont l'idée mise au jour dans le
premier émoy, m'auroit fait passer pour un homme pusillanime, et
dont lexécution si elle a lieu, me mettra en butte aux persécutions
comme homme dûr; le bailly dit deja qu'a la rupture de l'exil près
il en auroit fait autant. métier de père de famille cher amy, de
ruminer et agir et souvent avoir tort.

<1v> avec cela mon cher, vous en jugés déja mal, celuy lâ qui outre sa folie
est pétry de vices et de défauts insuportables, n'a néanmoins pas mau=
vais coeur, est incapable de trame et d'agir contre moy. au lieu que
l'autre qui vous a peu ou prou persuadé par ses belles paroles, est un
coeur de plomb, et la tète la plus turbulente et romanesque soux des
dehors paisibles. elle est venue avec touts les avantages et rien a conser=
vé aucun, attaquée et mal famée dans touts les sens; contés que mal=
gré son parricide de l'année passée j'en juge impartialement. elle
est nommément impliquée dans l'affaire de son frère, et décrétée; et
malgré moy (comme en effet je ne le crois pas) il m'est venu en pensée
qu'elle avoit voulu perdre son frère, a qui elle avoit juré une haine impla=
cable, avant ce racomodement.

aureste je crois qu'un peu la considération qu'on a pour nous, et beau=
coup le genre des deux affaires, flétrissant pour ceux qui les poursuivent
feront qu'elles s'acomoderont finalement, si du moins on peut accomoder
quelque chose avec ou soit impliqué ce plat cabris, qui a lesprit si
gauche et si plat, qu'il gate plus ses affaires en un jour qu'on ne les
scauroit accomoder en un mois. croyés que je me serois bien gardé de
luy faire conseiller la suisse, s'il eut été obligé de s'expatrier; litalie ou
il ny a ny moeurs, ny 1 mot biffure decence, et ou il ne faut que de l'argent luy
convenoit seul, et vous mon cher amy quand vous le trouveriés soux
vos pas, je vous deffends de le ramasser; soux peine de vous emmerder.

comme il y a longtemps que je n'ay aproché du paÿs ou tout se dit
et ou je me trouve très heureux de ne pas ètre; je ne scay pas mème la
gazette; ce dont je suis sûr par l'expérience de toute ma vie, cest que
surement tout y est au rebours de ce qu'il paroit. il n'en est pas ainsy
de Mr turgot. il reçoit et met en oeuvre l'abé baudeau, il luy donne
des élèves, il a apelé l'abé Roubeau m'a ton dit, il a mandé du pont qui
est en pologne et luy réserve une bonne place. de tout cela je prédis qu'il
se fera quelques bonnes choses de detail, et que tost et peut ètre trop tost
l'armée du péculat qui est au moins de 300 contre un dans ce royaume
fera sauter le bon homme et tout son tripot; mais ce sont toujours des
intervalles pendant lesquels on gagne temps et terrein dans les opinions.
au reste il sent bien, combien il a besoin que l'instruction l'aide, il pro=
voque la publicité, mais le péculat, le fanatisme, et touts les genres de
ligues exclusives, seront plus fortes que luy et son mayeur. au reste il
aura du moins le mérite de s'etre déclaré. un homme a son audiance luy
présenta un projet; Mr dit il le luy rendant, je n'en recevray que d'impri=
més desormais, je permets et j'invite qu'on traite ces matières et qu'on
<2r> critique mème mon administration. il a oté les huit sols pour livre, cest
tout ce que je scais; mais il a sur la liberté des grains, des opositions
presque insurmontables, ce sera bien pis quand on aura le parlement. mon
amy, le bon sens et lexpérience vous ont mieux apris comment va le monde,
mais je crois scavoir mieux que vous, le peu que peut en administration un
homme, et le rien que peut l'authorité.

je n'avois garde d'aller a paris pour mes incidents, je suis toujours mieux
servy par lettres. au reste je n'ay eu dans tout cecy nulle faveur, la chose
parloit de soy; quand a mes pointes occidentales, on ne peut rien prévoir
il faut voir venir, mais on ne sera pas assés etourdy je crois pour faire
une nouvelle descente, et les moyens mème manqueroient. ce sont ces dettes
et ces affaires de provence qui sont une hydre et qui n'avancent point, mais
le temps amènent tout et toujours jespère que je pourray l'an prochain
aller voir mon amy.

adieu cher amy, toute la maison, pailly, bailly, la du saillant qui règne
et qui a l'air de la félicité quand elle est bien entourée de famille, son mary
touts vous embrassent. ainsy feroit ma belle fille, qui est pleine desprit de
sensibilité, de principes et d'envie de bien faire. tout cela fait pour le vieux
de la distraction et douceur au milieu de ses cassetètes;
mon bignon toujours plus laborieux, car tout y est dans
un mouvement du diable, m'en feroit bien aussy: je sens
mème deux dispositions que j'avois bien desirées et bien
vainement jusques icy; l'une de prévoir sans impatience
et de pouvoir dire je feray cela l'année prochaine. l'autre de me com=
plaire a revoir et parcourir, sans créer. je sens en un mot que je
prendrois maintenant fort bien a la paix et la retraite, et dieu veut
que je sois nécessité a me voir plus que jamais père de famille et
domestique et oéconomique. je trouve aussy étrange et souvent facheux
de me voir nécessaire encor dans un sens et dans l'autre, et toutefois
je vois clairement que cela est ainsy. adieu mon cher amy, mille
tendres et profonds Respects a vos dames; je vous embrasse de
tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel, près Rolle
en Suisse
a Bursinel Par Geneve 


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 23 septembre 1774, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/353/, version du 26.03.2018.
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