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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 03 septembre 1774
du bignon le 3e 7bre 1774
votre lettre du 23 du mois passé mon très cher amy
fut par moy prise au gaubet en passant a clermont. je
vins de lâ en deux jours a montargis, et trouvay en arri=
vant icy, ma pauvre belle fille qui venoit d'y arriver en
poste, 3e aparition de cette année, et par conséquent toute
ma maison, dont malgré moy je suis la tète, en émoy, et ne
sachant a quoy se résoudre. mon enragé de fils, a rompu
son exil et été marquer l'alibi en frapant un homme de
qualité de ce paÿs lâ, et puis il a forcé sa femme de venir
plaider sa cause, disant que sans cela il alloit fuir dans les
paÿs étrangers. cette pauvre jeune femme déja tant martire
et fort sensible, m'attendoit tremblante. vous scavés a peu
près la position de tout cela; jay pris mon party, je vais
faire mettre le mary au chateau d'if, je garde la jeune
femme qui est tout a fait intéressante et qu'il etoit de notre
honneur et de mon devoir de ne pas laisser a l'abandon de
sa famille 1 mot biffure éparpillée. je ne suis arrivé qu'avant hyer
au soir, j'ay mis ordre a cela dabord, et je viens a vous ensuitte.
si c'est tristement employer le temps, ce n'est du moins pas
en perdre.
puisque la providence vouloit m'envoyer cela; cest un de ses
coups marqués que mon rhumatisme et la voye du montd'or.
<1v> car voyés s'il vous plait mon cher amy, ce qu'eut été un cour=
rier qui au milieu du plaisir que nous nous proposions de cette
visite fut venu me faire partir, sans voir ny bètes, ny gens, ny
médecin. au bout du conte je scais que le diable peut longtemps
se trouver bien a la porte d'un pauvre homme, mais le pro=
verbe qui dit qu'il ny est pas toujours, est plus ancien que mon
expérience. ces moments cy vont etre durs et couteux, mais
enfin mon fol aura pris forme dans sa cage peutètre, ou du
moins habitude malgré luy; ses affaires litigieuses qui n'ont
point encore cheminé jusques icy seront en marche reglée: a
l'égard de celle de Mr de cabris, a vray dire, ayant fait ce que
j'ay pu et dû, mon intention n'est pas de m'atteler a touts
les coches verrés de la campagne. il craignoit le decret de
prise de corps, il n'a eu que celuy d'ajournement personnel
il peut s'accomoder, attendu que j'ay fait dire, a son fils l'abé
et loffense, dire par quelqu'un mème de la maison Royale, que le
roy vouloit que cela s'arrangeat; point du tout, il veut a
présent scavoir ou peut aller le jugement, et cette belle équi=
pée de mon enragé fut pour aller vanger de prétendus propos
contre sa soeur; vous jugés sur tout cela et sur ce que vous en
scavés, que ce coté lâ ne me tient guères, il m'en reste un princi=
pal, incapable d'un par tempéremment et par habitude, d'un
seul moment de paix, chaque courrier nouveaux assauts, et elle
vient de me piller d'une manière qui fera une crise; mais je
ne fléchiray point, et si l'on s'écarte trop, les temps sont
changés. en un mot mon cher saconay, laissés moy espérer
que je seray plus heureux l'année prochaine, et que je pourray
<2r> donner deux mois a un doux plaisir, qui me devient un
devoir.
adieu donc mon cher amy, Mr du saillant et sa femme vous
embrassent; vous auriés été bien content du bon coeur de ma
fille lors de l'arrivée de sa belle soeur, et vous le seriés de les voir
toujours dans les bras l'une de l'autre. Me de pailly et le bailly
ne vous en tiennent pas quitte. mille et mille tendres Respects
a toute votre maison, et puis j'embrasse de tout mon coeur
Mirabeau
a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Rolle
en Suisse
par Geneve