Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 10 mars 1774

de paris le 10 mars 1774

votre lettre m'a touché mon cher amy comme elle le devoit
ou comme je devois l'etre de lexplosion de votre sage et tou=
chante amitié; je scay combien l'habitude de penser, et de
sentir la charge de faire portion de la souveraineté dans la
patrie a donné de gravité a votre sagesse naturelle et je n'en
ay été que plus sensible aux temoignages ardents de votre
amitié compatissante.

ouy vrayment vous me ferés le plus grand bien possible en
venant me tendre la main dans la voye d'angoisses dont je par=
cours aujourd'huy les derniers pas et les plus décisifs. je vous
l'ay dit; depuis 30 ans je marche a travers les tessons et les pots
cassés, j'aurois mal profité du temps, du malheur, des réflexions
et de l'expérience, si je ne scavois voir les desseins de la providence
dans tout ce qui m'assaille, ou les présuposer du moins: si je ne sca=
vois posséder mon ame en paix, autant du moins qu'il est du devoir,
si je n'avois de bons conseils: si une conduitte prudente et suivie
depuis longues années, n'avoit mis derrière moy du moins bien des
moyens de marcher a pas assurés: si surtout toutes les voyes de
compassion et de condescendance, mème outrée audire de plusieurs
ne faisoient a ma propre conscience un tableau satisfaisant
de conte rendu. quand nous nous serons embrassés, une heure
de promenade vous mettra au courant du passé et du présent des
choses, plus que ne feroient vint lettres. vous verrés que je n'ay
rien oublié, rien négligé dans le temps. ceux qui en connoissoient
les détails et les personnes, trouvoient que c'etoit un chef doeuvre
de sagesse, de les avoir écartées sans éclat: je ny voyois que le
<1v> secours de la providence. elle en ordonne autrement aujoud'huy; je
l'ay pensé et senty des que j'ay vu les fols dans ce paÿs. je me suis néan=
moins prété a tout, non pour mettre pour moy les porteurs de paroles,
depuis bien longtemps je ne tiens guères aux voix, je ne les conte ny ne
les pèse plus, mais pour pouvoir men rendre témoignage a moy mème.
ils ont vu que tout cela n'etoit que menées et surprises, et il paroit
clair que la providence veut que j'achève tout et ne veut pas que
je laisse un tel fardeau a mes enfants quand je viendray a leur man=
quer. ce sera lâ le complément de ma tâche et vous en verrés la
marche soux vos yeux.

a légard du fils je vais par les loix le faire interdire. la premiere
notte des dettes qu'on a pu prendre a la volée, ou ne sont pas plusieurs
qui se sont adressés a moy, sans conter l'engagement de 3 ans de
toutes ses pensions, la vente de touts ses effets, diamants bijoux et
toilette de sa femme, la première liste enfin monte a 174917 lb
ce qui fait que le tout passe cent mille écus, en un an de ma=
riage, dans sa province et a Mirabeau. vous voyes mon cher
amy que mes fols a moy ne sont pas équivoques. le mal est que
celuy lâ, l'orgueilleux le plus endurcy qui soit sur la terre loin de
s'arrèter m'obligera a le faire enfermer tout a fait et a mettre
en la personne de sa femme très Respectable jusques a ce jour, une
veuve de 20 ans dans le monde, c'est cela que j'ay craint le plus.

vous avés voulu mon cher amy scavoir le tableau de mes peines
et quand je vous les écris elles me fatiguent plus pour vous que
pour moy, pour qui ce n'est que continuation d'un mème sujet
déja très ancien. voila cher amy la vie que j'ay menée, et lécole
par laquelle la providence a voulu me rendre sérieux et travailleur
mon travail m'a souvent soutenu, mais ne m'a jamais ravi a mes
propres affaires, et mon impéritie est le seul point y j par lequel
j'ay manqué, y joint peutétre ma confiante facilité.

<2r> l'hotel d'entragues est sans doute encore dans la rue de tournon
et l'hotel de tréville vis a vis qui est encor plus près de nous, mais
Me de pailly votre parente et votre amie, vous logera fort bien
ainsy au lieu de descendre a un hotel garny, qui pour vous laisser
vous feroit ensuitte la mine, descendés tout droit chez moy la
porte cochère avant celle de la cour des fontaines au luxembourg
rue de vaugirard.
on enverra tout de suitte votre male &c chez
Me de pailly, moy je ne sors les après midy que le dimanche
courant a pied le matin, et vous me trouverés toujours. je n'ay
point oublié que vous m'avés promis de partir le 8 avril, et ce
sera un bien véritable réconfort pour moy. adieu je vous embrasse
de tout mon coeur mon cher amy.

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur

Monsieur de Saconai 
a Berne
Par Pontarlié


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 10 mars 1774, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/344/, version du 26.03.2018.
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