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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 15 octobre 1773
du bignon le 15e 8bre 1773
je reçus dernierement mon cher amy votre lettre du 18e 7bre
qui n'etoit que pour me donner avis du dérangement de la poste
et que l'instruction populaire etoit prète. j'ay écrit aussitost a quel=
qu'un pour qu'il me procurat une voye pour faire entrer mes 40
exemplaires, et j'attendois d'avoir quelque avis pour vous le faire
passer. j'aurois pu prendre cette précaution d'avance, mais une vielle
tète et bien des affaires, avec le Défaut inné et primordial de
présence d'esprit m'interdisent la prévoyance.
j'ay pareillement reçu le livre du cte gorani je luy écriray
quand je l'auray a peu près lû, mais l'italien ne m'est pas aussy
familier que notre langue. je vous prie donc de le remercier et de
luy remettre un de mes exemplaires, sur les 40.
main je reçois maintenant celle du 30 7bre. cher amy je vous
ay tout dit sur mes empèchements. je vais de bonne foy faire com=
me vous et conter sur le campo que mon imagination m'avoit
donnée, et tacher d'arranger tout pour cela. quand je dis d'ar=
ranger ce qui dépend de moy ne demande pas 36 heures, et sitost
que mes pesantes lettres me peuvent joindre chez vous comme
chez moy, je puis sans manquer escentiellement au fonds de mes
affaires, suivre le penchant de mon coeur. ce qui est au dehors n'en
dépend pas de mème et le geolier de troix cages a fols a corde lache
c'est a dire qui doivent croire en avoir la clef; doit ou peut a chaque
instant etre dépendant d'événements qui partent d'horloges démontés.
le traité que je vous ay dit et dont vous avés senty l'importance
doit se faire l'été prochain ou jamais, attendu que cest a ce temps
<1v> ou le Mis du saillant qui est mon bras droit doit avec ma fille aller
dans ce paÿs lâ. a force de retourner dans ma tete le moyen de pou=
voir faire qu'on se passe de moy, j'ay pensé que la procuration etant
aussitost munie de la mi envoyée a un homme d'affaires entendu et
muni de la mienne, il pourroit comme moy faire passer l'acte et
le revétir des formes qui le rendent permanent, enfin je feray ce que
je pourray, et contés mon cher amy qu'en cecy l'amitié me donnera
en ce cas un surcis d'existence; je m'explique.
je ne me suis jamais mieux porté que je fais maintenant; mais ma tète
mi partie de verdeur et de maturité trop avancée en tout temps, ne met
aujourd'huy presqu'aucun prix au moy: en un mot je n'ay plus de ce
principe de vie qu'on apèle ou doit apeler illusion. je ne pense donc
qu'a l'employ du temps qui me reste 1° en devoirs directs, 2° en ceux
que je me suis faits en ma qualité de trompette. il y a peu d'années
encor, que les plans d'ouvrages que je métois faits, ne me paroissoient pas
le quard de ma besogne; maintenant je vois que le temps va si vite
qu'en ayant retranché moitié jespère a peine finir les deux que j'ay
entamés, mes hommes a célébrer et mon institution d'un prince. vous
scavés par quelques essais vus dans les éphémérides, combien je 1 mot biffure
bats la campagne et me donne du large dans ce premier. il y aura de
bonnes choses pourtant et parmy bien de la bourre tout y sera. j'en ay
finy sully, un autre, vauban fénelon, boisguilbert je finiray dans peu l'abé de
st pierre qui est immense et qui prète a tout; mais je le dois a ce séjour
cy a la campagne. il ne me reste plus que montesquieu que j'ay
juré de mettre poliment en démonstration a son taux, attendu qu'on
l'avoit dit un des précurseurs oéconomiques. la décadence de lempire
donnera beaucoup a dire, mais il y a de l'ensemble, un plan fait, et ce
n'est pas un travail comme celuy de reunir et de faire un corps de cette
poignée de puces qu'on apèle lesprit des loix. celuy lâ demande un
temps ou l'on soit privé de tout autre prétexte de distraction. or ne voulant
pas aller travailler en un paÿs ou mes yeux s'ouvriront comme ceux de
zacharie, ou indépendemment de touts les objets chers a mon coeur, je
<2r> scais bien moy qui ay tant ruminé sur ces matières, que je verray le
bonheur possible de l'humanité rurale, tel qu'il ne fut ny ne sera jamais
nulle autre part; ayant bien assés du temps que me prennent indispen=
sablement mes lettres, il se trouve que je me seray donné une année a
moy, et seray obligé de faire d'avance mon contingent pour nos assem=
blées de l'hyver d'après.
si j'ay du foible pour bursinel mon cher amy: je le vois encor d'icy
depuis 41 ans, ce lieu ou je fus reçu et affilié a l'instant avec tant
de bonté généreuse, ou j'ay vu, chéry et respecté la génération précé=
dente et présente de l'amy de ma vie entiere, ou je verrois celle qui le
suit, ou rien n'a changé dans le grand, si ce n'est peutètre les moeurs quand
a ce qui est du canton que je crois un peu barbouillé des éclaboussures
de nos folies, ou surtout je verray la suitte et les effets des travaux
du maitre qui a autant d'ordre et de suitte que son amy le cahos et le
précurseur de la lumiere en a peu. je vous l'ay dit il y a longtemps,
touts les simptomes politiques et moraux qui annoncent infailliblement
les ages de calamités nous entourent, je les verrois si j'avois 20 ans de
moins et ce seroit au paÿs de vauds que je finirois ma carriere. enfin
mon cher amy contés que je feray ce que je pourray, et que si je ne satis=
fais en cela mon coeur et votre amitié, ce ne sera rien de moy qui fera
naitre les entraves; écrivés moy, le courrier me presse, je vous embrasse
Mirabeau
a monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel en suisse
Par Pontarlié