Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 13 août 1773

du bignon le 13e aoust 1773

recevés mon très cher amy, mon triste compliment sur
les deux pertes très sensibles que vous avés faites. la pre=
miere etoit dans l'ordre de la nature, mais il est dans son
ordre aussy que nous nous affligions d'etre démantelés.
j'ay eu dans le genre de votre perte, des ascendants assés
etranges: mais comme je me connoissois et sentois, dès les
prs temps ou je les trouvois si étranges je me consolois en
disant, ils m'épargnent des regrets et des douleurs. toutefois
une fin de carriere aussy douce que vous me peignés celle de
Mr votre beaupère, l'est a l'exemple et a la consolation.
quand a celle de Mr votre gendre c'est toute autre chose
et j'en vois tout le désastre; mandés moy s'il laisse des
enfants. au reste mon très cher amy, contés que la perte
de nos enfants et celle mème de nos espérances, n'est pas
la plus rude des secousses qu'ils nous puissent donner. j'en
connois de touts les genres. la vie de l'homme a tout prendre
peut ressembler a quelque chose et n'etre pourtant qu'étourdis=
sement; mais la vie d'un père de famille, doit etre patience
et résignation, et confiance absolue en la providence qui fait
tout pour le mieux, sentiment qui nous donne l'air de rochers
aux yeux de ceux qui nous aiment et nous entourent, ou elle
ne scauroit ètre que sacades et abrutissement.

<1v> oh mon amy la maniere dont vous recevés l'ouverture que
je vous ay faite sur les moyens de nous rejoindre, est bien la
chose du monde la plus propre a m'engager a ce que je desirois
uniquement. contés toutefois que j'auray plus de choses certai=
nement a contrarier et a soumettre pour en venir lâ, que vous
n'en scauriés avoir dans votre position actuelle. préposé par
la providence a etre gardien de troix générations de fols, j'en ay
mené une jusques au bout, une seconde m'enterrera, une 3e
me succédera: il y a plus de 20 ans que j'ay fait a cet égard
mon horoscope. vous jugés qu'a travers de tout cela, pour tout
conduire ou étouffer sans éclat, pour tout placer, pour tout
réduire, il a falu des secours bien marqués de la providence,
mais aussy bien de la tenue contre des chocs toujours prévus
et toujours imprévus, bien de la présence, courir bien souvent
au remède, et plus souvent a la parade, et ne pas sécarter. cha=
que année est une année de crise, et je ne puis sortir de la.
position fatiguante de voir que toute la fortune de ma maison
le repos d'une multitude d'ètres; et le scandale social, occa=
sioné par mon nom, que tout cela dis je porte sur ma tète,
et que si je venois a manquer tout seroit dit. quelque fac=
heuse que soit cette position, je me suis toujours dit que tout
dans la nature avoit ses périodes pour la maturité; j'ay
marché sans me décourager, et toujours avancé de quelques
pas; mais le noeud capital tient bon, et le moment de le
rompre peut dépendre d'un moment de crise, qu'il faut toujours
<2r> ètre a portée de mettre a profit. tout cela qui n'est pas pour
etre entendu s'expliqueroit en deux heures de conversation;
il vous peut suffire maintenant de scavoir qu'ayant succédé
il y a moins de 3 ans au vaste héritage de gens turbulants
et caduques j'ay trouvé plus de procès que de cheveux; j'en ay
déja accomodé soixante, j'en suis encore cousu. la confiance
me vient chercher, mais au fonds jusques icy je ne suis qu'ad=
ministrateur, et rien ne seroit sûr si je venois a disparoitre;
et je m'engage parcequ'on ne peut se refuser a la paix, et
cepandant je suis en lair. voyés mon amy si je suis plus dispo=
nible que vous, si quand je vous demande l'hyver pour vous
promettre l'été, j'exige plus d'effort que je n'en offre. voyés y et
réfléchissés.

le plaisir de voir de votre famille ce que je n'en ay point 1 mot dommage
de revoir ce que j'ay l'honneur d'en connoitre seroit bien d1 mot dommage
pour moy mais rien pour elle. qui m'a lu a tout vu, et bien
par dela, or hors pour mon amy néanmoins qui connoit mon coeur
et qui en a la clef, au lieu que je n'en donne a nos neveux, si je
vais lâ, que les éclaboussures. adieu mon cher saconay, donnés
moy de vos nouvelles dabord, et des autres après si vous pouvés.
adieu mes respects et compliments a toute votre maison
et je vous embrasse de tout mon coeur.

Mirabeau


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur De Saconay en son
chateau de Bursinel
à Genèvea Rolle


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 13 août 1773, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/336/, version du 26.03.2018.
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