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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 20 mars 1773
de paris le 20 mars 1773
grand mercy mon cher amy 1° de ce que vous avés lû mon
manuscrit; car cela n'est pas trop commode, 2° de ce que vous
me dites que vous trouvés qu'il est bien, et cela fait bien a qui
estime et prise votre sens.
grand mercy encor de ce que vous avés fait pour me procurer
une collection des mémoires de votre societé, collection que je vois
que je n'auray pas. touts ces pestes de journaux ou livres succes=
sifs, ont la méthode de n'imprimer que pour le courant des sous=
criptions. cela est prudent pour la plupart des journaux qui ne sont
touts que des gagnepain et qui ne se soucient pas plus d'avoir
tort ou raison, que le mercure (lun des meilleurs outils de tirannie
en sa qualité d'abrutissoir, qu'on put imaginer depuis qu'il ne fut
plus possible d'empècher l'imprimerie) ne se soucie de multiplier
l'art des logogriphes et des énigmes, depui a force d'y accoutumer
le public. mais des ouvrages destinés a instruire et apeler, a mar=
quer la marche gradative de l'esprit sur la voye de prospé=
rité et vers la plus utile des sciences, doit présuposer que chaque jour
le nombre des néophites s'etendra, et qu'il faut avoir un magazin der=
rière soy pour fournir a l'extension de la curiosité instructive.
faute de cela néanmoins et de la part d'aussy sages tètes que les votres
je manqueray cette collection. je l'ay quelque temps attendue quand
a la suitte ayant eu le 1er volume; ensuitte la multitude de choses
que j'embrasse et le paÿs que j'habite ont tout entrainé, et je me trouve
du nombre des vierges folles. grand mercy toutefois de vos bons offices
sur cela.
je conte (car il le faut) que malgré le peu d'instants que j'ay,
hachés par mille affaires, par le courant d'une vie qui s'abrège
puisqu'elle décline, (car le leste énorme du temps, est presque la seule
des déchéances due temps la viellesse dont je me soucie et m'aperçoive)
<1v> malgré nombre de procès deffensifs, malgré ma besogne pour
mes assemblées du mardy, ou je lis a chacune après les autres
lectures un mémoire de troix quarts d'heures, malgré l'adjonction
d'un autre mémoire de mon fils, a qui je fais faire ses études d'homme
et qui lit aussy un mémoire chaque mardy, qu'il faut comme
de droit, que je revoye et grifonne, que malgré tout cela dis je
je feray pour le temps du départ de la personne indiquée, le
mème dialogue indispensable qui doit suivre mon instruction.
et qu'il vous sera pour lors raporté. je retiens et scay cette adresse
ne m'en parlés plus dans aucune lettre, pour raison.
autre commission, qui me seroit importante, cest de scavoir si ledit
imprimeur pourroit se charger d'un manuscrit fait pour ètre
la meilleure base possible de magazin et avoir en sus la plus
grande vogue. c'est sur les affaires courantes et le droit public
d'une nation quelconque; de la plus grande force et de la meilleure
et la plus sage main; par conséquent respectant essentiellement
tout ce qu'il faut respecter; mais disant dailleurs toute la vérité
historique, sans attaquer personne expressivement. l'ouvrage
composeroit deux volumes in 8° et un 3e de pièces justificatives.
s'il s'en chargeoit je pourrois envoyer le tout par la mème
commodité.
je vous prie de remercier Mr de wattenville, il est d'un nom que
j'honore a touts égards et tel que vous me le peignés son estime
ne peut ètre que bien flateuse. je recevray son ouvrage avec la
reconnoissance que mérite une provenance aussy flateuse et le
desir qu'il ait bien voulu le retoucher d'après les principes oécon=
omiques depuis qu'il les a connus. ce n'est pas chose si aisée, car
en général, on aime bien sa propre prose, comme aussy la besogne
faite; cest ce qui fait que je n'ay jamais racomodé mon premier
ouvrage; mais quand il s'agit d'un travail qui n'a point encore
été donné au public, on doit en conscience le rendre le plus ortho=
doxe qu'il est possible, pour n'avoir pas a répondre de lerreur de
celuy qui peut ètre ne lira dans tout un livre, ou ne saisira que
l'endroit qui peut le dépaÿser.
<2r> a ce propos quelques curieux m'ont dit que le sistème social
étoit de smith, on l'a reconnu a ses expressions et a sa maniere.
comme le peu que je lis, je ne le lis que pour m'instruire, et que ces
livres lâ ne m'aprennent rien, je ne le liray point; on m'a dit
qu'il nous pilloit et dépeçoit comme son propre patrimoine
mais en cachant ses nourriciers et dailleurs noyant le tout
dans beaucoup de généralités mal assemblées. a tout prendre
je n'ay jamais cru qu'il fit quelque chose de bien bon; soux un
extérieur doux et sensible, sa tète ne m'a paru qu'ébauchée
et en mème temps embarassée de croquis de sistèmes, tandis
que son amour propre étoit tout adulte; ajoutés a cela un coin
de personalité décidée, qui est bien le plus grand étouffoir de génie
qu'il y ait au monde, et puis un travail solitaire; tout cela ne peut
faire bien. heureux qui peut écrire et rédiger a la campagne
mais quand a ce qui est de penser, malheur a l'homme seul.
au reste je suis fatigué de voir que plusieurs, contents de pré=
cher le bonheur moral et phisique d'icy bas, cousent les principes
de l'ordre naturel, a des écrits dangereux et selon moy très méchants
tendants a détruire le bonheur religieux. c'est racourcir mes
frères de toute la tète qui peut atteindre aux astres, et semblable
a l'ours de la fable leur casser la tète d'un gros caillou pour les
délivrer de quelques mouches. mes vrais élèves, quelle que puisse
ètre leur façon de penser, ont du moins pour moy les égards
nécessaires, tant clairement je me suis expliqué. mais comme
la philosophie oéconomique prend partout, on l'adopte auj=
ourd'huy dans des livres tellement scandaleux et dangereux
dailleurs sur l'article de la religion, que ces fols viendroient a
bout de nous faire encourir l'anathème que les fanatiques, qui
ne manquent jamais dans les temps de dissolution, voudroient
en faveur de la rime répandre sur les oéconomistes. quoyque
je puisse vous paroitre enthousiaste de ma chose, je ne le suis
point assés néanmoins, pour vouloir me nourrir d'un esprit
de corps, moy qui le prohibe a tant d'égards; mais ce qui m'importe
<2v> personellement c'est qu'on ne scandalise point en moy et par
moy. quand ce mauvais fatras apelé sistème de la nature
parut soux le nom de feu Mirabaud secretaire de l'académie
qui ny a pas eu plus de part que moy, parceque quelque sot avoit
confondu ce nom avec le mien, de ces étourneaux qui ne voyant
que soy dans dans la machine ronde, me conseilloient de faire un
désavoeu, je répondis en demandant si j'en devrois un suposé
qu'on eut imprimé dans quelque lardon que j'avois empoisonné
ma mère. aujourd'huy c'est autre chose, a cause de l'inconvenient
marqué cy dessus; mon dialogue a la suitte de l'instruction doit
répondre a quelques objections timorées que m'ont faites d'honnè=
tes gens qui ne sont point rompus a notre langage et lâ je me
répandray
mais je vois que chacun suit son attrait, mon amy écrit tard
et court, moy tost et long. adieu mes respects et remerciments
a Mr de chabot et puis je vous embrasse
Mirabeau