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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 janvier 1773
de paris le 12 jr 1773
mon cher amy, indépendemment de ce gratieux temps de
récapitulation pour les affaires passées, d'arrivée de 15 lettres
par jour de maniere que j'en suis maintenant a l'ombre, comme
Me bouvillon derriere sa pile d'ailes de poulets, de surcroit
d'ennuyeuses bienséances &c il m'est survenu en outre, une
grosse fluxion sur le coté gauche de la machoire, bonne rage
de dents de 12 heures, telle qu'elle a démenty mon opinion qu'en
viellissant on se raprochoit des soufrances et que de part et
d'autre il y avoit moins de récalcitrance et d'excès. de tout cela
il a résulté perte ou mauvais employ de temps. il ne me reste
de mon mal que de faire la petite bouche, mais il demeure sur
mon bureau, le diable et ses cornes en entassement.
je cours au plus pressé et je trouve deux lettres de vous, la premiere
du 24 xbre l'autre du 1er jr écrite en passant a lausanne et
dont je vous remercie bien tendrement.
1° pour le cte gorani le margrave m'a écrit avant avoir reçu
mon envoy; excuses sur son retardement. je luy ay parlé
du cte gorani d'apres ce que j'en connois sur ses principes, d'après
vous, que j'ay cité, sur son personnel. nous verrons ce qu'il me
répondra.
je n'ay point lu l'ouvrage dont vous me parlés sur l'éducation
d ny depuis longtemps aucun autre. je lis peu, mes yeux que
l'écriture ne fatigue pas l'ayant toujours été de la lecture. dail=
leurs l'affluence d'idées fait qu'une page de bonne lecture me
met en verve de réflexions et de sentiments a laquelle il faut que je
<1v> cède, et puis j'ay toute ma vie tant écrit, les postes me devroient
une pension. a la réserve donc des romans, dont j'écartay toute
ma vie mes mains, parce que toute action m'intéresse et que je
ne puis laisser ce qui me procure intérest, a cela près dis je
je n'ay de ma vie lû, que le temps qu'on me peigne; a la longue
cela devient beaucoup, mais je lis les livres dont j'ay besoin.
quand j'avois des poussins, j'ay lu sur l'éducation, fénelon, l'abé
de fleury et loke, aujourd'huy j'éduque moy mème de grands
enfants, et les phrasiers sur cet article lâ m'endormiroient
alors mème qu'ils sont fort utiles a d'autres.
aussy ne faisons nous plus de livres classiques et il ny en a pas
trop; moy mème quand vous connoitrés touts mes ouvrages
vous verrés que ce genre n'en fait pas moitié. aujourd'huy la
science entre dans touts les écrits, elle s'en emparera dans la
génération future. a l'égard de l'instruction populaire, vous
m'avouerés que si ce titre étoit remply elle nous manquoit. il
s'en faut bien qu'il ne le soit, mais cest un guide. elle m'a été
demandée par le margrave, et tout de suitte après par le roy de
suéde qui en a un besoin urgent. chacun la redressera et adaptera
a son paÿs et usage, mais ce n'est pas le cas de me la reprocher.
ne pensés pas qu mon cher amy que la mollesse entre pour rien
dans l'idée que je voyageray peu desormais; peutètre que l'idée
d'employ du temps qui redouble de jambes, suffiroit pour m'ar=
rèter; mais mon amy si vous scaviés qu'elle est ma tâche. de
troix générations de fols qui me furent confiées par la providence
il m'en reste deux bien entières et qui m'enterreront. jay péni=
blement mais fructueusement avancé graces a la providence
mais ce qui me reste est le plus fort et le plus escentiel. il l'est au
point de nécessiter ma conservation a un point fatiguant et qui
m'effraye au haut d'un escalier. a cette vielle tète tient encor toute
l'existence de ma maison et des miens; or quoyque verd d'existence
et de vivacité il ne faut pas comparer la santé d'un homme qui a écrit
dix millions de pages et qu'une ame vorace corrode s'il n'agit ou
ne sent, avec celle de son sage amy, toujours doux, tranquille, d'un
esprit présent qui vaque et a tout et s'en amuse, qui raisonne et ne
<2r> dispute pas, qui jouit et n'use pas, qui monte a cheval, use des
biens de la nature, et d'une conscience paisible et jamais altérée.
toutefois, si mes plans d'assurance pour ma famille sont une fois
remplis, (et ils ne sont que d'ordre et de paix, mais capitaux) si je bouge
ce sera pour vous aller voir, mais ce seroit par chez le margrave
et nullement pour cette laborieuse provence.
maintenant c'est le temps de vous remercier de ce que vous avés
fait pour moy a lausanne. vous auriés mon manuscrit si cela
pouvoit aller par la poste; je m'informe et jy feray de mon mieux.
vous avés fort bien fait et arrangé tout pour l'exécution; la correc=
tion suffit. le manuscrit sera net, mais je ne réponds pas de la
ponctuation, que je ne connois guères, et dailleurs relire tant un
assés long manuscrit, quoyque petit livre, envoyé a troix princes
prend un temps énorme, a moy qui entouré de famille n'en ay
point, car tout le monde me vexe, correction dis je a cela près
les belles éditions des bons livres se font 30 ans et 50 après leur
essor.
mille tendres compliments et respectueux a Mr de chabot quand
vous luy écrirés, j'ay fait les votres a Me de pailly qui y est bien
sensible. son équité naturelle l'a rend satisfaite quand elle plait
aux gens qu'elle estime; et en général, elle pretend n'avoir guéres
manqué de gens de mérite elle me charge de vous bien remercier
A Monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en suisse