Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 décembre 1772

de paris le 6e xbre 1772

quand a moy mon cher amy, je ne parois pas sentir vive=
ment dabord, du moins que très passagèrement, et un sen=
timent de justice pour ce qui nous reste, joint a ma vivacité
naturelle, fait qu'on me croiroit bientost dissipé; mais les
traces demeurent et s'aprofondissent mème avec le temps, et
la sensibilité en fait de mème, et quelquefois perce au dehors
de maniere qu'on en est surpris. cepandant ce genre de vie
interieure, quoyque triste, a quelque chose de doux; il est bon aux
autres en ce qu'il entretient notre coeur dans une disposition de
sensibilité, toujours favorable, et je le trouve dans ses moments
mème les plus amers, cent fois préférable a l'ennuy et aux
angoisses, de la personalité toujours inquiète et chaque jour
plus pauvre.

de la maniere dont vous me peignés le cte gorani, que diable
veut il aller faire dans une cour quelconque. je le croirois
a merveille a carlesruke, il y seroit reçu feté, choyé par le
margrave, quelque simplement qu'il voulut vivre, mais
sitost qu'il seroit attaché a la maison, il seroit sur le pied
domestique, et voila tout. des qu'il a de quoy vivre dans sa sim=
plicité (et c'est ce qu'a toujours un homme de merite) qu'il se pour=
voye dabord de la plus grande des richesses, qu'exprima le
cher sacromoso; on le vouloit faire gouverneur de l'empereur
actuel, il répondit je suis engagé au 1er des maitres; ma liberté.
si tost qu'il a le zèle que vous dites, il n'a pas trop du reste de
sa jeunesse pour étudier, se rompre, s'étendre et devenir bon oéco=
nomiste. ce projet et cette carrière, ont plus d'étendue que vous
ne pensés, et quelque avance qu'il puisse avoir prise, depuis
son dernier ouvrage, je suis sûr qu'il luy reste plus despace a
parcourir qu'il n'en a franchy; d'autant que cette science et l'ap=
titude qu'elle nous donne, s'étend avec notre ame, avec nos co
<1v> connoissances, avec l'habitude de fixer toujours le mème objet.
car etre tout est ètre rien, scavoir tout est scavoir rien; on ne fait
un beau jet que sur un seul pivot, l'inconstance est une enfance de
l'ame, qui n'a pas la force de trouver l'étendue et la variété toujours
nécessaires a l'homme, dans le mème objet. si le cte gorani est l'hom=
me que vous dites, il peut venir a la tète des oéconomistes et le
champ est assés beau, létude, assés grande et le travail assés conso=
lant et méritoire, pour mériter quelques sueurs et un homme
tout entier. quil consomme donc ses jours propres a coeuillir, a se
renforcer dans la science, le temps viendra qu'il paroitra en force
et deviendra utile a son propre paÿs et a tout le reste. je serois
fort éloigné de l'apeler icy quoyqu'on y vive comme l'on veut et
a meilleur marché pour un garçon que nulle autre part; mais
il faut des tètes tout autrement ferrées que ne sont les tètes italien=
nes, du moins celles que j'ay vues, pour tenir contre le premier
enjeolement de ce pays, ou l'on vous accable de caresses et daffé=
teries de bonne foy, qui toutes aboutissent a perte de temps et a
des mécomptes qui blessent l'ame et évaporent lesprit. je le trouve
quand a moy tres bien placé quand a son séjour. je suis fort aise
quil s'amuse a faire des livres d'autant que cela exerce le jeune soldat
mais vous jugés bien que je l'attends au désavoeu de ses premiers
essais &c &c. a tout cela vous me dirés peut ètre que ce n'est pas
des conseils que je lon demande, mais une recomandation; a quoy
je dis, que je viens d'envoyer au margrave par le cher sacromoso
l'instruction populaire qu'il m'avoit demandée, qu'il quon trouve ètre
un bon ouvrage; je luy écris a cette occasion; sil me répond et
entre dans quelque détail, je luy proposeray le cte gorani suposé
qu'il persiste; mais je vous répète avoir ouy dire que la mar=
grave polie a lexcès avec les étrangers, range au petit
pied tout ce qui a pris service et que le mieux selon moy seroit
que le comte parut en philosophe avec une lettre de moy que
j'ay offerte tout a l'heure, dont le fonds seroit scribe tui gregis
hunc, et fortem crede, virum que
. une de vous que le margrave
estime, feroit aussy bien. lâ il parleroient bientost a fonds oécon=
omie politique, il verroit les embarras du prince &c et ce qui
<2r> leur conviendroit a l'un et a l'autre.

non seulement les éphémérides sont depuis longtemps chica=
nées, suspendues, mais je les crois arrètées tout a fait. il est des
temps et des circonstances ou l'on ne peut plus rien imprimer
que de furtif ou de commande. faites payer inclus 1771 et
voyés venir pour le suitte.

comme ny l'une ny l'autre des manieres cy desous, ne me convient
je vous demande si un libraire a genève pourroit desormais
se charger d'imprimer mes ouvrages avec quelque correction.
en ce cas, je vous enverrois l'instruction populaire dont je vous
ay parlé et dont j'ay fait faire troix copies pour 3 souverains.
au fonds ce libraire, auroit 1° mon ouvrage de la législation
qui sont les 18 lettres de l'ordre dépravé, restauré, et étably
qui sont dans 21 vol. des éphémérides, je corrigerois cet ouvrage
donné a la hate par feuilles, et un discours a la tète expliqueroit
ce que cest 2° mes éloges des hommes a célébrer qui ont commencé
par sully et ont été arrètés lâ mais qui renferment en sus une
lettre curieuse de louis 14, telémaque et la direction d'un prince
de fénelon la dixme royale de boisguilbert vauban le détail
de la france
de boisguilbert auxquels doivent etre joints, l'abé
de st pierre
, montesquieu pour l'oter poliment de lâ ou l'on a
voulu le fourrer, et un jour peutètre, toujours trop tost, notre maitre
quesnay tout cela qui ne sert que de prétexte aux dévelopements
de la science, me mènera loin. 3° mon institution d'un prince
4° enfin un jour la révision de mes ouvrages. je ne conte point
icy comme vous voyés l'instruction populaire qui est un volume
cepandant. mes conditions a moy sont bien simples, car je ne
demande rien, sinon la promulgation, ainsy si quelque jeune homme
instruit se chargeoit dètre éditeur il pourroit y trouver quelque
avantage. le mien consiste, a avoir fait ma charge en payant.
cette vie mon cher amy et ce point de vue, m'empèchent de desirer
ny gouter aucune idée de voyage, fut ce pour voir bursinel, auquel
je scay tant de gré de vous rendre heureux. je desire seulement
que les temps depuis si longtemps prévus pour ma patrie, ne dép=
aÿsent que mes enfants. s'il en étoit autrement, ce seroit de bursinel
que je verrois les orages. adieu cher amy, je vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

A monsieur

Monsieur de saconai en
son chateau de Bursinel près
Berne
Par Geneve


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 décembre 1772, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/323/, version du 26.03.2018.
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