Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 22 mai 1772

de paris le 22e may 1772

je réponds mon cher amy a votre lettre du 12. vous avés raison
de dire que toute question politique se décide par la science parceque qu'=
elle n'est autre que l'étude et l'exposition des principes de la nature qui
a tout fait et tout réglé pour l'homme et hors de laquelle l'homme
ne peut mème rien imaginer. la persuasion de cette vérité m'a seule
fourny l'opiniatreté avec laquelle je me suis, le plus que j'ay pu, mis
au pied du mur dans les dialogues des oéconomiques. guidé par la
bonne foy je voulois en effet tout défoncer; dailleurs la décence
mème du dialogue, si l'on peut parler ainsy, me paroissoit répugner
a cette partialité avec laquelle les anciens mème subordonnent un
des interlocuteurs de leurs dialogues: ainsy donc je me faisois les
plus fortes objections et quelquefois telles, que peu d'autres me les
auroient faites, et quand je me resserrois de la sorte, je ne scavois en
vérité par ou en sortir; mais je me confiois au fil de la nature, et il
m'en a toujours tiré; quelquefois a la vérité je me donnois bien de la
peine, pour trouver bien loin ce qui étoit a mes pieds. aujourd'huy tout
a cet égard est bien éclaircy, et quiconque aura les principes, n'a qu'a se
donner la peine de chercher et delire ou relire. je ne vous renverray
point a ces dialogues, ou tout pourroit paroitre noyé; mais la philosophie
rurale
mon cher, ouvrage qui doit ètre le compagnon fidèle, dun homme
d'état, tout y est, et si vous en connoissés bien touts les ètres une fois
j'oserois défier qu'on vous présente jamais une question qui ny soit
traitée et résoute.

vous dites très bien sur l'article des grains, et a légard de la liberté de
tout commerce, nécessaire et inviolable partout, elle ne l'est nulle part
davantage, qu'aux lieux ou les communications phisiques sont le plus
difficiles. au reste de longtemps encor tout l'essain des érudits politiques
<1v> que les montesquiou et les rousseau souflèrent sur notre hémisphère,
touts ces papillons publicistes ne se resoudront a relier en faisceau, les
batons rompus de législation qu'ils ont dans la tète; les grotius, les volt
et les puffendorf avoient du moins l'avantage d'ennuyer plus de gens
et d'en étourdir moins; mais depuis que le droit public et naturel, tels quels,
se sont étalés en beau langage, on ny tient plus, tout le monde entre en lice
et chacun avec l'armure bizarre de l'opinion. toutefois il seforme de bons
juges et touts les jours; touts ouvrages quelconques mème, empruntent
notre langage, plusieurs nos principes, et les plus assurés dentre ceux cy
sont ceux qui nous renient et qui feignent de nous censurer. touts ces
écarts de l'amour propre pigmée n'auront qu'un temps; la résistance
mème de l'interest particulier cèdera a son tour, mais plus tard chez
les aristocrates; car que voulés vous que fassent des magistrats de répu=
blique quand ils ne tracassent, si ce n'est de réglementer au sénat, tandis
qu'au logis, on les fait cocus.

quoyqu'il en soit si vous ne pouvés les empècher de batir des magazins
proposés leur du moins d'en faire l'usage sage qu'en ont fait les génois
qui en ont fait construire de magnifiques; ils les l ne les louent point, ils
les prètent gratis a tout marchand, qui peut entrer et sortir librement et
occuper les magazins sans retribution quelconque pendant 15 mois
au bout duquel temps, si le marchand n'emporte son bled, il est obligé
de montrer sa facture et la république se charge de ses bleds, au moyen
de 4 pour cent de bénéfice qu'elle luy accorde.

a log quand a ce qui est de vos haras, que voulés vous que je vous dise que
je n'aye mille et mille fois écrit; et des règlements, et une commission bientost
criminelle. malheureux hérétiques, vous nous avés quittés parce que nous
avons comme une commission pour le département de la parole de dieu, vous
en voulés avoir une pour aprendre a la nature de a faire mieux que bien.
écris donc pauvre amy des hommes, écris pauvre philosophe rural
pauvre theoricien de limpost écris a perte de temps et d'haleine pour
voir au bout, ton meilleur et plus ancien amy, ton plus sage disci=
ple assis a un bureau pour inquiéter borner et régenter la propriété
a cet égard mon cher je n'ay que deux choses a vous dire. la 1ere que
j'ay établie obligatoire pour touts conseils et tribunaux quelconques
<2r> conseils de rois et de républiques, tribunaux civils, et criminels, poli=
tiques et religieux; cest avant de traiter du fait, surlequel l'hom=
me ne se peut empècher dètre trompé de cent manières, dexaminer
le droit. si mon pré est a moy, bien a moy, dans toute l'étendue de
la propriété inviolable, comme dieu qui seul nous lâ donnée, l'h=
erbe qui en vient est elle a moy de mème? si l'herbe est a moy, avés
vous le droit dexaminer s'il est a propos que j'en fasse un bouillon
ou un lavement, que je la pour mon usage, que je la fasse filtrer
par un alambic, ou par le corps de tel ou tel animal? est a ce a vous
a décider de ma jouissance ou de mon abus, pourvu qu'il ne
porte que sur l'usufruit de ma propriété? mais dites vous cest
pour mon avantage. et je vous prie pouvés vous le connoitre mon
avantage mieux que moy? en avés vous toutes les données? il
est telle circonstance ou il est de mon plus grand interest de rece=
voir 10 écus aujourd'huy, sauf a en rendre 15 dans huit jours,
etes vous dans le secret combiné de touts les interests concommitans
qui fermentent dans l'étendue de votre jurisdiction? mais encor vous
m'objectés que l'ensemble en toute chose fait la force, qu'il en est ainsy
des objets de commerce; que le commerce qui seul fait la valeur
vénale, par elle la vivification d'un paÿs, la multiplication des
produits, et la prisée des propriétés, que le commerce dis je suit en
un sentier battu entre les hommes comme entre les fourmis; qu'un
petit débouché n'attirera pas le commerce; pour entrer dans
la question actuelle, que les marchands de chevaux de prix, ne viendront
pas dans le paÿs pour deux ou troix élèves de cette espèce, au lieu
qu'ils s'y adoneront quand la contrée en fournira un grand nombre
et que soit a bordeaux pour les vins, soit a aix pour les huiles, soit
en angleterre pour les chevaux, la vogue fait la fantaisie et la
fantaisie fait la valeur; fort bien, cest ainsy que l'on raisonne
quand on raisonne sur le bien d'autruy; mais vous saconay qui 2 caractères biffure
avés des vignes, que diriés vous d'une commission qui vous les feroit
arracher pour les rétablir en plans tirés du claux de vougeaux
je vous assure que dans peu vos vins s'y vendroient au double car car
car...&c et vous possesseurs des prairies, sur les 47 sortes dherbes
qui composent le tapis verd, il ny en a que 23 qui nourrissent, les
autres ou dessèchent ou ne font que du lest dans le corps de l'animal,
et vite passés le tout a la bèche, et la commission vous donnera
la liste des plantes qui dominent dans la prévalaye. ainsy de vos
bois, arrachés tout et allés aprendre a carlesruke quels sont les bois
<2v> les plus profitables que peut nourrir votre terrein. tout cela se peut faire
et se fera infailliblement, mais il n'est pour cela qu'un seul moyen, cest
1° d'abroger toute commission, qui se mesle de ce dont elle n'a que faire, ou
mème qui y regarde, car on aime a jouir de son bien comme de sa femme
a huis clos. 2° d'écarter soigneusement toute proposition qui tende
le moins du monde a inspecter la propriété, car l'inspecter cest la
blesser je le répète, enfin d'avoir toujours en première vue, le plus sup=
erstitieux respect pour la propriété. 3° enfin d'instruire, mais avec
une charité morte, usuelle, tranquille telle que celle des prètres quand
ils enterrent un mort. que nous autres docteurs et simples particuliers
nous nous échaufions pour les objets qu'embrasse l'instruction qui
fait notre occupation chérie, cest fort bien; et il ne scauroit y avoir
dinconvénient a cela; mais des aristocrates, des chefs de république ou
ce qui les entoure ne scauroient trop se préserver de l'enthousiasme de
l'opinion, qui devient impérative malgré eux dans leurs mains; partout
ou j'ay eu jurisdiction et ou jay voulu opiner comme je fais dans paris
et avec ma vivacité originaire je n'ay dit et fait que des sottises. voila
mon cher amy tout ce que je vous puis dire sur votre diable de commission
ajoutés y ce que je viens de voir tout a l'heure. vous scavés quelle étoit
la vogue des chevaux napolitains pour lattelage; on a f le gouverne=
ment s'y est depuis peu occupé de cette importante partie, aujourd'huy
l'on ny en trouve pas un, et je viens de voir le baron de breteuil notre
ambassadeur a naples, donner commission a milan pour ses équipages.

nous avons vu et reçu Mr et Me sinner de balaigue, ils repartent,
et par mème moyen jay vu un Mr de vatteville qui fera je crois un homme
un jour, au reste je ne l'ay qu'entrevu; quand a Mr sinner il est tout a fait
aimable, bon rieur, chose excellente, et avec l'air de candeur et de franchise
qui caractérise votre nation. quand au fait d'homme d'etat, n'auroit il pas
dans la tète, un peu du mème tic qu'en dehors.

vous me ferés plaisir de me parler en détail de cette singuliere vallée, et
de son médecin, qu'on m'a dit homme de bien et pourtant un peu charlatan
quelquefois avec le peuple il faut des fraudes pieuses, quoyque je n'aime
pas cela, etant par ma crédulité innée, peuple moy mème si jamais il en
fut. détaillés moy un peu ces objets, car ils sont bien bons a faire con=
noitre. adieu mon très cher amy, Me de pailly me charge de vous dire
mille choses, je vous embrasse

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 22 mai 1772, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/320/, version du 26.03.2018.
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