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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 21 décembre 1771
de paris le 21e xbre 1771
recevés mon très cher et plus ancien et estimable amy, mon
triste compliment sur la perte que vous avés faite. il faut icy
bas ou tout perdre ou tout quitter et cet ordre est beau, est grand
est consolant mème comme tout ce qui émane de la haute et mater=
nelle providence. j'ay quelquefois demandé a des gens qui se perdoient
en souhaits, ou regrets aprochant du murmure, voudriés vous vivre
toujours on s'arrète et l'on répond, non pas pour viellir et devenir
caduques a l'excès, mais comme 1 mot biffure je suis, a quoy je dis quoy pour
voir tout viellir et perir autour de vous, et vos enfants et les
enfants de vos enfants et leurs travaux et leurs prestiges? non
touts ensemble comme nous voila. fort bien, mais vous arrè=
teriés donc la végétation de la nature entière? dou suit que
vous n'auriés plus d'apétits que de recherche, plus de quoy les satis=
faire que d'un oeil inanimé, sans l'attrait du besoin? voyés quelles
doivent etre les conditions d'une immortalité isollée, quelles seroient
celles d'une immobilité de choix et de raports? voyés ensuitte quelles
sont les conditions de la régénération essentielle et générale telle
que la providence les a faites, qu'elle est notre part et notre marche
dans ce grand cercle, combien d'illusions riantes dans lage de notre
croissance, combien de force et de moyens dans celuy du travail, le peu
que nous perdons en chemin, combien nous acquérons et ce qui
nous demeure; que de consolations dans la viellesse, quel est le sein
vaste et favorable qui nous est ouvert au jour de l'absolu repos quand
a moy je le dis de bon coeur je crois, et jespère le dire de mème a ma
dernière heure il ne tiendroit qu'a un souhait pour changer quelque
chose aux ordres de la providence, un souhait permis, que je m'en
éloignerois comme de la course d'un aveugle et dirois o dieu qui
scais tout, qui peux tout, qui veux tout, bien; tu commenças mon sort
que ta main paternelle l'achève.
<1v> pardon mon cher amy de vous offrir un genre de consolation en apa=
rance si vague, dans une douleur si pressante si sensible et si pro=
chaine. vous perdés une soeur pleine de mérite, de dignité et de
tendresse pour vous, et dont les soins 1 mot biffure et lexemple étoient de
la plus grande utilité a votre famille; vous la perdés de la maniere
la plus imprévue et celle a qui vous tendés les bras ne vous paroit
plus qu'une ombre et qu'un souvenir. mais mon cher, ce n'est pas vous
que vous pleurés, ce sentiment vous paroitroit une profanation et
celle qui cause vos larmes ne vous permet que des regrets qui seront
alors pour vous. qu'est ce en effet que la mort a loeil meme le plus
sec et le plus aride? cest une maladie qui nous ote le sentiment et
nous borne au repos; poursuivons avec le triste sceptique et craig=
nons mème le néant. quest ce encor que le néant, ètre pur de notre
création tel du moins que nous osons l'entendre, si ce n'est la dissolu=
tion de notre mémoire, le par dela de nos fragiles facultés. la moitié
de ma vie n'est elle pas au néant pour moy mème. je me rapelle
avec un tendresse toujours nourrie, qu'il y a 40 ans que nous pas=
sions les journées entières mon cher saconay et moy soux les tilleuls
des thuilleries a exercer notre raison avide et curieuse, a déveloper
nos coeurs sensibles, unis, et faits pour etre bons. ce souvenir ne
sortira jamais de ma mémoire, mais combien d'autres joyes, d'autres
espérances, combien d'inquietudes, de projets et de chagrins, occu=
poient détournoient mon ame toute entiere qui sont au néant
aujourd'huy. combien donc je participe au néant moy mème et com=
bien peu je m'en sens incommodé.
mais laissons cette triste idée, vain refuge des méchants et qui ne
leur sera que trop refusée au jour ou leur 1 mot biffure fausse ou atroce
conscience débarasse dépouillée d'un reste de vains prestiges
de la vie, se rapelera en un trait la liste de fortfaits et de mensonges
que leur épouvante voulut mettre au néant, rentrons dans le
sein de la providence qui donne a tout son poids et sa mesure et
ne veut rien mettre au néant. quoy nos esprits seroient ils moins
a elle, moins dignes de ses soins que nos coeurs corps mème qui ne seront
point anéantis. quoy la vertu, la douceur, la sagesse, la bienfaisance
<2r> et la justice de mon cher saconay seroient un jour le foible jouet
des vents ou qui pis est anéanties. non seulement cette idée répugne
a mon coeur, a ma raison, a ma pensée, a toute idée humaine de
justice, mais a celle encor qu'on peut se faire de la nature, de la pro=
vidence et de dieu. mais les animaux dit on? et que nous importe
et qui nous a chargé de discerner la vegetation, le mouvement, et la vie? que celuy
qui nous donna de le sentir décide seul des arrangements de tout ce
qu'il sembla borner a l'obeissance machinale, mais puisqu'il nous
accorda d'en scavoir assés pour voir que les efforts de notre orgueuil
aboutissent a nous dégrader par nos propres doutes, et a nous aviler
a force de sistèmes, jouissons de ce bienfait par son véritable usage
cest a dire en nous unissant a l'autheur de touts les biens, a sa vol=
onté a sa justice, a sa haute paternité.
nous ne nous sommes jamais écartés de cette voye vous et moy mon
cher amy, elle doit ètre notre consolation et notre force dans touts
les cas et dans toutes les circonstances. le temps des pertes s'abrège
pour nous; les premieres sont les plus sensibles comme les moins
habituelles, et si nous nous relevons mieux dans la jeunesse, cest
que nous sommes plus étayés d'illusions; mais le véritable poids
d'un homme digne d'etre homme, tient a la réflexion, a la volonté
et a l'habitude de bien faire, et a la résignation. si jeusse été aup=
rès de vous lors de votre perte j'aurois meslé mes larmes aux
votres. le propre de l'amitié véritable est de partager les sen=
timents, et par lâ de modérer la joye et de calmer la douleur;
le doeuil dailleurs nous eut été commun puisque je cherissois
honorois et respectois Madame votre soeur depuis si long=
temps. les distances ne me permettent d'arriver qu'au temps
de la raison et de la résignation volontaire. cest elle que j'ay
fait parler, ce sont ses motifs que je vous offre avec confi=
ance. contons mon cher amy que touts les gens de bien
se retrouveront au sein de la bonté du grand ètre et de sa justice. notre
amitié me rend trop satisfait et trop fier pour que je puisse
jamais penser que ses liens puissent s'alterer et se perdre par
la mème 3 mots biffure marche de la nature qui altère mes
organes émoussés. adieu cher amy je vous embrasse et vous
sens de tout mon coeur
Mirabeau
offrés je vous prie a toute votre maison, mon triste compliment et mon Respect.
A Monsieur
Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel
Par Berne en suisse