Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 décembre 1771

de paris le 7e xbre 1771

je reponds mon cher amy a votre lettre du 1er xbre deux jours
après l'avoir reçue, parce que j'eus une véritable joye en lisant
la datte, de nous voir ainsy raprocher par les courriers. jay
envoyé en provence mon fils ainé que j'instruis aux affaires rura=
les, et qui dans sa précipitation fougueuse, saisit tout avec beau=
coup de sagacité. j'envoye le cadet a un régiment ou il recevra
en bonnes mains, son éducation seconde; nous demeurerons, le bailly,
ma bellesoeur, mon fils g et mon gendre et ma fille qui mettent
leur enfant en pension; encore serons nous bon nombre et nous
vivons icy a peu près comme a la campagne, a la réserve de
ceux qui me viennent qui ne sont fort nombreux que les jours
marqués; vous aimés les détails de famille, en voila.

vous me faites grand plaisir, par ce que vous me dites de schmitt.
ce digne homme a une tète bien cuite par la nature. il cherchoit
a tatons par instinct naturel, et ne trouvoit que des éclairs parmy
les plus renommés de ses contemporains, il prenoit les vers luisans
pour des étoiles; mis une fois sur la voye il sera fort a son aise; il
n'a que faire d'aller loin, chose contraire a son allure, car tout est
découvert; mais il concevra bien les objets et les présentera avec
beaucoup d'ordre et de mesure; cest ce qu'il faut. quand a la législation
en général. jay beaucoup dit, si ce n'est tout, dans les 18 lettres sur la
dépravation, la restauration, et la stabilité de l'ordre légal. c'est
un fort ouvrage, qu'on a recoeuilly, encor informe sans doute puis=
que je donnois chacune de ces lettres mois par mois, et souvent les
écrivois en huit jours pour les lire a chacune de nos assemblées
au fonds le domage n'est pas grand vu que je ne corrige guères; telles
qu'elles sont, rei a amsterdam a cru devoir les recoeuillir, mais au
fonds je vous promets que ce sera un jour un fort ouvrage, toutefois
<1v> cela n'exclut aucunement un ouvrage méthodique, sage, et sain sur
cette importante matière; je fus destiné par la nature a jetter les pre=
mieres lueurs; mais la fla lave coule en mème temps que la flame
paroit, et l'épaisse fumée qui l'environne effraye et rebute les tètes ré=
glées et les yeux exacts. a ce propos, ou hors de ce propos, car celuy cy
est un morceau profondément méthodique, avés vous reçu enfin
les leçons oéconomiques? il est honteux que mon plus fort ouvrage
sans contredit, depuis deux ans ne soit pas encore dans vos mains.
toutefois puisqu'il convient a schmitt de faire bien, il seroit important
a sa gloire et a son gout pour le mieux que nous vissions icy son
manuscrit avant quil fit paroitre son ouvrage; il n'est point donné
a lhomme seul, de trouver son propre mieux.

ce que vous me dites au sujet du cte gorani m'a donné beaucoup
a penser. je diray pourtant a l'envoyé du grand duc icy, un mot
a ce sujet qui portera coup. mais quand je croirois le pouvoir, je ne
me déterminerois pas a le proposer en forme. 1° jusqu'à la fin de la ligne biffure je le crois
3 mots biffure très propre a casser les vitres, et c'est de quoy j'ay surtout
taché de préserver touts nos adeptes quoyque sans mission avouée.
labourés bien profond, leur ay je dit sans cesse, ce qui aura de fortes
racines demeurera et ce seroit domage de l'oter, le reste sèchera de luy
mème, mai mais je leur défends surtout de rien attaquer de front. nous
avons eu un professeur dhistoire a toulouse, homme embrasé d'un
zèle véhément et transplanté exprès de lion pour fonder une colonie
dans cette ville écolatre. a la vérité il prit une méthode que je désa=
prouvay fort; je l'avertis, il me répondit la lettre d'un enthousiaste:
la rumeur s'eleva, ses protecteurs et ses instigateurs mème l'abandon=
nent et dans troix mois il fut mort de chagrin. vous le diray je
dailleurs, si javois a choisir entre deux véhicules pour une opinion
a scavoir protection ou persécution, je prendrois le dernier. j'ay
taté de l'un et de l'autre. prévoyés 2 mots biffure que gorani est assés
fort pour enseigner je scay que c'est le meilleur moyen pour a=
prendre, mais comme il a zèle et vocation sans cela, contés qu'il
luy sera impossible d'etre dans sa patrie et d'entendre déraisoner
traditoirement de sa chose, sans monter en chaire privée, ce qui
vaut bien mieux; car ce n'est pas le tout d'enseigner, il faut instrui=
re; les jésuites cy devant enseignoient toute la terre et n'instruisoient
pas mème leurs propres avoués. au reste 1 mot biffure vous avés du credit
sur son esprit; apres avoir non pas échaufé mais consolider son zèle
<2r> zèle par les grands motifs, de la vertu et du bonheur, que l'homme
ne peut atteindre par privilège, mais seulement par recommandation communication
recomandés luy de ne choquer ny gens ny choses. vous ne scauriés
croire combien mon premier ouvrage ou j'avois ménagé tout le
monde, m'a valu d'apuy pour les subséquents, et 1 mot biffure de combien
d'attaques et d'imputations la réputation et les moeurs de leur pré=
tendu chef a préservé les oéconomistes. quand en 1768 les parlements
de paris et de rouen, ou quelques pédants prévaricateurs d'entre eux
voulurent nous désigner comme corrompus par la cour &c ils furent
moqués avec indignation. surtout gare le clergé. je l'ay dit hautement
et ce fut ma profession de foy aux premiers discours légers sur la
religion qui voulurent échaper dans nos assemblées; Mrs quoyque
l'etude et le respect de l'ordre naturel me paroissent l'etude et le
respect de la loy de dieu, cepandant quoyqu'elle ait donné a mon
ame une assiette une confiance et une paix que je n'avois trouvé
nulle part; je l'abjurerois tout a l'heure pour jamais, si elle contras=
toit avec la loy de celuy qui nous enseigna que nous etions frères

fils dun mème père, membres d'un mème corps et que ce n'etoit que
par la charité que nous pouvions parvenir a la haute justice. cela
vous dit Mrs que je ne soufriray pas que chez moy;
&c..... avec cela
mon cher on toise les prètres sans les heurter et l'on creuse soux leur
prédomination humaine, sans qu'ils puissent s'en plaindre n'y s'en
garentir; répandons des lumières et viendra le temps, ou touts
les ordres quelqu'onques qui séparent la grande famille en 1 mot biffure cloisons
1 mot biffure factices, détruiront et disperseront les materiaux de
leur enceinte, de leurs propres mains. je dis plus cest que la chose
ne se peut faire qu'ainsy, équitablement du moins et d'une maniere
durable.

quand a ce qui est de vos propres délits, et de ceux dont vous ètes
nécessairement le témoin, et forcément presque complice, tout
en raisonant et oposant toujours, il faut prendre patience et
vous dire une fois pour toutes que nous ne verrons dans le fait pres=
qu'aucun progrès de la science. pensés vous que depuis 14 ans je n'aye
pas bien rongé des clouds ? un homme ardent, persuadé, accoeuilli
avec vogue, qui a écrit et par conséquent qui croit avoir eté lu,
qui a dit vérité et croit qu'on l'â entendu; lié pour lors avec
les arbitres du gouvernement; qu'il encor assés neuf pour croire
que les gouvernements peuvent quelque chose; confident de leurs
angoisses sur les malheurs résultants des mauvais principes, et qui voit
toujours faire pis. jen étois venu a ne plus dormir en 1758 et mes
amis qui me croyoient néanmoins me disoient pour dieu dormés
et nous laissés rire d'autant et par interim, puisque nous ny pou=
vons rien
. plu en effet plusieurs sont morts depuis et ont eu du moins
<2v> cela de bon temps. je pris enfin sur moy de voir les choses dans
l'ordre de la providence, et depuis, quoyqu'il soit survenu des circonstances
bien étranges, il n'est au fonds rien arrivé que je n'aye prévu. je vous
étonerois bien si je vous donnois quand aux résultats le détail tableau des
choses qui arriveront encore; mais ce que je vous puis dire avec vérité
cest que la face de l'europe presque entiere changera, avant que les
bons principes deviennent le passe parole des gouvernements. en 1768
je disois a nos jeunes gens, impatientés de voir attaquer hautement
la liberté des grains telle quelle, obtenue en 1764 et tant aplaudie et
felicitée, croyés que la liberté est comme la chevelure enlevée par le sau=
vage, tout vient ensemble; vous n'aurés jamais vrayment la liberté des

grains, que vous n'ayiés toutes les autres ensemble; et croyés vous en
ètre si près?
je puis cher amy vous dire la mème chose; prenés patience
et poussés toujours a la boule de l'instruction, en un mot comme dit
l'apôtre agissés comme pouvant tout, et vous résignés comme ne pou=
vant rien
. mais je vous assomme d'une longue lettre. adieu mon cher
saconay, je vous embrasse

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 décembre 1771, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/315/, version du 26.03.2018.
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