Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 18 novembre 1771

du bignon le 18e 9bre 1771

non mon cher amy ce n'est point a paris c'est au bignon que votre
lettre du 17e 8bre m'est venue trouver, je vous en ay déja écrit d'icy
une autre ou je crois vous avoir raconté mon malencontre de
route. jarrivay pourtant a montargis avec mon frère et l'abé et autres
compagnons de voyage, chez ma fille qui est dans une abbaÿe ou
les dames sont comme des chanoinesses et reçoivent leurs parents. un
exprès que mes enfants tenoient sur le passage l'etant venu dire
icy ou etoit ma canaille d'enfants, tout cela ne soupa pas, m'envoya
des chevaux la nuit; mon fils ainé et le Mis du saillant le plus affec=
tioné des fils, partirent de maniere a arriver a 8 heures a montargis
qui est a six lieues; ma fille qui est une excellente femme, accompagnée
du cher mon cadet dadet de 17 ans qui sera un bon sujet; et faisant
porter son très bel enfant sur le pommeau d'une selle arriva a onze.
quoyqu'ayant alors incommodité de femme elle etoit venue a cheval,
et le train et la valetaille et les beaux chevaux limousins et pas un
sol dans sa poche; et bien mon amy puisque vous aimés les congrès
de famille en voila, et me mettant a table icy le lendemain attendu
que je ne m'y mets pas le soir, je dis les larmes aux yeux de sentiment
de ma propre indignité accesic benedicetur homo.... au reste le bruit
n'a pas cessé depuis; quand a moy j'avois icy de plus fortes et sérieuses
affaires que nulle autre part; tel est le métier des terriens et surtout
d'un sot comme moy; mais mon fils qui en revanche a travers toute sa
fougue sera singulierement habile m'y aidera beaucoup.

dites mon cher au cte gorani qu'il se garde bien de rien vouloir impri=
mer a paris. j'ay par hazard fait la fortune de quelques libraires, et
il ny a pas de quoy se vanter, et bien mon amy je suis devenu comme
le mulet d'un prélat dans la fable, etant devenu vieux on le mit au
moulin, et mes deux drs volumes des oéconomiques aucun libraire n'en
a voulu, je les ay fait imprimer a mes dépends, il m'en coute près de
4000 lb et toute l'édition est encor dans ma boutique le mauvais gout du
siècle en cela me fait peur
, jugés ce qu'il en seroit du cte gorani qui vaut
<1v> mieux que moy. on ne veut plus qu'on imprime a paris, ny qu'on lise en france
et au bout du conte chacun a ses raisons.

bon courage mon très cher, parlés toujours avec sagesse, dès qu'on vous est
écoute, tout est gagné pour le futur; mais surtout ne vous impatientés
pas; il est des temps pour semer, il en est d'autres pour récolter. la vie
de l'homme est courte, ainsy le veut la providence qui a toujours raison.
si comme moy depuis 14 ans vous chantiés toujours sur le mème ton.
prévoyiés les maux du lendemain et le bien du siècle futur, je vous
passerois de vous impatienter si vous étiés de mon paÿs, mais non pas
étant du votre et en ayant les vertus jointes a lamérite du notre. son=
gés aussy a un point principal c'est que ce n'est pas assés que les gouver=
nements soyent instruits, il faut que les peuples le soyent aussy, sans
cela les gouvernements ne peuvent rien pour le bien.
l'immobilité est
le geste de la sagesse pour les aveugles; que peut la tète si le corps ne
suit ? sans cela voulant ètre actifs vous ne serés que remuants et cest
en politique le plus dangereux des mécomptes.

ainsy donc ce que vous avés a faire maintenant sur vos finances, le voicy,
rien; sur votre police, rien; sur votre justice rien; sur vos formes,
votre scrutin, vos débouchés &c rien. rien vous dis je, jusques a ce que
vous et vos sujets y voyiés clair. les hommes ne se mènent que par lhabitude
autrement routine, ou par l'opinion. si lhabitude est mauvaise ayés
recours a l'opinion et l'attendés; sans cela vous ferés des décombres, vous
livrerés l'etat a la dispute des hommes, et rien de plus. je ne vois faire
que cela dans l'europe et j'en gémis, ce sont des malades qui s'écorchent
en se retournant. heureusement je vois par de lâ, et la science qui rampoit
pour ainsy dire commence a marcher, et elle volera quelque jour; mais
après moy, et pourtant en ma présence.

maintenant vous n'avés qu'une chose a faire, recomandée a un homme
sage, et indispensable a l'homme de bien; cest de promouvoir l'instruction
de toutes vos forces, obtenir qu'on établisse un cours oéconomique &c con=
tés que de la connoissance seule des avances les hommes passeront a
ètre assés eclairés sur les plus hauts résultats, pour devenir flexibles dans
la main d'un gouvernement qui méritera leur confiance; car c'est lâ
le premier point. alors vous trouverés les principes, dans touts nos livres
classiques; ils sont touts dans la nature et par conséquent aplicables a
touts les cas. vous vous plaignés que je ne vous ay envoyé qu'une petite
bouteille d'elixir; mon amy jay tout dit, je n'ay rien de caché pour mes
amis et je leur ay tout confié et répété et je ne fais plus que rabacher
je vous assure.

adieu mon bon et respectable amy, je conte Melle votre fille bien guérie
de sa petite vérole et je n'en suis nullement en peine, j'en ay tant vu et tant
fait. adieu mes respects a toute votre maison, et je vous embrasse de tout
mon coeur

Mirabeau

je conte etre a la fin du mois a paris.


Enveloppe

a Monsieur

Monsieur de Saconai en
son chateau de Bursinel
Par Berne en suisse
Bursinel


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 18 novembre 1771, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/314/, version du 26.03.2018.
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