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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 25 octobre 1771
de paris du bignon le 25e 8bre 1771
votre lettre du 1er 8bre mon cher amy ne m'a plus trouvé a
lion quoyque je ny aye passé que le 10, mais elle m'a été envoyée
a paris d'ou l'on me l'aporte. je vous félicite de ce que le ciel vous
a rendu Me de sénarclan; les personnes de ce mérite lâ devroient
vivre toujours; le phisique doit selon l'ordre subir les révolutions
phisiques, mais il est des trempes d'ame qui devroient etre emplo=
yées toujours; peutétre le sont elles, mais au prix de subir len=
fance et le déchoir et c'est lâ ce que je ne trouve pas bien; car
elles manquent douleureusement a ceux qui en avoient le profit;
voila une drole de méthaphisique que je fais lâ, le fait est que
selon moy, les craintes et douleurs mème des familles sensibles
et unies, a moins qu de certains coups subits qui atterrent et
qui sont rares, sont préférables a l'isolement et a la sécheresse
des familles inanimées.
souvenés vous de ce que vous me promettés pour paris ce seroit lâ
ou nous vivrions et verrions et ou vous seriés content des progrès
oéconomiques sur les opinions. jen suis quelquefois moy mème
étonér; dieu veuille ne me pas amener les nations par la mème
voye qui m'attire aujourd'huy les polonois, dont selon ce que
je vois, aprends et prévois je pourrois tenir cour plénière
l'hyver prochain si je voulois.
sitost que vous n'avés point vu mes leçons oéconomiques vous
ne connoissés pas le plus court peutètre mais le plus fort cer=
tainement de mes ouvrages. je m'en étonnois en le faisant et
me suis cent fois étoné depuis d'avoir eu la force de tète nécés
<1v> nécessaire pour suivre et embrasser jusques au bout tout
cet embranchement. je la dûs aux circonstances pendant les=
quelles ainsy que dans quelques autres occasions le cabinet a sauvé
la tète de succomber soux les angoisses du coeur. le hazard me
fit entreprendre ce modèle ou ce résumé de méthodes d'instruction
en un temps ou je voyois chaque jour ma vénérable mère tirer a
sa fin; je la voyois seul, et 4 fois par jour je digérois ce douloureux
spectacle, parce qu'elle marquoit de la joye a me voir; depuis 3 ans, je
ne voyois plus en elle que le marc et la lie et quelle mère, quelle cadu=
cité ? ce surcroit décisif defforts de la nature m'épuisoit entierement
je revenois a mon pupitre, ma tète se remettoit sur la voye, tout le
moral se portoit au crâne et j'allois. ces deux genres de contentions
eurent a peu près le mème terme, et sans le secours de mes amis, je
me manquois a moy mème a cette époque, et ne me sentois plus
capable de rien. je me laissay embarquer après, pour le mont d'or
pour débarasser de moy mon intérieur domestique; je trouvay
lâ de mes enfants qui me remirent joints au grand air &c et pendant
ce temps on rétablissoit tout dans cette maison cy pour les noces
de ma derniere fille qui se firent en ce temps lâ. votre excellente
compatriote pourvut a tout et je me retrouvay enfin dans ma
dignité ou pour mieux dire dans ma simplicité premiere; mais
quand je suis revenu sur cet ouvrage et le mesurant a coté de moy
je reconnus la providence qui avoit voulu sauver un fils reconois=
sant et respectueux; cest sur celuy lâ que le margrave a composé
son arbre généalogique de la science, en un mot cest mon plus fort.
il vous paroitra néanmoins bien simple, si ce n'est pour le style
trop serré de jargon de la science, mais la simplicité des méthodes
a beaucoup couté a leurs autheurs. je suis sûr de l'avoir fait
passer chez lullin comme les autres; et je ne suis pas étoné puisque
vous n'avés pas eu les deux derniers des oéconomiques qui sont
fort gros, que celuy lâ qui est fort mince soit aussy demeuré: mais
tachés donc d'avoir un commissionnaire plus exact.
<2r> je suis fort aise de ce que vous me dites sur votre oéconomie rurale
mais aussy c'est que vous futes 1° toujours sur la voye, 2° sage, posi=
tif et très entendu. toutes ces conditions lâ me manquoient, aussy
ce défaut joint a ce que j'ay fait pour une nombreuse famille
fait qu'en grossissant toutes mes terres je ne vais que par efforts
qui accroissent en quelque sorte mon mal ètre au niveau de ma
richesse, et jamais rien de finy, ny dont je sois satisfait, je me dis a
cela 1° que voir que tout est bien est un attribut de la divinité qu'il
n'apartient qu'a satan d'envier, 2° quand mon insufisance me point
trop, je me dis que ma charge est celle que dieu m'a donnée et que la
contrition n'est faite que pour manquements en choses de notre choix.
adieu mon cher amy, mes compliments et respects chez vous, salués
aussy de ma part le cte gorani dont jay reçu une lettre qui étoit
une réponce; je vous embrasse de tout mon coeur
Mirabeau
A Monsieur
Monsieur de Saconai
en son chateau de Bursinel
Par Berne en Suisse