Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 11 mai 1771

de paris le 11e may 1771

j'ay été un peu de temps mon cher amy sans répondre a votre
lettre sans datte, mais 1° vous ne haissés pas la rareté épistolaire
2° j'avois soux presse mes 3e et 4e volumes des oéconomiques
et j'avois fait projet de ne vous répondre qu'en les envoyant; ces
choses lâ mènent toujours plus loin qu'on ne pense. bref me voila;
je viens d'envoyer chez Mr lullin les susdits volumes et je souhaite
quil soit plus diligent ou exact que par le passé.

je vois dans votre lettre que vous confondés mes oéconomiques avec
les leçons oéconomiques. ce dernier ouvrage est un petit morceau très
substantiel et très travaillé, réduit en forme de catéchisme qui
essay de méthode pour l'instruction classique, qui n'a pas le mérite
de la simplicité parce que je ne suis pas du métier et que la chose
en soy est fort difficile, mais qui a je crois celuy de la profondeur,
et de la plénitude. cest le seul de mes ouvrages que j'aye retouché
et j'en ay remanié huit copies. celuy lâ est achevé et je vois que vous
le confondés parceque vous m'en demandés la suitte. cest de celuy la
précisément dont vous ne m'avés jamais rien dit, oubly pour lequel
je vous ay dites vous chatié. a légard des oéconomiques cest la suitte
de mes dialogues; si vous lisés ceux cy sans reprendre les premiers
vous n'y serés plus; je vous recomande donc seulement le discours
préliminaire de ces deux dernières parties.

je ne scay pas précisément a quel période de folie il faut que nous
arrivions pour dépersuader les autres nations de l'europe de celle
de nous imiter. j'ay vu et vois de mon temps faire et affecter tout
ce quil est, humainement parlant, possible de faire en ce genre, pour y
parvenir, et nous n'en pouvons venir a bout. il en cuira rudement
a l'europe entière pour avoir imité cette année notre joly délire de
rénovation de la police des grains. toutes les fois que mon coeur
saigne a l'aproche des maux que je vois et prévois en ce genre je me
blame et accuse de n'avoir rien gagné a l'étude et a l'expérience
en ce genre; mais au contraire d'avoir eu double mal, prévoyance
quand les autres rioient, sensibilité quand ils pleurent
. la vue de la
<1v> catastrophe actuelle de nos finances m'empèchoit de dormir en 1758
et quand je débondois mes amis me disoient et bien soit, mais nous
n'y pouvons rien, laissés nous du moins jouir du présent
. cette mème
pression me fit mettre en cage en 1760 pour m'aprendre a siffler
aujourd'huy ils disent mais M. avoit raison. dans dix ans d'icy le
survivancier de cassandre n'aura pas eu tort sur les grains. quoyqu=
il
en soit le pauvre peuple en meurt et en mourra. je ne scay pas
qui a vu le diable, mais si ce n'est autre chose que lennemy du genre
humain, je le vois dans tout age et tout paÿs en la personne des
commandants et administrants; lhistoire etudiée en détail est un
tableau horrible de cette vérité.

vous ètes fort heureux d'avoir soux mème toit une compagnie telle
que celle de Mr et de Me de diespack. Mr leur fils qui sera un homme
sage et capable leur ramène un beau carosse et des chevaux. je me
rapèle que de notre temps quand jetois en polisson a l'académie et
vous en seigneur j'admirois vos richesses; aujourd'huy je suis prète=
nom de près de cent mille livres de rente et si mon fils faisoit le
quart de la dépense de Mr de diespack il me ruineroit, l'ordre fait
tout, et fait surtout la richesse pour les occasions et cest cette richesse,
qui nous manque. ce grand jeune homme prétend que lexercice
luy fatigue la poitrine; je ne scais pas précisément si cest celuy a
pied, ou a cheval, mais il s'en tirera sain et sauf. Me de pailly pré=
tend qu'elle auroit lâ une belle occasion pour aller en suisse, mais
notre climat devient trop nébuleux pour que ses amis ne craignis=
sent de la perdre s'ils la laissoient aller.

quand a mon fils je ne scay si je ne l'enverray pas cette année en
hongrie, car il a besoin d'etre occupé et promet un talent rare pour
ce métier; cela dépend du voyage de l'officier général a qui je l'avois
deja confié pour la corse et qui l'avoit mis a la tète des enfants
perdus des volontaires ou l'on l'a bien essayé et jaugé. vous jugés bien
qu'il scait davantage que l'état de battant et battu est l'instinct
général de lespèce humaine, et que ce n'est que la sensibilité et la
générosité qui font le vray guerrier.

parlons maintant de mon voyage qui est l'objet de ma lettre. je vais
en poste contre mon ordinaire depuis que je suis père de famille, et cela
pour deux raisons: 1° cest que je vais séjourner dans un paÿs ou les
chevaux coutent horriblement cher a nourrir, 2° parceque touts mes
chevaux etant a bout, on les vendra après mon départ et ce sera au=
tant dépargné jusques a l'hyver prochain. je mène avec moy l'abé
baudeau
que bien connoissés de réputation et qui est aussy intelligent
en affaires que bon et lucide écrivain. tout cela ne laisse pas de faire
<2r> un ballotage; mon droit chemin est d'aller m'embarquer a lion
je n'ay pu prendre du temps d'avance parceque le départ et la desti=
nation de mon fils sont encore incertains, et vous sentés que sans en
faire semblant c'est lâ la principale affaire pour un père. je dois
ètre a la st jean chez moy ou j'ay affaire troix mois. voyés main=
tenant le party que nous avons a tirer de lâ. en m'embarquant a
lion sur le rhône je suis en 24 heures a avignon je ne dois ny pour
la dépense ny pour le temps perdre cet avantage lâ. s'il n'etoit ques=
tion que de mon plaisir j'irois certainement exprès d'icy en suisse pour
vous embrasser et reprendre les douces annales de 31 ans d'absence:
mais depuis que je suis padrone di casa je n'ay pas trouvé dans ma
conscience, 5 jours de suitte a donner a ce point lâ. si c'etoit pour l'utili=
té pretendue 1° je serois un sot, 2° j'irois jusques en toscane ou le grand
duc m'a fort témoigné desirer &c. toutefois mon cher amy si vous pou=
viés me faire quelques sacrifices, vous qui vous etes acquité, pour un
temps du moins, envers votre famille et votre patrie, je vous en ferois
assurément de mon coté. ruminés cela et arrangés et ordonnés, car il
faut que je parte vers le dix du mois prochain, et ainsy vous n'avés
que le temps de me répondre et moy celuy de vous mander, mon jour
mon lieu &c faites mon cher que nous puissions passer quelque temps
ensemble.

Me de pailly a des bouffées de fièvre tierce qui la tourmentent au
niveau de sa sensibilité morale et phisique qui est extrème et peutètre
inouie; le célèbre gatti me disoit il y a dix ans chaque cheveu de cette femme a
plus de sensibilisme que les nerfs et les tendons d'une autre
. il ne se
peut rien ajouter a son estime pour Mr et Me diespack, et guères a son
amitié pour vous. adieu je vous embrasse de tout mon coeur

Mirabeau


Enveloppe

a monsieur
Monsieur de Saconai
en son chateau de Bursinel
Par Berne en suisse


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 11 mai 1771, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/307/, version du 09.01.2018.
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