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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 03 juin 1770
de paris le 3e juin 1770
je réponds mon cher amy a votre lettre du 16 may. je suis
fort aise que vous ayiés été content des oéconomiques j'espère
que vous ne le serés pas moins des deux autres parties et surtout
de la dernière, si jamais je puis les ravoir.
vous me faites un sensible plaisir en me disant que nous gagnons
du terrein; l'inventeur du tableau et mon maitre, me disoit alors
que nous étions seuls, en ce genre 1 et 1 font 11 et un fait cent
onzes, la vérité ne marche que comme cela. je n'ay jamais espéré
voir la pauvre humanité jouir de mon temps du fruit de mes tra=
vaux, sachant fort bien que c'est le grand nombre qui fait la loy;
tout ce que je gagne en chemin me cause une joye sensible et
tout manque a gagner est dans mes calculs.
si Mr tcharner dont vous me parlés est l'autheur de l'histoire de
la haute allemagne dont vous laissates deux volumes a Me de
pailly, cest une homme très judicieux et sage, il trouvera que la
science oéconomique est une bonne base pour le tribunal d'un
historien.
vous verrés par la forme de mes leçons oéconomiques, quand
vous les aurés reçues, que j'ay 1 mot recouvrement bien connu ce que vous me dites
que qui ne tient l'ensemble de la science ne tient rien. cet ensem=
ble ne fut jamais fait que par lâ; car nous n'avions nulle envie
de nous embarquer dans la carrière politique; mais tout se
tient dans lordre social, comme dans lordre naturel qui luy pres=
crit sa Loy, et qui veut nétoyer un grain de blé doit passer au
crible les piramides dégipte et touts les plus grands effets de
l'ordre social, et tout l'ordre social luy mème.
<1v> le petit de bonsttetten, peut bien avoir encor de tout ce que vous
luy attribués; je lay prévenu d'une maniere qui ne m'arrive
avec personne, mais je le trouvay a lhotel de la rochefoucaud
dont j'estime fort les maitres et sa phisionomie et tout son exté=
rieur, me plurent tellement que voyant ce jeune homme débar=
quer dans une ville ou il y a tant de sortes de cilindres pour
fausser l'esprit en cent manieres, je desiray du moins luy donner
un avant gout et quelque idée des bonnes choses, pour qu'il put
y revenir comme lon revient a sénéque quand on a perdu tout
son argent. ce n'est pas que je n'en aye acquis totalement d'aussy
jeunes, mais 1° celuy cy est a trop d'avantages exterieurs et dans
un genre qui peint lexubérance pour qu'il ne faille pas luy lais=
ser avoir son cours. 2° je le trouvois a lhotel de la rochefoucaud,
le jeune duc, coeur droit et noble est un esprit et un corps manqué
il a la prétention de touts les arts et sciences et n'est rien. or touts
les anciens tenans de la célébrité, les idoles du nord, les enciclopédis=
tes &c tout en se taisant et n'osant se compromettre, ne nous
pardonnent pas d'avoir pris et occupé le tapis, et l'arme de
l'intrigue qui les éleva jadis va son train, et ils détournent vers
le pirrhonisme absolu tout autant de gens qu'ils en trouvent.
3° je l'ay connu tard, a la veille des fetes qui sont de son age, et
du surcis de nos assemblées qui cessent au printemps; il a pour=
tant passé plusieurs fois chez moy, mais non ces jours lâ et ne
m'a plus trouvé. en tout il faut que jeunesse se passe et quelle
ait dequoy émonder, et a tout prendre on vous le rendra un peu
élimé, usé et peu propre pour une république mais tres aimable
dans la societé. en général les parents ont tort d'avoir touts
une mème voye; paris est bon pour les jeunes gens faits comme
diespack et non pour ceux qui le sont comme bonsttetten; vous le
vites dans notre temps par les deux villars, l'ainé y laissa ses
os, le cadet recoeuillit le produit des avances de l'autre.
je crains bien de ne pas aller mème a lion de cette année, car la
jambe de mon frère, suitte de son cruel accident de malthe, m'inquiette
<2r> et je tâche de l'attirer aux eaux du mont d'or, s'il y vient je tacheray
de le ramener et de l'envoyer a brunelles a un homme célèbre pour
les maux de jambe; c'est lâ mon principal et il faut que je le guide
car ce digne homme a pour moy une déférence rare, et voila comme
notre métier de père de famille relaye celle de fils a l'encontre de
notre liberté.
comment donc; aussy vous autres ètes attaqués de maux de nerfs?
en verité notre intelligence spongieuse se charge dautant d'ordu=
res au moins que de parfums: les animaux chacun dans leur es=
pèce, furent et sont toujours sujets aux mèmes accidents, s'ils n'a=
méliorent ils n'empirent, et dans mille ans le boeuf n'aura pas
acquis une maladie de plus. notre imagination est une pompe
de maux épidémiques et votre enfant pour ètre venu dans le 18e
siècle est condamné a avoir des maux de nerfs qui n'auroient cer=
tainement pu l'atteindre il y a 100 ans.
encor heureusement n'avés vous que la peur des règlements et de
leurs effets sur la disette, mais nous en avons le mal. je me trouve
précisément m'etre chargé l'année passée de 2 terres de ma caduque
belle mère dans 2 en sus d'une que j'avois dans les provinces
affamées, et soit en limousin, haut poitou ou angoumois, jay
actuellement 2000 pauvres par jour a nourrir jusques au
mois d'aoust en un paÿs ou le setier de 240 l. de seigle meslé
d'orge, vaut 60 lb je fais travailler touts les valides, mais cela
en sus de tant d'autres charges ruineroit crèsus.
adieu mon cher et très cher amy a la grosse perruque, vous
aurés encor des nouvelles de ma marche. je vous embrasse
Mirabeau
A monsieur
Monsieur de Saconai en son
château de Bursinel a Berne
Par Geneve