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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 01 avril 1769
de paris le 1er avril 1769
vous ne lirès rien mon cher amy, ny dans les deux pre=
mières parties des oéconomiques qui vont paroitre, ny
mème dans les deux autres qui sont prètes aussy mais pour
lesquelles j'attendray l'impatience du public, rien dis je
qui traite des prèts a intérest ny mème de la plupart des
autres arrangements de la législation sociale dans les
détails. vous voyès le précis des oéconomiques dans mes
dernières lettres sur la stabilité de l'ordre légal et c'est pour
me procurer ces précis dont la forme et la méthode m'emba=
rassoient beaucoup, dans l'immensité de materiaux qui se
présentoient a ma pensèe, que j'ay fait les dialogues qui com=
posent les oéconomiques. leur objet est d'instruire en mème
temps les différentes classes qui composent la société, de leurs
droits et de leurs devoirs particuliers et des droits et des dev=
oirs géneraux de l'authorité qui protège la masse commune;
de déveloper en mème temps le lien qui fixe la grande unité
des interèts humains, l'étude qui peut seule en donner et en
perpétuer la connoissance; de montrer la nécessité de cette
étude, et la simplicité des voyes qui ont conduit a cette décou=
verte effrayante dabord par sa profondeur. vous en jugerès
mieux a la lecture, mais dans touts les cas vous ne laisserès pas
de dire pourtant mon amy fait ce qu'il peut.
je n'ay jamais daigné faire une consultation en forme sur ma
santé, car au fonds je n'ay ny goutte ny gravelle ny rhumatisme
je fais troix lieues a pied quand je veux et d'un train que peu de
<1v> gens aiment a suivre, je ne suis affoibly ny de loeil ny de
l'oreille ny de la pensèe. cela n'empèche pas que je pourrois
fort bien prendre congé de la compagnie dans une de mes non=
chalances d'automne mais ce seroit mourir tout entier, car
je ne travaille jamais tant qu'alors. tout mon fait vient de
lestomac. je lay toujours eu quérelleur cest a dire vorace et
se donnant des indigestions. j'en ay fait un cours complet dans
touts les genres. vous m'avès vu a 17 ans en suisse, jetois jaune
et enflé, des fièvres fréquentes; la guerre qui vint ensuitte cest
a dire lexercice, l'age, et le conseil de deidier célebre médecin
qui me fit boire beaucoup deau chaude le matin parceque je ne la
pouvois soutenir froide, me désobstruèrent et je fus bien. a 26
ans je pus digèrer le vin qui jusques alors me faisoit mal; éga=
lement ennemy des excès et incapable de modération jen ay
usé de la sorte jusques a 36 ans. je quittay alors le vin pur
averty par un rhume énorme qui m'avoit rendu sec par
insomnie. les indigestions guèries par les repas et cela au jour
le jour sans qu'aucun put se plaindre d'etre moins nourry que
l'autre alloient leur train; mais sitost qu'elles vouloient se
tourner en rhume dont j'etois averty par la luette, je buvois
30. 40. 50 et jusques a 55 gobelets d'eau dans une matinée
et je n'en entendois plus parler. de 40 a 45 ans je commençay a
avoir quelques ennuis en automne et l'estomac visoit a se ren=
dre indépendant de mes méthodes. enfin a 45 il m'atrapa, car
il fit signal d'incommodité par des courte haleine et étoufe=
ment, oh dam on me purgea dieu scait l'attaque fut vive et
pour me désennuyer je dictay la theorie de l'impost pendant
ce temps lâ. depuis lors les étoufements m'ont peu ou prou
visité toutes les automnes, je m'en tirois avec de la racine de
patience, mais a 50 ans ce fut tout de bon et mon amy
le docteur gatti eut peur. il pretend que je suis le meilleur
et le plus patient des malades, en effet comme je crois que l'hu=
meur vient de lestômac j'ay mes raisons comme vous scavès
pour croire les choses, il est tout simple que je sois de fort bonne
humeur quand je fais diette. je la fis 13 jours complets a ne prendre
<2r> qu'un bouillon coupé en 4 toutes les 24 heures et boire de
l'oximel; en me quittant pour aller a fontainebleau ou l'on
l'apeloit, il me dit mon amy pour l'honneur de la médecine ache=
vès vos pillules d'un demy grain d'épicacuana, et finissès par vous
purger avec 2 onces de manne, mais souvenès vous que la mé=
decine n'est que l'art de préparer les poisons et que c'est votre diette
qui vous a guèry. le lendemain de ma 1ere sortie je fis 4 lieues
au grand trot sur la plus rude des montures par un epais et
glacial brouillard de la fin de 9bre. fort bien mais l'annèe
d'après, votre gratieux amy étoufe encor. pour le coup il avoit
le secret du petit lait qui le purge et dans 24 heures il n'etoufa plus.
mais son estomac ne voulut plus mordre, il ne mangeoit rien
et toussoit toujours, et quand il demandoit a gatty ce quil falloit
faire mangea meno budellone mange moins gros boyau
et puis mais je ne mange qu'un potage encore moins disoit
il en s'enfuyant car je luy aurois jetté les pincettes a la tète.
cepandant mes amis le consultoient et cet homme est sans bornes
pour la science, que voulès vous disoit il cet homme m'etonne
et me déroute autant par le corps que par la tète. j'ay lu et
j'ay prèsent je crois tout ce qui a eté écrit en médecine depuis
que le monde est monde, je n'ay d'idèe que d'un antique medecin
d'un duc de lorraine qui ait traité de quelque chose de pareil.
ce que je vois c'est qu'il a une bile épaisse qui rend touts ses apé=
tits moraux et phisiques tres ardents; cette bile desire toutes
les graisses et les huileux qui luy sont pernicieux et il ne peut
rien manger de sec, tirès vous de lâ. depui en effet tout ce qui
est sec me leste et me charge mais ne me nourrit pas et a ce régi=
me l'esprit de vie disparoit de dessus mon visage et le sentiment
de mes forces m'abandonne; toutefois les sausses, les graisses me
font mal, et voila l'homme, qui envoye au diable toute doctrine
qui ne luy dit pas ou l'on achète un estomac de rechange, bon
comme neuf. je pris alors cest a dire a 51 ans l'habitude de
déjeuner avec du chocolat qui m'est devenue nécessaire. l'atta=
que de l'annèe passèe 1767 fut plus longue et pas si vive, parce que
j'aimay mieux etre incommodé que me faire malade pour guérir
je prenois ma table de nuit et ma lampe quand j'étoufois, je
faisois ces belles lettres sur la législation; quel domage que ce
docte personage eut dormy, et puis quand je me sentois lâs et
que j'avois bien craché je regagnois quelques heures de sommeil
ou pour mieux dire toute cette annèe ou je ne fus pas a la campagne
<2v> fut une maniere d'incommodité suivie mais tolérable; au reste
ces fameux crachats ne sont autres que du blanc doeuf communé=
ment qui se fondent dans la serviette. on a voulu dire l'asthme
mais il a falu s'en dédire. de tout le temps que j'ay été a la
campagne je n'ay pas pris ma table de nuit, mais arrivant
a paris se portant a merveille, Mr étoufe, je regagnay vite
meudon, mais j'etois pris, enfin, j'ay voulu aller par le petit lait
je ny reviendray plus, car m'etant survenu un rhume sur
ma convalescence (cetoit cet hyver) et moy l'ayant voulu
guérir par diette, on crut que je ne me ratraperois plus. cep=
andant me dec bordeu médecin aquatique autant que gatti
l'est peu, prétend qu'il est temps encor de faire perdre ce caractère
spongieux a ma poitrine. je j quand a mon régime actuel le
voicy; je bois en méveillant un verre habituel d'eau sucrèe, a
dix heures ma tasse de chocolat avec une rotie entre deux grands verres d'eau
de demy setier chacun; a 3 heures au plutost je dine avec
une soupe au riz bien épais dont je ne me lasse jamais, n'ai=
mant pas du tout les autres potages a moins qu'ils ne fussent de
choux ou de navets qui me reviennent tout le jour, du grillé
du roty et du frit, et du pain tout croute. a dix heures j'achève
ma demy livre de pain qui a fait le diner, pain qui etant
recuit est certainement plus près du quarteron que de la demie
livre; cette bouchèe du soir entre mes deux grands verres d'eau. je
me couche a onze et demie avec un demy verre d'eau sucrèe. et
puis Mr dort s'il n'a pas trop mangé et crache toute la nuit
avec facilité; s'il a un peu trop il toussillone et crache et sent
un poids sur la poitrine, et dans les grandes occasions il étoufe
en sus. a légard des eaux celles de spâa, luy ont souvent reta=
bly lestomac en en buvant a son diner légèrement avec du vin
mais en outre les doctes mèdecins, considèrent un peu la
tète, et disent que la pensèe piette sur le diafragme; oh pour
la pensèe elle ne me coute pas cher; mais j'ay eu toute ma vie
une scituation très pènible, vu mon caractère, mes entours
et mes entreprises; et mon travail dont on m'accuse m'a seul
sauvé et m'a toujours été indispensable pour me tenir hors de
moy, et de mes peines; mon travail oèconomique en sus n'est
rien auprès de mes lettres; j'ay toujours fait mes affaires en seul
enfin beaucoup de besogne et j'eus 53 ans au mois d'8bre passé
le tout ensemble et l'inconvénient de n'etre pas de marbre ny au
moral ny au phisique sont des circonstances auxquelles peu d'eaux
remédient. et bien mon amy une autre fois ferès vous consulter un
bavard? vous l'avès voulu; je vous embrasse et me sauve. adieu
Mirabeau