Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 mars 1769

de paris le 6e mars 1769

je suis bien sensiblement touché mon cher saconay de lempres=
sement et de la chaleur que vous voulès bien mettre a l'idée de
mon voyage pour vous aller embrasser, contès aussy que mal=
gré ce terrible penchant de mon esprit et de mon ame que
Me de pailly apèle du par dela qui me porte a prévoir au
moment du plaisir celuy de la peine, et qui par raison me voueroit
a l'uniformité, ce seroit néanmoins une des plus grandes joyes
de ma vie d'etre a payerne; mais vous oubliès a cet égard le principal mobile,
qui seroit lespoir de vous ramener passer l'hyver avec nous et
chex moy; combien doucement il se passeroit et le contraste
de notre paisible habitation avec le bruit de cette terrible
ville dont je ne puis plus souffrir les rues, vous le feroit
voir tout autrement; ce beau jardin dans notre court, Me
de pailly tout a coté, chex qui les causettes sont aussy, bien
bonnes; mon cher amy je ne craindrois pour vous ny lennuy
ny le dépaÿsement. je scay que vous serès libre cet hyver
et ce seroit faire un usage équitable et utile a touts égards
de votre premier campo après avoir donné six ans de
suitte a votre patrie. au reste quand a ce qui est de moy, je
conte faire cette annèe le mariage de ma dernière fille, cest
une besogne du pr ordre et qui commande, du moins selon ma
façon de penser et dans ma position. item dans 3 générations
de fols qui me sont confiès et qu'il faut que je contienne, l'un a
droite et l'autre a gauche, il faut que je fasse passer en corse, celuy
des 3 qui par l'age est le plus tempestif et le plus dangereux
autant par ses talents que par ses travers. je le risque en der=
niere épreuve et j'en ay tant fait d'autres de touts genres, que je
ne puis douter de ce qui en arrivera, et or dans de telles circonstances
<1v> un père de famille qui veut étoufer des éclats scandaleux et
nuisibles, du moins le plus qu'il est possible, a besoin d'amis, dacquit
et surtout de tenir pied a boule, pour que chaque circonstance et
chaque avis le trouve a point nommé. voila mon cher amy ce qui
pourroit disposer de ma liberté de manière que je n'eusse pas une
semaine de reste, car je crois pouvoir confier icy a ma belle soeur et a
Me de pailly le soin de veiller autour de ma mère, dans la belle saison
mais le reste n'a qu'un temps. on dit a cela qu'il faut vivre, mais
comme ce n'est que pour faire sa charge qu'il faut vivre, il faut du
moins que la charge directe passe avant tout. cepandant sur une
invitation de mon frère et motivèe d'affaires et de facilitès, d'aller en
provence, je luy ay répondu que si j'avois six semaines de campo
seulement j'irois en suisse ou étoient les eaux qu'on disoit les meilleures
pour moy; et au fonds mon cher amy je vous ay mandé mon fait dans
ma précédente et vous pourriès demander a Mr tissot si vous avès
réellement des eaux bonnes pour moy.

prenès garde mon cher que la science ne rèprouve rien par moyen
coercitif, pas plus les rentiers qu'autre chose. dailleurs qui dit science
supose du moins d'y voir clair, et la 1ere chose qu'un homme doit
voir cest que toute injonction est ridicule quand elle est purement com=
minatoire et qu'elle ne scauroit étre executoire. or je ne scache loy quel=
qu'onque, qui puisse nous empècher, vous de me prèter votre argent
moy de vous associer aux profits de l'employ quelconque que j'en veux
faire, ou de vous en payer une redevance fixe pour en faire dailleurs
a ma guise, le tout selon ce qui nous duira le mieux. la loy ne pourroit
donc tout au plus réprouver que les engagements de l'argent a contrat
perpétuel, ce qui seroit précisément le contrepied de ce que font aujour=
d'huy nos théologiens, gens surtout très capables en cette matière; quand
a ce dernier point je vous avertis que j'en porterois la loy tout nett.
car si toute ma vie je suis ou paresseux ou inepte, ou non disponible
et que je veuille enfin jouir d'un intérest fixe, je suis bien le maitre de prèter
mon argent toute ma vie en renouvellant toute ma vie les billets, mais
il n'est pas juste que mon héritier naturel qui sera tout autre se trouve lié
a une nature de biens, qui chaque année déchoit par son essence mème
<2r> et qui luy lie les mains. vous me dirès que si le contrat est bon il trouvera
a le vendre; mais s'il est mauvais il se verra forcé a veiller en vain; en
un mot je ne vois pas a quoy les contrats perpétuels sont bons qui ne se
rencontre dans les prèts a terme, et ne fut ce que pour reduire ce genre
de proprieté en le faisant descendre de l'authenticité lègale, seulement
a la tolérance, je crois que j'en porterois le dècret.

quand vous me demandés qui est ce qui vendroit des fonds pour
recevoir de l'argent quand l'argent ne pourroit plus faire un capital
représentatif de revenus; vous ny avès pas bien pensé; car cest préci=
sément cette condition qui mettroit les fonds a l'enchère, et l'enchère
de quelque chose que ce puisse étre est précisément ce qui en multiplie
les ventes. vous aurès des dettes, un coin de terre vendue libèrera le
restant; vous aurès des légitimes a payer? un coin de terre partagé
ne nourriroit pas vos cadets, mais ils vont au service et l'argent de
leur légitime leur procure un établissement. mais qu'arrivera t-il de
cette enchère des terres qui véritablement ne peut venir de la prohi=
bition des emprunts, car je vous le répète il ny a de moyen prospère
en chose humaine quelconque que dans le sein de la liberté, et ce
sont les conditions du gouvernement tendantes a la grande, pleine
et la plus grande et la plus grande pleine liberté qui peuvent seules amener
cette manière d'etre et cette estime des fonds de terre par préference
a toute autre sorte de patrimoine; qu'arrivera t'il dis je de cette enc=
hère? cest qu'en raison de ce qu'on grisera plus la terre on emplo=
yera plus de fonds et de travaux assidus et éclairès par lexpèrience
a la bonifier; c'est qu'en raison de ce surcroit davances fournies a
la terre, elle augmentera ses dons avec surcroit; cest qu'en raison
de ce succès, la visibilité du profit excitera lémulation fondèe et cal=
culèe, et chacun préfèrera un employ fructueux et en conte a moi=
tié avec le ciel et la rosée a des préts fixès a une retribution morte
et bornée, et les préts a rente s'éteindront d'eux mèmes pour ainsy dire au
grand avantage de la socièté.

vous devinès fort juste le principe de la répugnance bourgeoise
a la liberté des grains et autres danrèes c'est a dire a leur bon prix.
ce calcul 1 mot biffure d'avarice domestique, aveugle comme le sont touts
ceux de la cupidité autrement de l'interest exclusif, se masque soux
touts les dehors charitables et touts les faux prètextes de la sur
police réglementaire. quand a ce point cest ou la science et ses
deffenseurs portent aujourd'huy les grands coups. vous ne voyès
dans les éphémérides que les notes des corps et des compagnies qui
prennent nos couleurs ou pour mieux dire celles de l'humanité, mais
<2v> on ne les y citeroit pas s'ils n'avoient de furieux ennemis a com=
battre; le parlement de paris et celuy de rouen fulminent des dec=
rests de prohibition, malgré la nature et le gouvernement mème
on ne peut les dénoncer que de profil parce que ces fanatiques
brulent et décrètent; quand a moy je dis sans cesse aux miens
qu'ils ne doivent point étre étonés des vives tranchèes qu'excite cette
aurore de semy liberté, car toutes les libertés se tiennent, toutes
les gèsnes partiront a la fois quand une seule portion de la liberté
sera reçue sans conteste; oh il seroit impossible de ranger par classe
alphabéthique soux le type d'un seul mot dans tout un in folio
la liste des gèsnes réglementaires et fiscales qui font que rien au
monde n'est libre dans ce royaume que l'air. j'ay vu cette masse én=
orme et adharente et compacte quand je l'ay attaquée seul encore
quelques hommes méditatifs devineront peutètre un jour pourquoy
mes premières démonstrations étoient générales, pourquoy jay cerné
la chevelure entière, sans espoir aparent d'en pouvoir rien détacher
plutost que de lattaquer brin a brin.

quand a ce que vous me dites des hommes trop riches ou trop employès
pour avoir soin de leur patrimoine; il est temps que je vous renvoye
a mes oéconomiques qui vont paroitre, ouvrage qui m'a épuisé lan=
nèe passèe, qui est la premiere des instructions sur la science qui mar=
che pied a pied, qui sera trouvèe encor bien étendue, mais qui com=
prend et devoit comprendre le tout. ce sera la derniere instruction
générale que je feray et peutètre qui se fera; car a la fin j'en ennuy
la génération présente; mais croyès moy mon cher amy, il falloit
que tout fut enregistré par les fondateurs; ce n'est pas du tout
a ma rèputation personelle que je marche; mon plan est en grand
et personne n'en connoit l'étendue comme moy. quoyque mes =
conomiques soyent achevèes je n'en donneray pour le présent que
les deux 1eres parties pour ne pas fatiguer, et jattendray qu'on dem=
ande les autres. vous en jugerès, mais en attendant croyès que
les objections de détail y sont prévues et discutèes.

quand a la raison du revenu fixe et non sujet a cas fortuits, qui rend
les fortunes particulières plus indépendantes et habiles et pourvoir
aux obligations de la propriété; j'ay souvent ouy dire cela dans mon
enfance. je vivois alors dans des provinces éloignèes. le feu qui
réchaufe dans une certaine distance brule et desséche lâtre de son
foyer; le centre d'une société dont la circonférence jouit de cet avantage
est certainement en proye a l'avarice et a la cupidité. mais que signi=
fie le prétendu besoin de cette prétendue aisance; que les proprietaires
veulent passer lété lhyver a la ville, leurs femmes consommer en vaines
<3r> parures, qu'on veut essèmer la terre en un mot et non l'embrasser;
chacun veut des rentes, sans songer a ce qui les payera. ce mal tom=
bera encor avec l'acceptation des 1eres bases de l'instruction. sitost
que le proprietaire scaura bien faire la distinction des avances de
touts les genres, et ne se regarder enfin comme propriètaire que de ce
qui luy apartient sur son produit et seulement titulaire de tout
le reste; il verra qu'il ne suporte tout au plus que les deux septiè=
mes des cas fortuits, qu'il ny aura jamais lâ de quoy l'accabler, s'il
scait étre toujours tuteur vigilant et scrupuleusement èquitable
dépositaire de tout le reste.

quand aux états vous trouvès que celuy qui prète s'en trouve très
bien tandis que celuy qui emprunte s'en trouve mal. vous oubliès
tout a fait en cecy les résultats et les démonstrations de la science.
qui prouvent que touts les intérets humains se tiennent par adherence
mais pour ne vous pas renvoyer a des objets qui vous paroitroient
spéculatifs, je vous demande. si la france n'empruntoit pas, cest
qu'elle seroit riche; si elle etoit riche ce ne pourroit étre que parce
quelle tireroit bon party de son sol, et cette dernière condition tiendroit
a la liberté. cette liberté feroit que la bourgogne, la franche comté &c
regorgeroient de grains, vous les auriès librement et a bon marché
les sels de franche comté ne vous reviendroient pas a un liard la
livre, mais en mème temps, vous vendriès a touts ces riches et par
touts ces chemins ouverts, vos vins de la côte, vos fromages, vos
légumes, les travaux de votre industrie a foison; cela vaudroit mieux
je crois que l'interest d'argent que retire votre état préteur. mais
cet interest de votre aveu nous ruine; cette ruine nous livre comme
touts les dérangès a des expédients plus ruineux encor; ces expé=
dients sont des droits et des prohibitions qui vous parquent et vous
ressèrent, le terme en sera le desert autour de vous, et la banque=
route a vos fonds qui mettra de niveau les préteurs et les emp=
runteurs. croyès moy mon amy, un état qui emprunte est un
dissipateur qui doit étre mis en direction; un etat qui prète est
un fesse mathieu qui se met dans la nécéssité despionner sans
cesse les orgies de son débiteur, et dans la dépendance de ses folies, au
lieu d'employer son argent a bonifier son propre patrimoine par
cent travaux fructueux et nécéssaires et qui sont dans la masse
stricte et obligatoire de ses devoirs.

pardon mon cher amy voila un bien long chapitre renouvellé de celuy
de panurge sur les préteurs et les emprunteurs; mais votre lettre
l'exigeoit en quelque sorte, votre bon esprit donne a mes ravaudage
une vie et une vérité qu'ils n'ont point et puisque je n'ay dans le
combat oéconomique que l'employ de trompette, je ne dois pas
regretter le soufle et le vent. adieu je vous embrasse

Mirabeau


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur de Saconai 
gouverneur de Payerne
a Payerne en Suisse


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 mars 1769, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/296/, version du 31.05.2017.
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