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Lettre à Frédéric de Sacconay, Fleury, 26 octobre 1768
de fleury le 26e 8bre 1768
j'ay fait passer un peu plus tard que je n'aurais fait mon
cher saconay a Mr l'adresse de Mr votre gendre l'exemplaire
de la drogue que je vous avois annoncèe, attendu que j'ay été
pris d'une de mes attaques devenues assès régulieres en au=
tomne quand a la crise, et qui commencent a faire le fonds
de mon tempéremment de maniere qu'elles finiront par
m'arracher au travail. au fait j'en ay fait un comme
forcé cet été que vous verrès je crois l'annèe prochaine
et par lequel en vérité ma tâche ou mission sera a peu près
remplie. il ne me restera plus qu'un traité sur les hopitaux
que j'ay promis et que je me suis promis a moy mème
après quoy de peur d'en etre un pilier moy mème je végéteray
si je puis et reprendray l'exercice du cheval. j'ay dans le
petit lait et la diette absolue le remède a ces attaques vives
d'étoufement, mais l'estomac en demeure délabré et la vie
trainante. j'observe toute fois depuis longtemps de ne plus
rien faire du tout laprès midy, ce qui dans l'age du desabu=
sement rend mon activité naturelle fort a charge a moy
mème; mais comme une famille et des affaires nombreuses
et puis les 1 mot biffure consultants de traverse et le desir de faire
quelque bien, et des ètablissements pour industrier des can=
tons sauvages &c m'accablent de lettres, pour peu qu'on y
ajoute de cahyers c'est encore du travail. il en faut et beau=
coup mon cher amy pour reprendre soux oeuvre les opinions.
vous vous apercevès de l'èpaisseur de leur front d'airain
et d'une manière bien sensible puisque vous avès la main a la
<1v> pâte et l'oreille dans ses conseils. je n'aurois jamais tenu
a un tel emplacement. j'ay dit souvent que né ardent et im=
possible a soulager de l'existence que par des vues grandes et
utiles, j'aurois été ministre parce qu'on est a la fin ce qu'on veut
étre, si je n'avois vu clairement qu'etre a la tete des tourbes
humaines cest en étre poussé et non les mener et qu'il etoit im=
possible au plus habile homme d'etre vrayment le guide que d'un
demy siècle après soy. cela posé, le timon des opinions est le
vray gouvernail de l'humanité je l'ay vu et j'ay agi en conséquence
mais depuis 12 ans que j'y travaille j'ay bien apris a ne me pas
rebuter. si vous remarquès avec quel art la série et le ton de mes
différents ouvrages ont engagé la 1 mot biffure democratie orageuse des opinions
vous conviendrès que j'avois connu la difficulté de l'entreprise
avant de léprouver. le ton naturel ingènu et piquant de lamy
des hommes surprit et obtint touts les suffrages qu'il avoit touts
ou presque touts adroitement ménagès. je 1 mot biffure profitay de
cette vogue pour jetter a demeure les vrais principes dans les
deux suittes de cet ouvrage. bien instruit après que tout tribun
ne peut se soutenir que par des entreprises, j'en voulus faire une
a demeure pour la cloture de mon rôle remuant, cest soux ce
point de vue qu'il faut regarder la théorie de l'impost ouvrage
qui demeurera. cette excursion etoit dans l'ordre de la marche
d'un régénérateur; tout homme qui aura un tel plan en vue
doit poser 1° que la loy du plus fort doit dominer et dominera
toujours sur la terre. 2° qu'on ne peut etre le plus fort que par
une reunion d'opinions par laquelle on attaquera et surprendra
les opinions éparses. 3° qu'on ne peut établir la vraye force que
sur la justice, 4° qu'en genéral les hommes ne sont touts partisans
de la justice, jusques a l'autel de leur intérest particulier. 5° que
les hommes qui font sa force sont donc de la mème espèce que ceux quil
attaque, 6° que toute la manoeuvre du régénérateur consiste
a faire revenir sur elle mème la propre colonne qu'il conduit
par des circuits assès longs pour que sa marche luy soit inconnue
et de manière a se recruter dans le paÿs mème de ses conquètes.
<2r> 7° pour cela la première attaque doit étre contre le plus criant
le plus visible des abus et celuy qui a le moins de moyens de faire
illusion et qui admet le moins de gens a découvert au partage.
lisès la théorie de l'impost. il vous est impossible d'imaginer
la vogue étonante qu'eut icy et en france cet ouvrage: et bien je
l'ay vu l'oublier ensuitte comme une épingle et je ne m'en étonay
pas. un ministre éclairé et puissant eut été le maitre alors de dé=
truire la finance, je luy avois mis invinciblement la colonne dans
les mains pour cette opération; et si se faisant toujours précéder
de son trompette, il eut voulu tourner ensuitte sur les justiciers
dévorants, la colonne l'eut suivy et comme les frais de justice
sont au fonds une rude exaction sur le peuple, les rameaux du
fisq désordonné 1 mot biffure luy auroient servy de jalons pour sa
nouvelle route. bien étoné auroit été ce grand corps si vuide
de ses sens si abondant en paroles qu'on apèle la magistrature en
france, de voir la chasse venir a luy, écarter ses billevesèes
de loix fondamentales, ramener enfin la judicature a la
justice simple et a ce qu'il luy faut de représentants; mais
comment résister, les débris mème de la finance auroient grossy
la colomne des opinions; après un tel coup, qu'auroient tenu
les exactions municipales, les privilèges de ville, les sangsues
règlementaires &c? un peuple éclairé sur le droit naturel
de l'homme et sur l'avantage réel des sociétès, instruit par tant
d'utiles réformes, eut pu porter alors sans désordre la colonne
sur les églisiers. observant de punir sévérement les maraudeurs
et les bandits qui s'écartent et vont faire de puantes invasions
sur la doctrine, le droit divin remis aux hommes eut été sarclé
sans scandale. en un mot chacun eut été remis dans son territoire
bien étoné au bout de s'étre pour ainsy dire dépouillé de ses pro=
pres mains. mais c'est un chateau du paÿs des idèes que la suppo=
sition d'un homme puissant de fait, et en meme temps éclairé de réflexions et de
combinaisons exactes qui dépassent d'un siècle les préjugès de
son temps. ces deux choses ne peuvent se rencontrer ensemble
parce que l'homme est un étre finy, que ce qu'il gagne en profondeur
il le perd en superficie et que ce n'est que par la présence l'assi=
duité, l'intrigue et autres engins de superficie qu'on prévaut
dans les cours et mème dans les sénats. le recteur des opinions
donc une fois assuré d'avoir établi son crédit sur les opinions sur
de bons fondements dût s'en tenir lâ et desormais miner les forte=
resses de l'opinion vulgaire, la reprendre soux oeuvre en un mot
<2v> voyès la philosophie rurale et ce qu'elle contient malgré les fagots
dont la plus singulière des éditions l'a remplie, vous jugerès je
crois, que de lâ viendra un jour la chute du tout. j'y ay depuis
renvoyé sans cesse, ceux des jeunes gens qui venant chercher l'amy
des hommes me parurent dignes d'étudier. tout cela a fermenté
doucement et ensuitte fort vite; un journal, des assemblèes, qu=
elques adeptes devenus avec le temps administrateurs; aujourd'huy
la vèrité a 1 mot biffure un nom elle s'apelle la science oéconomique
elle fait secte, on apele ses partisans oéconomistes et les oéconom=
istes, consultès par les compagnies, par les notables &c tiennent non
seulement le haut bout, 1 mot biffure de la carrière politique studieuse
mais encor l'occupent pour ainsy dire seuls. mais mon cher amy
un administrateur vaut pour le fait actuel dix écrivains, je l'ay tou=
jours dit, nous ne sommes que la mouche du coche. vous connoissès
vos devoirs vous les suivès avec une constance digne de votre sagesse
et de l'honnèteté 1 mot biffure de votre caractère, ne vous rebutès pas de
la coriace résistance des opinions. si la fatiguante ardeur de mon sang
ne s'allumoit incorrigiblement au son répété des absurdités que j'ay
tant de fois réfutèes je ne cesserois d'écouter et de répondre, je m'en esti=
merois davantage et je vaudrois beaucoup mieux.
nous avions grand besoin nous de la connoissance et de la promulgation
des secrets des arts importants de la mouture et de la boulangerie.
l'aurore de ces connoissances est un bienfait tres considérable que
nous devons a l'abé beaudot. malheureusement le voila party pour
la pologne. quand a moy j'ay icy a ma campagne une boulangerie ou il se fait
1200 livres de pain par jour pour le peuple avec un tiers de profit
pour luy, nulle perte assurément pour moy, quoyque je tire mes farines
de la halle et sans précaution, et je donne 2 lb 10 s par jour au boulanger
et 1 lb a la femme qui fait le détail sans conter les autres frais; j'en
établiray si je vis dans toutes mes terres avec le moulin derrière
mais il faut des élèves et du temps. au reste ne dites pas qu'il faut
que cette police soit perfectionnèe, car ce qu'il faut c'est qu'elle soit ané=
antie, et qu'il ny en ait d'autre que liberté.
pardon mon cher amy de cette longue lettre. ce n'est pas que je n'aye
de la besogne de tète mais outre qu'elle fait place a celle de coeur
vous méritès dailleurs a touts égards que le chef des oéconomistes
descende de son throne de nuèes pour se raprocher de votre solide
dignité et utilité. adieu Me de pailly veut que je vous fasse ses
compliments; mes respects a touts les votres.