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Lettre à Frédéric de Sacconay, Fleury, 05 novembre 1767
de fleury le 5e 9bre 1767
comme vous n'aimès pas trop a écrire mon cher saconay j'ay
voulu attendre pour répondre a votre dernière lettre que les
éphémérides adressèes a Mr turretini vous fussent a peu près
arrivèes ce qui moyennant un peu de temps encor avant votre
réponce vous mettra a mème de m'en dire votre avis. je chéris
fort cet ouvrage périodique 1° parce que le siècle aimant les
journaux il faut bien le servir a sa guise, 2° le meilleur ouvrage
n'a qu'un temps au lieu que ce qui revient chaque mois, suivant
toujours le mème objet fait l'effet de l'eau qui tombe goutte a
goutte, 3° cest que comme il n'est jamais question de ces écrits lâ
comme d'ouvrages nouveaux il y passe bien des choses qu'on noseroit
dire ailleurs, et vous en jugerès. ces raisons m'ont fait vouer
tout le peu de travail que je puis faire desormais a ce recoeuil
et comme mon amour propre est bien loin de mes vrais motifs
je sacrifie ce que ma réputation pourroit gagner a des travaux
plus rassis et plus personnels au devoir instant de marteler et
forger sans cesse la tete a la pauvre humanité dévoyèe par touts
les prestiges modernes de la fausse civilisation. vous jugerès donc mon
cher amy si la totalité de ce recoeuil a mesure qu'il marche, assoit
bien dabord et suit exactement après les bons principes dans les
détails. quand a moy qui n'y suis que comme le convalescent Mr B
je suis content de la totalité et je suis persuadé que quand Mr
de morsan de ropra qui l'avoit dabord demandé et qui a trouvé
ensuitte qu'il luy tiendroit la place de trop d'autres livres nécessaires
en aura jugé par luy même il verra que cette science lâ renverse
bien des tablettes de livres qu'on avoit cru jusques icy nécessaires
<1v> et relègue un grand nombre des autres dans l'ordre des meubles de
pure curiosité. quoyqu'il en soit mon cher amy vous étes essentiell=
ement homme de bien et si vous jugès comme moy des éphémérides
je ne doute pas que vous n'engagiès de vos compatriotes a les faire
venir, car chacun les prète dans son canton a ceux qui ne sont pas en
état d'en faire la dépense et les zélateurs de la science oéconomique
et du bonheur de l'humanité ne peuvent faire force comme touts autres
que du poids des opinions.
a ce propos j'ay failly écrire a Me de watteville pour la remercier
du souvenir qu'elle a bien voulu conserver de moy et pour la sommer
de juger par les détails, de cette science dont un aperçu rapide, a
la vérité confié a un bon organe la frapa et la satisfit également.
un homme tel que Mr de watteville est digne de juger cette science
et cette science est seule digne de luy.
quand aux éléments de la philosophie vous en voyès l'objet, il n'est
autre que de raprocher les principes qui voguent a trop de distance
dans cet ocean de la philosophie rurale, livre pourtant qui est
et sera toujours le trésor de la science et de ses résultats. sans doute
qu'avec une étude repétée des éléments et la bonne et saine judiciaire
que la providence vous a donnèe vous serès en état de connoitre la
cause de toutes les maladies politiques et d'en calculer les effets;
mais mon cher amy croyès en un homme qui ne fait autre chose
depuis près de dix annèes, avec un zèle presque unique et un feu de=
venu sa foiblesse et croissant par conséquent avec l'age et les incom=
moditès; malgré le poids mème que peut ajouter aux paroles une sorte
de célébrité, les paroles volent et ne convertissent personne; ou l'on dispute
et des lors party pris, plus de jugement, ou l'on est entrainé, alors on
n'écoute plus et l'on reprend dans le calme son avis assoupi pendant
la tempête; en un mot ou joute de dialectique ou assistance a un
essay d'éloquence et de déclamation, voila ce que c'est que la conver=
sation sur des matières relevèes. on se croit obligé dans les lieux ou
l'on aime a m'entendre, a me mettre sur ces matiéres lâ, je my prète
et par devoir et par habitude et par gout, et je n'en sors satisfait qu'alors
<2r> que j'y gagne une souscription pour les éphémèrides; c'est du moins
une compensation au dépérissement interieur de se sentir verser du
coté de la dissertation habituelle, tandis que la parole a tant d'usages
riants et tant d'autres si doux. en un mot mon cher amy envoyès
ceux qui voudront vous faire parler science, envoyès les dis je, ouy
envoyès les ... lire, ou se faire traiter de la démangeaison de parler
sans scavoir ce qu'on dit.
au reste avant de finir il seroit temps de vous parler un peu de vous
des notres et de nous. je vous remercie bien tendrement de tout ce que
vous me dites de tendre pour de vous, d'honnète de la part des votres,
et d'autant que je crois tout cela bien vray. ne croyès pas mon
amy que les coeurs s'extravasent, je passe ma vie au milieu
des forçats de la dissipation et de la frivolité, je les ay toujours pré=
sents eux et leurs maximes, je leur donne raison car en général
toutes maximes sont bonnes selon les donnèes circonvoisines; je ne
vous vois jamais vous autres et je n'entends point vos raisons, mais
je les sens et vous me trouveriès au fait et au prendre tout du même
règne dont j'etois dans l'ordre des végétaux, il y a 35 ans. je vous pro=
mets ensuitte que si jamais je vais en provence ainsy qu'il le faudra
peutétre bien un jour, je prendray mon tour par votre heureuse terre.
du moins cest mon dessein. je vous dis enfin de la part de Me de pailly
a vous et aux votres tout autant de belles et bonnes choses et solides
et honnètes et senties, que vous en pouvès penser pour elle assurément.
adieu mon cher saconay je vous embrasse de tout mon coeur.
A Monsieur
Monsieur de Sacconai
gouverneur de Payerne
a Payerne en Suisse