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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 28 décembre 1764
de paris le 28 xbre 1764
mes livres mon cher amy valent infiniment mieux que moy pour
tout le monde; jay une certaine impatience d'idées qui au raisonner fait
qu'on me perd et une fougue d'elocution 1 mot biffure qui peu soigneuse
de l'expression propre, fatigue a force d'abondance; peutètre aussy
est ce que souvent mes interlocuteurs ne mettent pas autant d'affec=
tion que moy aux choses discutées; on s'est tant donné ses aises
dans ce siècle cy qu'on en veut aussy dans le dialogue; quoyqu'il en soit
je ny vaux rien, et il faut s'en raporter a ce que disoit il y a plus
de dix ans un enfant ce Mr a bien de l'esprit mais il m'écervèle.
toutefois mon cher comme il y auroit entre vous et moy un autre
attrait que celuy de la curiosité et mème de la recherche de la vérité
je me flatte qu'il en seroit autrement entre nous, car nous sommes
l'un et l'autre demeurès aussy simples que nous nous sommes jamais
connus. mais de vous dire si et quand je le pourray c'est ce que je
ne puis faire. jay une mère octogénaire que je nay plus quittée dep=
uis que jay pris racine et a laquelle je dois plus que jamais mes
soins; je commence mes 50 ans moy mème et mes enfants marchent
sur mes talons, tout cela sont autant de remords, mais si je
fais jamais quelque course vos cantons et le plaisir d'embrasser
mon cher saconay entreront certainement dans mon projet de
randonnée.
personne avant nous n'a connu la science oéconomique cest a dire
le tissu de règles fixes et constantes qui constituent l'ordre naturel.
<1v> règles qui nécessitent le phisique et embrassent le moral; les
lumières simples et primitives et pour ainsy dire l'instinct naturel
en ont fait sentir a touts les hommes assujettis aux besoins la
nécessité et leur propre dépendance; mais sitost que les hommes ont
eu le loisir de finasser, ils se sont embarassès dans les dédales
d'une politique insidieuse esclave de la cupidité, l'homme porté
au merveilleux a d'autant plus admiré les écarts de cette politique
que la base et le faiste en étoient plus enfoncès dans les brouillards
et maintenant que touts les hommes calculoient, dissertoient et
guerroyoient enfin d'après les résultats de ces principes erronès
et énnemis, pour 1 mot biffure les ramener au simple et a la connoissance
intuitive des règles de la nature il falloit des efforts inouis; pour les
y 1 mot biffure mener il falloit les battre dans toutes les routes du dedale,
pour les y tenir il falloit les assujettir par le calcul et leur mettre
dans les mains l'instrument immuable de la vérification et ce qui
s'ensuit de la condamnation de toutes leurs erreurs. si cette tâche
a été remplie de nos jours avec plus de bonheur encor que de courage
ce n'est pas a dire que le fiat lux apartienne aux porteurs
de la lumière, il n'appartient qu'a son autheur. le changement
des opinions, du mal en bien, ne peut étre qu'une opération lente
si elle doit étre solide, et je n'ay jamais pensé quand a moy semer et
recoeuillir en mème saison.
au reste mon cher ce que vous faites pour vous faites le pour vos
compatriotes, recomandès a ceux qui cherchent de bonne foy la vérité
la lecture de la philosophie rurale, prenant sur vous de les
assurer que tout s'y trouve, mais qu'il faut l'y chercher plus de dix
fois et que ce ne sera jamais peine perdue. dites aux autres que vaine=
ment il la fuiroient qu'elle les trouvera les éclairera ou aveuglera.
<2r> quand vous aurès vous mème eu la patience de bien relire, vous
ne me dirès plus que je n'ay pas assès démasqué le préjudice que les
fonds publics et les rentiers portent a l'humanité; non seulement
il est prouvé par calcul et par raisonnement que le raprochement de la consommation
et de la production et par conséquent de la propriété et de 1 mot biffure la dépense
etoit tout l'art de la prospérité sociale, mais encor il est démontré
en détail et fort au long, que les rentiers usufruitiers obscurs, sans
action, jurisdiction, ostentation, obligation ny de dépense ny de
soins ny de décence &c anéantissoient la consommation, et ce qui s'en
suit la production et la population; a cet égard tout est dit mon
cher amy, et souvent en trop de paroles. mais il est inutile de precher
il faut que les états sentent les suittes désastreuses de l'abus cruel
de mettre a fonds perdu le globe les éléments et leurs influences. l'abus
sera corrigé par son excès mème; on peut dater de l'avénement
du roy guillaume au trône d'angleterre la fureur de cette épidémie
dans l'europe; elle ne peut aller a plus d'un siècle, et avant l'an
88 il y aura révolution générale a cet égard.
quand a la manie des réglements elle durera plus longtemps;
les enfants pédantisent leurs poupèes et leur bégayent des
ordonnances de police &c, les sénateurs ne sont que des enfants
en barets, les recteurs d'humains ne feront jamais semblant d'en=
tendre de grand axiome il mondo va da se mais un jour l'opinion
leur prohibera du moins les ordonnances contraires a l'immuable
ordre naturel.
au reste ne me dites point que j'ay ramassé les idées éparses, les idées
sont a tout le monde, mais leur baze leur principes, le décombrement
des loix phisiques donnèes en un instant et pour jamais par le
créateur, cela dis je est a mon maitre et a moy, nous ne l'avons
apris de personne et ne laisserons aux autres que le soin de leur
aplication; je ne le dis pas par amour propre mais pour qu'on ne s'y
méprenne pas. adieu mon cher amy vous scavès si personne doit vous
souhaiter la bonne annèe plus tendrement que Mirabeau
A Monsieur
Monsieur de Saconai
en son chateau de Bursinel
près Berne
par Geneve
a Payerne