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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 07 octobre 1764
du bignon le 7e 8bre 1764
croyès mon cher amy que le motif de vous revoir et de vous
embrasser seroit tout autrement puissant sur mon ame
que ceux de curiosité et d'instruction qui me seroient nean=
moins tres sensibles si j'avois ma liberté. si les couleurs que
l'imagination vive de la jeunesse donne aux choses sont perdues dans l'age
mûr, en revanche les yeux de l'entendement sont tout
autrement ouverts et les traces que nous laisse cet organe
sont tout autrement bien plus sures et permanentes. je suis certain
que la face des moeurs et par conséquent toutes les perspectives
phisiques, toutes dépendantes des points moraux, ont bien chan=
ge dans votre paÿs depuis le séjour que jy fis il y a 32 ans.
les montagnes mème décroissent devant la déprédation hum=
aine, l'homme coupe les bois et défriche, la pluye entraine les
terres et les roches se hérissent pour reprocher a l'homme sa fureur de
mettre touts les dons du ciel a fonds perdu. or que les moeurs
ayent changé chex vous, lextension de l'ordre rentier chex
toutes les nations de l'europe ne me laisse aucun lieu den douter.
si le peuple chex vous ne paye pas ce qu'il en coute pour
former ces effigies dévorantes de propriétaires, cest a la vérité
un inconvénient de moins, mais vous ne pouvès éviter celuy
des richesses obscures, de l'avidité amorcèe et toujours crois=
sante, de l'inégalité des fortunes, et des revenus sans cas fortuits
sans action ny jurisdiction. gênes crut jadis éviter ces incon=
vénients destructifs de la république en déffandant a ses
nobles de possèder des biens fonds hors de ses états; quest il arrivé
<1v> ils sont devenus banquiers, usuriers, insatiables et tandis
que ces roches maritimes renferment les plus riches particuliers
de l'europe, l'état ne peut ny conserver ses propres domaines
ny permettre aux hommes de les faire valoir. encor le gout des
arts et l'ostentation naturelle aux méridionaux fournissent
ils de forts écoulements a ces richesses dangereuses, mais
vous peuples robustes et courageux, vous qui futes nation et
qui l'étes encore, votre apre territoire une fois pénetré par la
richesse d'opinion tombera bientost dans la pauvreté foncière
les riches voudront de grandes proprietés et de la jurisdiction, et
du pouvoir et de la paresse et vous irès le chemin de touts les autres
avec la différence que vous tomberès de plus haut. a cela me dirès
vous ou est le remède? mon cher amy il n'en est aucun pris
ny a prendre dans votre propre fonds que l'attachement a vos
anciens usages, et l'attention contre la fureur épidémique d'in=
nover. encor ne sera ce qu'un palliatif qui ne tiendra point; le
monde entier se tient et se touche, une seule charue ne peut
bien aller que les charues environnantes n'aillent mieux aussy
et de proche en proche le branle de l'humanité entiere est général
ou les efforts particuliers ne seront que des secousses éphémeres.
une tète un peu politique voit cela dans le passé dans le présent
et dans le futur. ou les nations rembourseront, ou l'humanité
jadis transplantèe d'asie en europe le sera d'europe en amérique
l'espagne y a passé la france va et revient et meurt en chemin
l'allemagne y court. cest ce coup doeil de l'universalité et de
la conjonction indispensable des intérèts humains qui m'a engagé
a donner des règles génerales, si j'avois cent voix elles ne diroient
toutes qu'une mème chose, si j'avois cent langues elles n'expri=
meroient que les mèmes mots.
enfin mon cher amy la philosophie rurale a fait sur vous
l'effet que mes ouvrages et mes lettres n'avoient pu faire; j'en
suis ravy pour la chose premièrement et pour l'ouvrage ensuitte
<2r> je le crois en effet le livre classique de la plus utile des sciences
érigèe telle et mise en règle fixe de notre temps. cet ouvrage
qui a été comme volé a son autheur, furtivement imprimé
et sans éditeur, a tellement été lardé d'adjonctions abstraites
et défiguré de fautes d'impression qu'il en est devenu en cer=
tains endroits comme inintelligible a son propre autheur.
tel qu'il est cepandant je crois qu'il sera utile, je vous l'ay rec=
omandé comme tel, et je vois avec le plus sensible plaisir
que l'avis de votre bonne judiciaire est conforme a mon
opinion.
oh mon cher saconay vous avès tiré de cette lecture le seul
ou du moins le principal fruit, si vous avès bien conçu que les
gouvernements quelconques ne sont dans le monde et sur la tète
des hommes que pour les empècher de se battre et du reste les
laisser faire. je ne demanderois que dix ans d'inaction a touts
les gouvernements d'europe pour que cette contrée fut peuplée
et riche exactement au triple de ce qu'elle l'est; mais la fureur
d'agir et d'ordonner se déploye précisément dans le siècle de la
paresse et de la privation de toute dignité qui seule peut au
fonds entrainer toute l'obeissance. plus l'esprit est foible plus
il s'égare en projets sans tenue et sans effet, point de règlement
qui n'ait soux l'aile un monopole, point d'innovation qui ne
cache le venin avide de l'innovateur. ou les nations ont comme
chex nous un fonds immense de loix et d'ordonnances tombèes
en désuétude en ce cas pourquoy vouloir devenir innovateur
quand on n'a pas la force de tenir la main aux règlements
déja faits et avouès? ou comme chex vous peutetre, les loix
manquent, mais les moeurs et usages en tenoient lieu, en ce cas
pourquoy perdre ce privilège des bonnes moeurs, pourquoy ne
pas respecter le crane épais et consolidé par la difficulté des
temps, de nos pères? mon cher amy les cabinets, les conseils
les sénats ne s'avisent pas une fois en cent de statuer que
ce ne soit une sottise. quest ce par exemple que de déffendre
aux bleds étrangers de venir nourrir a vil prix vos sujets
<2v> la philosophie rurale bien lue vous le dira; et après de
tels decrets vous vous plaignès de la dépopulation, et pour
y remédier vous voulès faire de vos baillis des intendants
et qu'ils envoyent a Mr le controlleur gal un état des biens
arables des bois, des patures &c de leur département.
et ils diront aussy si ces champs sont a 4 façons ou a
3 la profondeur des rayes, s'ils sont en tables ou en sillons
semès en bleds echaudès ou seulement lavès, quelle sorte de
grains, combien de poignèes, la quantite du fumier, l'espèce,
la saison, l'aspect, l'abry &c et quand le sage conseil scaura
tout cela, oh il en tirera de belles inductions, et fera relier
le tout et l'annèe prochaine il faudra recomencer un autre
almanack de liège. mais voicy bien autre chose, on veut scavoir
aussy les moeurs lespèce et le dénombrement et ranger le tout
par classes, par exemple tant de bossus et de borgnes soux
la lettre b. tant et plus grand nombre soux la lettre c. car
cela importe aux moeurs, et puis scavoir qui entre et qui
sort pour imiter ce sage médecin qui pesoit exactement
ce qu'il prenoit et ce qu'il rendroit o seculum incipiens
et inficetum o siècle fol et suffisant sécrioit horace: je
vous demande pardon mon cher amy de cette plaisanterie
sur un decret émané d'un gouvernement dont vous faites
partie et d'un de ceux que je respecte le plus; mais je suis
en politique le démocrite de mon temps, permis aux autres
de me croire fol, les recteurs d'humains m'ont assès traité
comme tel et je le leur rends bien, je n'ay que trop longtemps
été tenté de rire pleurer de leurs gestes, et au fonds cela étoit beaucoup
plus fol que d'en rire comme je fais maintenant. les hommes
touts grands et touts faits, les sont des enfants, les épitoges
les manteaux, les cordons et les barets ne couvrent guères
que des marmots rengorgès qui jouent a la Madame s'ils ne
font pis. au reste vous verrès ce que produira ce zéle scrutateur
la montagne en travail ou une inquisition plate et ridicule.
adieu mon cher saconay je vous embrasse de tout mon coeur.
M.