Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 11 juin 1764

du bignon le 11e juin 1764

toute ma vie mon cher amy j'ay eu la manie de me croire trop
vieux pour les choses qui etoient précisément a ma portèe, et ce
n'est qu'après coup que je me suis apercu de la sorte d'illusion de
ce genre de découragement. maintenant je me crois trop avancé dans
ma carrière pour étudier les différents gouvernements, et quand a ce
dernier point il se pourroit bien que je n'eusse pas tort. en effet
ma santé ne me permet plus guères d'écrire et quand je le pourrois
les hommes etoient autrefois aveugles faute d'instruction il le devien=
nent aujourd'huy pour la surabondance d'icelles. a légard du profit
personnel que je pourrois tirer de mes réflexions nourries de con=
noissances; sans doute je suis maintenant a lâge de revenir au seul véritable
principe moral a scavoir que l'homme n'est icy bas que pour se
rendre le plus heureux qu'il luy est possible, principe de toute
honnèteté et utilité puisque l'homme ne scauroit étre heureux
qu'en faisant le bien selon son caractere et ses talents. mais mon
cher amy quand a mon bonheur d'action, je remue la terre et les hommes
avec une activité et une influence fort au dessus de ma sphère naturelle
et quand au bonheur de réflexion, l'inspection et la notice de ce qui
se passe dans le monde et des mobiles et des liens des diffèrentes socié=
tès ne peut ètre utile a cela qu'autant qu'elles nous éclairent sur
la nature de l'homme, sur la notre propre, sur la réciprocité des
raports, sur l'engrenure des affections et nous font tirer des résultats
de prudence, de modestie et de résignation, vertus qui sont les maitres
murs de la justice dont l'exercice fait je crois le vray bonheur:
oh quand a ce point j'ose dire que c'est la tenue qui me manque
plutost que les lumières et la persuasion. j'ay beaucoup réfléchy
<1v> sur la vraye politique, il m'est a cet égard passé dans la tète et dans
le coeur bien des éclairs. le tout est de faire habitude et usage de
ses principes, et ce n'est pas en courant le monde qu'on devient
plus homme de bien. je n'ay qu'une manière de l'étre, cest d'agir, et de
fuir les détails qui me rejettent dans les défauts d'inquiétude inhoerents
en quelque sorte a ma substance. l'inspection particulière de vos différ=
ents gouvernements seroit pour moy un tableau de réflexion, dont le
résultat néanmoins seroit de près comme de loin que la suisse est un
batiment de cailloutis qui ne se soutient que parce qu'il est a l'abry
des orages; mais le tableau vrayment intéressant seroit celuy de
votre agriculture, des moeurs de vos peuples, de ceux surtout des
montagnes, car jay clairement discerné dans mon dernier voyage
que l'homme est un animal grimpant qui vaut mieux au paÿs
ardu qu'a la plaine, toutes autres choses dailleurs etant égales.
voila ce qui me feroit une vraye joye et de voir cela avec un amy
qu a qui depuis tantost sept lustres on n'est est accoutumé a
ouvrir son coeur. ce seroit un plaisir bien doux, un plaisir meslé
puisqu'il seroit passager, mais cest la loy générale icy bas.

le sage détail que vous me faites sur l'entretien et l'employ de
vos bestiaux m'a arrété: il est néanmoins le mème que partout
ailleurs, et conforme aux grandes règles que j'ay tant prèchèes.
l'employ des terres dépend de la valeur vénale de leur produit:
et cest pour cela que je disois a tant et tant d'agriculteurs
qui s'adressoient a moy dans les temps de ma mission, je n'entends
rien a l'art en soy, mais je pousse au vray point a la charue en
criant qu'on vous ouvre les débouchès et qu'on vous enlève les
entraves, ce n'est que le gouvernement qui peut aider au laboureur.

ne soyès point surpris mon amy si je vous dis qu'en mème temps que
vous avès parcouru dans votre lettre touts les moyens de tirer party
du nourrissage qui par ses fumiers autant que par son employ est
l'ame de toute production, aucune cepandant de ces manières ne
convient a notre territoire, et ce que je vous dis lâ nos guerres et
nos traités doivent vous l'avoir dit. si je fais du beurre et des
fromages je n'en auray de consommation que dans ma bassecour
<2r> si j'engraisse des boeufs pour l'unique débouché de paris, commerce
en usage dans le paÿs ou je destinois votre frettier, et que j'ay réprouvé
tout de suitte comme ne pouvant que nuire a un grand propriétaire
la plus heureuse vante ne produit pas une pistolle d'accroit par
tète de boeuf sur le prix auquel on l'â acheté et ils ont mangé en
six ou 8 semaines tout le foin trié et toutes les raves du paÿs
sans conter le soin continuel des hommes occupès a leur donner
sans cesse bouchèe a bouchèe, a les panser et a laver sans cesse
les auges ou ils barbottent: si je fais des éléves, le paturage me
manque la moitié de l'annèe, me dètruit les foins l'autre, et je
vends 20 lb une velle d'un an. a légard du labourage vous jugès
ce qu'il peut ètre en un paÿs ruiné a ce point lâ, et le peu qu'on
amasse de bleds de rentes de dixmes &c se gate faute de débouché
est enfermé sans soin dans des greniers pestiférès de longue main
par touts les insectes destructeurs d'une mauvaise danrèe, fruit
de la plus languissante des cultures et dont le prix courant est d'or=
dinaire deux liards la livre. voila pourtant le paÿs que votre
amy voyageur dans la lune a entrepris de régénérer, et non tant
imaginaire que nos neveux ne luy doivent un jour quelque chose.
quelques petits articles de tortures ont disparu depuis quelques annèes
d'autres fermentent aujourd'huy, et quoyque j'aye abandonné
la plume, j'ay des élèves qui frapent constamment a la porte de 1 mot dommage
grande question a scavoir la liberté du commerce des grains. en
attendant je travaille sur cette hypothèse, mais je vois qu'il faut
m'arrèter sur l'article du frettier. tout ce qu'il me faut maintenant
en ce genre dans le paÿs auquel je le destinois, cest d'habiles artisans en fait
de prairies, mais il peut s'en trouver encor dans le haut limousin;
jay dépaÿsé et transplanté plusieurs hommes de touts les genres
mais il faut que j'attende encor pour celuy lâ. grand mercy donc
de vos soins dont nous avons eu nouvelle par Mr de pailly, et
veuille la providence que je puisse un jour en faire usage.

a ce propos mon cher saconay, faites venir de paris la philosophie
rurale
je vous avertis que cest un bon livre qui a passé doucement
parce qu'il devoit passer ainsy, mais sauf les innombrables fautes
d'impression d'une édition furtive, quiconque se donnera la peine
de le lire et de l'étudier y fera profit. adieu mon cher amy je
vous embrasse M.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur de Saconai en son
chateau de Bursinel près Berne 
Par Geneve 


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 11 juin 1764, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/274/, version du 26.05.2017.
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