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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 20 mars 1762
de paris le 20 mars 1762
j'ayurois envoyé les 100 louis a votre banquier si je scavois
son adresse; a faute de cela j'attendray que votre lettre de
change me soit présentèe et j'y feray honneur. quand au temps
mon cher amy, vous étes le maitre; je vous ay dit que dans le
courant de ces 2 années il falloit que j'empruntasse 50m écus
pour le généralat de mon frère, ainsy je ne scaurois vous dire
que j'aye de l'argent contant, mais s'il plait a dieu je ne seray
jamais sans 100 louis au service de mon amy.
quand a la déduction que vous me faites du principe de vos
tracas, je vous répeterois ce que je disois jadis a un de mes
amis qui a fait un passage éphémère dans la haute carriere de la
fortune; de bonne heure il avoit la manie de voir touts les
tissus des choses et des riens comme un vray historien italien
et comme s'il eut écouté aux portes. j'ay toute ma vie pensé
qu'il y avoit plus de la moitié fantôme dans l'optique de ces
gens la; mon amy luy disois je si j'avois la vue de faculté de
voir tout cela, je prierois dieu de me l'oter; car ce soir en me
retirant chex moy je verrois touts les clouds de rue et les
morceaux de verre cassé, et je craindrois de poser le pied nulle
part. la vie aristocratique m'a tué mon saconay, il étoit bon
gay et naif heureux et tranquille, il ne voit maintenant que
des ames tiranniques des pièges et des complots. cest le cas de
faire comme le savetier rendès moy luy dit il mes chansons et mon somme
et reprenès vos cent écus.
atrapès votre bailliage puisqu'il vous le faut pour accomoder vos
affaires, et puis soignès les maladies de Madame a bursinel et a
lausanne et laissès lâ votre berne ou les tracasseries furent avant
<1v> vous et seront après, comme mon frère et moy avons laissé
versailles ou l'on m'avoit apelé, ou le prince l'avoit nommé au
ministère, comme d'autre part le public vouloit m'y porter. ces
objets lâ peuvent comme d'autres émouvoir des tètes imaginaires
mais quand le coeur est sain et qu'on veut l'écouter on se dit ouy dâ
je viens au paÿs ou tout le monde a les pieds dans l'huile bouillan=
te, et j'en voudrois disputer le terre plein a ces gens la, et quand
on me jetteroit des pierres et de la boue je crierois a l'injustice
il faudroit étre fol. voila mon avis mon cher amy, trop peu
de temps règne entre les deux ages malades, enfance et décré=
pitude, pour le passer dans le géhenne des passions ou des desirs.
il faut étre homme c'est a dire jouir, il faut étre homme de bien
c'est a dire faire jouir les autres, et l'on ne le peut qu'en s'écoutant
soy mème et voyant les autres passer.
au reste vous diray je qu'après m'avoir fait le portrait d'un
vrayment mauvais homme, vous panchès vers le déclinatoire
de la qualité de son ennemy. c'est encor lâ de l'accent bernois.
ne craignès rien des méchants tant que vous ne serès pas sur
leur route, ils ont trop à faire pour battre le buisson; mais vous
vous devès a vous mème de déclarer hautement dans l'occasion
cet homme est méchant ou vil, je n'auray jamais a faire a luy
mais je le mépriseray toujours et je suis bien aise qu'il le sache.
pardon mon cher amy de la confiance avec laquelle je vous
peins mon ame, car vous ne prenès pas sans doute mon ton affir=
matif comme le type de leçons que je prétends vous faire. vous
aimès a me voir tel que je suis: j'ay passé les deux tiers de mon
age sain de corps de fortune et de réputation avec ma méthode,
et si j'ay eu des inquiétudes elles ne me sont pas venues de dehors
pourquoy le point de vue de mes principes déplairoit il a mon amy
qui m'a toujours excité a le luy présenter.
<2r> maintenant mon très cher il s'agit que vous veuilliès bien me
servir pour une commission qui m'intéresse au pr chef, par les
forces de l'amitié. il s'agiroit sans bruit ny divulgation quelconque
enfin sans en parler a vos meilleurs amis, de me découvrir un
homme qui voulut acheter une compagnie entière et bien complette
dans le régiment d'erlac; il est a observer qu'icelle compagnie
a un capne commandant, mais qui n'a point acheté son employ
et qui brule de se retirer. contès mon cher amy que vous m'obligerès
sensiblement si vous pouvès me faire cette affaire et dépouillant
toute affection bernoise adopter celle de votre amy qui est 1 mot dommage
le vendeur. les circonstances sont telles que je vous donne avec
foy et parole, carte blanche pour tirer le meilleur ou moins
mauvais party possible; recevès des paroles, et me les faites
passer le plutost que vous pourrès, mais envoyès moy tout maché
de manière qu'on puisse conclurre, en me disant le nom, les
conditions &c. songès que vous n'aurès en votre vie occasion
plus sensible de m'obliger: je vous ferois tort de vous en dire
davantage. adieu mon cher.
a monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse