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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 25 février 1762
de paris le 25 fèvrier 1762
je reçois mon cher amy votre lettre du 18 et jy réponds a
l'instant, comme vous le desirès. vous pouvès tirer sur moy
au jour et au moment ou il vous plaira pour les 100 louis dont
vous avès besoin. voila réponce au plus pressé. vous étes trop
sage pour ne pas vous combiner avec vos propres affaires; or au
moyen de cela contès que tant que je vivray ce ne sera pas par
effort d'argent que vous serès comprimé, et que vous pouvès oter
de votre légende de soucis l'article du numéraire car pour occa=
sion majeure vous en falut il dix et peutètre cent fois autant
votre amy feroit cause commune et les trouveroit.
venons a la morale qui n'est pas un point aussy vague qu'on le
croiroit du moins a mon avis et expérience. l'amitié existe et son
contraire aussy, mais l'une est un sentiment l'autre une excroissance.
l'amitié fait la plus forte et saine partie de la séve universelle
qui nous donna l'ètre qui nous soutient et nous perpétue, l'autre
en est un extravasement, cest le gui, la gomme, l'agaric de
l'arbre, le vice qui l'épuise et le fera périr; il suf si nous se
l'amitié la simpathie n'ont pas besoin des calculs de l'intérest
pour se déveloper, je vois et j'aime; l'antipathie au contraire n'a
qu'une source combinèe; l'air féroce et les dents du tigre m'en
éloignent. si nous pouvions aimer toujours également nous serions
toujours jeunes, mais notre ame peut je crois se garentir en cecy
et par cecy du dépérissement du corps; l'inimitié est une maladie
mortelle et aigue de l'ame dont l'indiffèrence est une maladie chro=
nique; dieu est tout amour soit montre a par l'ordre de la nature
et je ne puis etre menacé de sa haine sans croire entendre
blasphémer.
<1v> que vous ayiès des antagonistes qui ourdissent les trames les
plus noires pour vous rebuter et vous confondre, vous perdre mè=
me s'il se peut je n'en doute pas, car je ne vous crois aucunement
visionaire et dailleurs je les vois d'icy; mais prenès garde que
vous faites trop d'honneur au motif de ces bassesses en le prop=
ortionnant a ses effets. l'aptitude et l'opinatreté a l'intrigue
et a la cabale est une suitte et un apanage du gouvernement
républicain; cest la vie des cours et de touts les sièges de l'authorité
on y tracasse comme ailleurs on boit ou l'on chasse. une ce métier
ne subsiste que de l'aptitude et la légèreté a prendre party pour
ou contre, cest comme la dispute de l'école; une fois engagé l'on
veut l'emporter, une démarche entraine dans une autre, on ne
veut voir de conséquence a rien, on se noye dans le mensonge dans
la fourbe et dans le crime et tout cela pour avoir fait le premier
pas. voila dirès vous mon mal analisé mais en existe t'il moins
venons au remède. le voicy mon cher du moins a mon avis. aris=
ide ayant aperçu un homme qui se tuoit d'emportement pour
voter a son exil luy demanda ce que luy avoit fait cet aristide,
le criard étoné se recoeuille et ne trouvant rien luy répond en
franc athénien mais cest que je suis ennuyé de l'entendre nommer
l'homme de bien. faites de mème dans votre sphère mon cher amy
allès a la source d'ou vous vient le mal, ne cherchès pas a rien
démasquer quand il s'agit de votre fait particulier, cachès au con=
traire ce que vous découvrirès; autant de méchants mis au jour
autant d'ennemis irréconciliables de la société; que votre finesse
en un mot consiste a aller de bout au corps aux hommes que
vous trouverès touts des enfants. rien n'est si pervers que l'enfance
et sans les graces de cet age elle seroit insuportable; mais cela ne
tient pas, et au pis aller s'ils sont incorrigibles ils sont aisès a
deviner et ne valent pas la peine qu'on se fache contre eux. je
<2r> vous donne lâ une recette qui m'a bien servy pour la paix qui
est selon moy le premier bien d'icy bas.
j'ay maintenant une consultation a vous faire pour laquelle je
vous demande aussy une réponce courrier par courrier. je vous dem=
ande un détail sur le fonds et la forme nécessaire dans votre
paÿs et selon vos loix pour l'émancipation d'une de deux filles
majeures dont l'une est marièe, par un père officier. faites
moy je vous prie tout le détail nécessaire pour cela en forme
de décision bien claire et me l'envoyés aussitost. adieu mon cher amy.
M.
a monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse