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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 07 février 1762
de paris le 7e fèvrier 1762
mon cher amy, quand je vous rapelle a vous mème, loin de vous
arguer de foiblesse je vous encourage comme on feroit un bon
soldat. je me réjouis de ce que votre procès est gagné et de ce que
vous le gagnerès encore et de ce que j'espère que vous n'en aurès
plus après. au nom de vous et de votre repos oubliès ce peste de
mot mes ennemis: quand j'étois bien jeune et que je lisois des
mémoires, comme ils sont touts des temps de troubles jy trouvois
souvent cette expression et je me disois c'est sans doute un peuple
a part que tu trouveras un jour. mon amy cher je n'en ay point
trouvé, j'ay trouvé en mon chemin de l'humeur, de l'injustice
des tracas, de l'intérest, des folies, des mensonges des incompa=
tibilitès, des friponneries, des trames des faussetès mais des
ennemis point. quand j'ay eu fait un premier livre un mien
amy intime et très prudent me dit qu'il ne faloit pas croire
qu'il ne me fit bien des ennemis; je me mis a rire et répondis
que je l'en défiois, attendu que c'est une graine qui sèche si l'on
n'a toujours loeil dessus, et que comme je ny regarderois point
j'aurois beau en semer elle ne viendroit pas. depuis j'en fis des
seconds plus secs et puis un troisième qui a emporté la pièce
et ces pestes d'ennemis n'ont pas voulu paroitre, oh mon amy
envoyès moy ceux que vous avès de trop, ils sécheront sur pied,
et suivès ma mèthode pour les autres.
a l'égard du manque d'argent c'est autre chose, je ne vous diray
pas que d'après le tableau que vous me faites vous me paroissès
entreprendre en ce moment trop a la fois, mais je vous dirois tirès
<1v> sur moy, si je n'avois moy mème a chercher beaucoup pour
l'entreprise du généralat des galères que j'ay fait faire a mon
frère qui se trouve étre une affaire de 50 mille écus: or ce paÿs
cy est de touts le plus apre et le plus pauvre, pourtant je ne
vous laisserois en peine pour votre procès pour une centaine de
louis, je vendrois plutost ma vaisselle que j'ay sauvèe du naufrage.
allons mon cher bon courage, n'espadronnès pas contre les coulices
contès que touts ou la piu gran parte furent braves un tel jour
honnètes un tel jour, ennemis un tel jour, et le lendemain ou le
surlendemain tout au plus tard tout le contraire. vous me dirès
que je parle d'après une nation folle qui n'a de tenue ny en bien
ny en mal, et ouy la nation humaine, ce n'est pas pour nous
qu'il fut dit que le plus sage pèche 7 fois par jour; touts les
hommes sont variables et si l'on veut leur faire l'honneur de leur
prèter une existence durable voyons les en beau, c'est notre miroir
qui ne doit jamais porter face d'ennemy. adieu mon cher je vous
embrasse de tout mon coeur.
a monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse