Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 juin 1761

a Paris le 17 juin 1761

Je répons, mon tres cher, à votre lettre du 26 may.
j'espere comme vous que mes ouvrages feront un jour
l'effet que j'ai desiré en faveur de l'humanité. La vérité
est une chose simple. Elle fait peu d'effet sur les contemporains
attendu qu'il faut plus de soins et de patience pour
ramener au simple les esprits gatés par la recherche et
la fausse science, que pour faire parler les sourds et muets
de naissance. mais la jeunesse arrive chaque jour, on lui
indique les sources renommées, la planche du cerveau est
toute neuve, et le vrai y fait cette sorte de trace qui nous
rend l'esprit d'autrui si cher à notre opinion et qui
fait notre propre chair des idées de ceux qui nous ont précédés.
il ne tiendra pas à moi de délucider la portion de véritè
que j'ai choisie, et qui, je l'ose dire, embrasse toutes les autres,
de l'éclaircir, dis-je, et la prouver dans tous ses détails. Ce soin
paroitra superflu et embarrassant à ceux qui viendront
après nous, et je vois déja desirer l'extrait de mes principes
plutot que leur extension; mais cet extrait qui n'est pas une
chose aisée, attendu l'abondance des idées, a fait renoncer
tous ceux qui l'ont tenté, et le soin contraire est un tribut
de charité que je dois à mes contemporains. or charité bien
ordonnée commence par soi même, c'est a dire, par ses freres
et ses amis. Cependant le tems court, mes devoirs personnels croissent
<1v> au lieu de diminuer: mes affaires deviennent plus pesantes
en un tems aussi dur; les attentions domestiques et les
soins de charité de detail coulent et renaissent sans cesse
comme la riviere, et ma vie est tournée de manière que dans
l'état le plus sedentaire, au moyen de ce que ma sante ne me
permet pas le travail de l'après midi, je n'ai pas plus
d'une heure par jour, l'un portant l'autre, pour mes
lettres trop nombreuses et pour mon travail, on ne fait
pas grande besogne avec cela, mais à la longue tout paroit.
voila mon cher ami, à peu près le détail que vous me demandiés
sur ma façon d'être. a l'egard de mes moeurs et de mes idées
elles contrastent chaque jour d'avantage aves celles du pays
que j'habite. L'oisiveté est la mere de tous les vices; pauvreté
est mere d'oisiveté. toute l'Europe incline à ces deux points
par l'enflure des fiscs, l'augmentation des dépenses
destructives, la diminution des dépenses reproductives, le
regne de l'ordre des rentiers &c, conséquemment toute
l'Europe est nécessitée à la dépravation des moeurs. C'est
ici le foyer de cette gangrene, et les moeurs y sont en
proportion. Pour en connoitre le principe et la nécessité
l'aspect n'en est pas moins affligeant à une ame
honnête; mais il faut faire son passage dans la vallée
d'ici bas, resigné à y endurer la saison que la providence
nous y a destinée, faire de son mieux ou de son moins mal
et employer le tems sans le regretter.

Le tems sera serain pour vous, mon cher ami, quand
ce qui passe entre vos deux sourcils sera bien dans votre
main. Ce n'est que là que l'on peut vous troubler. vous
avès pris le parti resultant du conseil capital que je vous
donnai sur votre conduite publique, et que je vous donnai,
bien instruit que nous ne suivons jamais guere de conseils que
<2r> Ceux que nous aurions près de nous mêmes. Renfermès vous
bien dans vos principes, et toutes les fois que quelque
orage vous viendra de front et vous menacera de près
ou de loin, revenés au calcul intérieur, et vous trouverés
tout de suite que la moitié, que les trois quarts, que le tout
de ce qui vous effraie est un enfant de l'opinion et de la
malheureuse servitude si générale de se croire heureux
ou malheureux dans le cerveau d'autrui. il faut se dire
que me suis-je proposé? d'aller au bien, d'agir pour le
bien, en trouvant la route nous y trouverons la solution
de la difficulté qui se présente, et qui fait le bien trouve
toujours au bout le bien.
Voila pour le rolle public, mon
cher ami, vous avés déja remporté des victoires, vous
en remporterés encore, pourvu que vous en remportiès de
petites et de détail sur vous. Le rolle d'homme vertueux
et de citoyen inflexible pour la justice et les loix nous
éleve lentement, mais stablement. Cependant à mesure
qu'il nous éleve, il demande plus de nous. il est raisonnable
il est juste d'exiger des hommes de la constance et de la
simmétrie dans leur conduite. C'est ce qui expose les
gens de bien a un plus juste et plus scrupuleux examen
que les autres. La vertu n'a point de roideur, elle est douce
liante, mais elle doit être constante, pleine et sans
lacunes.

a l'égard du personnage privé qui entre pour beaucoup
dans la considération du citoyen, la carriere est encore
plus épineuse si l'esprit se revolte contre la patience
journalière et les détails. L'ordre dans la conduite est
le premier point; l'ordre dans les affaires est le second.
indispensables l'un et l'autre, il n'est point de vertu à
l'abri des embuches de l'un de l'un de ces deux dérangemens
<2v> Reduire son necessaire est un mot. Personne ne le fait
ni ne le peut. Combien nous sommes loin de cette reduction
mon cher ami, et combien il est foncierement barbare
de regarder comme son nécessaire l'arriere superflu des
plus estimables d'entre nos freres. Vous avès toujours été
rangé; votre famille est très bornée et trop. je ne scais
ce que c'est que la hauteur, le genie et la santè. la vraye
hauteur consiste à se rendre indépendant; le génie
orne et embellit toutes les situations; et quant aux privations
qui peuvent alterer la santé, vous avès des fonds, quand
les revenus manquent, et si vous n'en aviès pas votre
ami en auroit à votre service. vous avès surtout le
plus grand de tous, qui est une femme aimable et respectable
qui s'est unie à vous par gout, qui n'ignore pas que
la considération d'un citoyen, d'un magistrat de4 caractères écriture de
son independance quant à la fortune, et que pauvreté même
est richesse pour une ame grande, c'est a dire, pour une
ame honnete. il est inutile d'entrer dans les emplois
2-3 mots biffure a moins de ne vouloir se perdre et se deshonorer à ses propres yeux
si l'on ne regarde comme la boue de ses souliers toute
fortune acquise par iceux. je ne vous dis cela, mon cher
saconai, qu'après l'avoir pensé et avoir agi en conseqce
et où cela? au sein de la corruption et de la venalité
permise, puis que ce qu'on apelle bienfaits du maitre est l'ame
de l'action dans la monarchie. n'allés par dire que j'en parle
a mon aise, attendu ma situation. ma fortune est bien plus bornée
pour Paris que la votre pour Berne. Les details intérieurs me
prohibent toute habitation à la campagne; eh bien! je brule
de la chandelle au milieu de paris et je m'en fais gloire. je
ferme ma porte aux convives qui font honneur, et je donne
a manger à ceux qui ont faim et à boire à ceux qui ont soif.
Vous ne me soupconnerés pas de la sotise de me donner 3 caractères écriture pour
modele. J'ai toujours senti combien vous valiès mieux que moi.

<1r> et c'est precisement cela qui vous fait une loi de compter
pour rien en ce genre l'opinion vulgaire, et de devenir riche
desormais de tout ce dont vous n'aurès pas besoin. C'est
un fond trés etendu je vous assure, au lieu que la fortune
même ne peut assouvir la vanite, et ses desirs figurès par l'hydre
de la fable. Pardon, mon trés cher de ma morale. vous me la
demandés, et vous me la rendrès dans l'ocasion. adieu. 

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 juin 1761, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/262/, version du 26.05.2017.
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