Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 avril 1761

a Paris le 19 avril 1761

J'ai été fort aise, mon cher ami, de recevoir enfin
de vos nouvelles. je n'aurois pourtant pas été surpris
de votre long silence pas plus que je ne l'ai été dans
le tems de votre empressement à vous enquerir, de moi,
si je n'avois été en quelque sorte inquiété par une
lettre de M. Torretini qui me marquoit que vous
n'en aviès pas reçu de moi et que vous en étiés en peine
Enfin nous revoila au courant, et tout est dit.

C'est du 23 fever que je suis de retour ici, ainsi votre
gasete vous l'a dit un peu tard. Ce n'est pas que je ne lui
aye été fort obligé de s'être occupée de moi, elle a été
la seule, et à dire vrai, je n'ai jamais beaucoup ambitionné
ce genre de distinction, mais ce souvenir de votre canton
m'a flatté, et il y a eu telle province du Royaume d'ou
les correspondans d'agriculture m'ont mandé n'avoir
appris mon exil que par la gasete de Berne.

je ne suis pas étonné que la hardiesse ait frappè dans
tous les pays. l'expression d'un homme de bien profondemt
tendrement et respectueusement devouè a son prince, mais
qui pourtant se sent fils d'adam tout comme lui,
est un langage très inconnu à la presse. je n'ai pas été
<1v> à même de vériffier s'il ne l'est pas autant au moins à l'oreille
des Princes, et je n'ai nulle ambition d'être à portée de
cela. mais je conçois fort aisement qu'un homme à qui le
fond de son coeur est garant de la pureté et vérité de ses
intentions, se met au dessus des petites craintes vulgaires, ne
fut ce que pour prêter à une cause importante l'avantage
de la force et de la nouveauté de l'enonciation.

a l'egard du stile, mon cher ami, je ne scais ce que c'est
attendu que je n'ai jamais fait de réthorique et je doute
que je m'y mette. mon premier ouvrage, celui de tous
sans doute dont le stile étoit le plus louche et le plus
mauvais, est celui neanmoins qui a été le plus promptement
entendu et gouté. Comptés que ceux qui trouvent les autres
difficiles à entendre se refusent à l'étude du fond, par
paresse et par attachement à leurs anciens préjugés. il s'agit
de faire maison nette et de débagager ce fatras de
notioncules grêles et alambiquées dont chacun dans ces
derniers tems avoit meublé, soit en phrases, soit en extraits
son petit arcenal politique: Pour se pourvoir de tout cela
il n'avoit fallu que parcourir légerement certains ouvrages
du tems, ou même leurs extraits dans les journaux. La
conversation ensuite, la connivence respective d'idées
et le resultat des opérations des gouvernemens, faisoient
le reste, et avoient assis cette fausse doctrine dans toutes
les têtes. mais pour en revenir cest toute autre chose,
il faut une étude. Un homme arrive et dit hautement
vanitas vanitatum et omnia vanitas, tout cela n'est que
du vent: Les principes sont simples, mais suivis. ce qu'il
est ensuite obligé d'écrire à l'appui pour les savans
les studieux, pour ceux qui pratiquent, pour asseoir enfin
<2r> ses démonstrations sur une base inébranlable, pour se munir
contre toute attaque, pour se faire tout à touts; ce travail,
dis-je, est sec, profond, detaillé, et demande une étude
plus forte peut être pour être suivie que pour être faite.
C'est alors qu'on se rejette sur le stile, qu'on trouve qu'il
manque de méthode; et bon Dieu! je ne demande pas mieux,
que ceux qui approuvent le fond et qui desapprouvent la
forme en donnent un extrait plus méthodique. Ce n'est
point ici une carrière d'amour propre. il est tout simple
de penser qu'un si petit motif ne m'eut pas mené si loin.
Qu'on donne l'esprit de la chose, et c'est à ceux qui l'auront
tenté que j'en appelle pour rendre compte de la methode.
je scais gens qui ont travaillé à donner l'esprit de mon 1er
ouvrage. ils l'ont quitté en disant que lextrait étoit plus
long que le livre. Tout ce que je vous dis là, mon cher ami,
est relatif surtout au tableau oeconomique, morceau qui
ne scauroit être trop medité par un homme d'état et un
citoyen. a l'egard du dernier, je puis parler la bouche
ouverte, par ce qu'elle n'a point blasphémé. La forme
a paru déplaire au gouvernement sous lequel je vis, je
n'en dois point faire les honneurs. Elle étonnera les
ages futurs si l'ouvrage y passe, par sa liberté, mais cela
même étoit fait pour faire honneur, et qui plus est,
pour rendre justice au Prince qui nous gouverne. Ce sera
d'ailleurs un tableau vivant de notre obéissance et de
notre soumission; car établir comme base fondamentale
et réparatoire le tiers du produit net des biens comme
revenu naturel du fisc, et s'offrir à contribuer des deux
tiers en sus en attendant que par le moyen de la
régénération ce tiers suffise, seroit un titre d'esclavage
et d'absurde flaterie, si le ton de l'offrande ne le lavoit d'un
tel soupçon a cela près Tout ce qui est purement domestique
<2v> et relatif a nous et à notre état ne demeurera que comme
faisant portion de nos annales et comme materiaux propres
à servir à l'histoire de notre tems. mais ce qui est science
fondamentale et qui germera tôt ou tard en pratique, ce sont
les principes 1° du produit net, article si simple et qui
avoit été absolument manquè jusqu'à nous. 2° de la
nécessité de prélever sur cela seulement. 3° de la commun
du commerce, de l'idéalité des distinctions de commerce
regnicole ou étranger, et de l'absurdité de tous embargots
droits, douanes et prohibitions mises sur icelui. voila les
grandes vérités. tot ou tard je defie que la pratique
s'y refuse; mais elles sont si nouvelles que l'accession
et l'applaudissement non seulement des gens d'élite
mais encore populaires dont je suis accueilli, m'est une
sorte de preuve que ma méthode n'est pas aussi défectueuse
qu'on le diroit bien.

Quoi que le tableau de votre position, mon cher ami, ait
quelque chose de l'air d'un reste de tempête, Je suis
satisfait de l'air et du ton dont vous me la dépaignés. souvenés
vous de ce que je vous ai souvent marqué sur cela. il faut
ici bas prendre couleur, montrés cher, ou être a jamais
colloqué entre les médiocres et les tiedes qui méritent d'etre
vomis. or le veritable, le plus sur, l'unique parti qui ne
tient rien de la partialité, c'est l'affiche de l'homme de bien
de l'homme voüé à l'utilité publique. on n'a de véritables
mal veillans et d'ennemis permanens que ceux dont on barre
la carriere. or celle de l'honneté affichée et de la vérité
inébranlable et sans faute n'est pas assès courue pour qu'on
y trouve de vrais rivaux. C'est souvent le chemin des honneurs
et de l'autorité; c'est toujours celui de la considération et d'une
sorte de contentement de soi même, qui est tout ce qu'il nous
faut. En ceci mon cher ami, je n'enseigne point, je fais
seulement l'écho de vos sentimens. Recevès les remerciemens
de me de Mirabeau de ceux que vous lui témoignés. assurés Madame
de sacconai de mon inviolable respect et comptés sur mon eternelle
et tendre amitié. Mirabeau 

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 avril 1761, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/261/, version du 26.05.2017.
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