Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 juillet 1760

de paris le 4 juillet 1760

votre lettre du 20 du mois passé mon très cher, me donne
l'adresse du président de la société littéraire, et je vous en suis
fort obligé, mais j'aurois voulu que vous y eussiès joint quel=
que indication de la voye pour luy faire parvenir mon ouvrage.
il a paru depuis près d'un mois et a déja fait grand bruit icy
j'en ay en effet pris plus de soin quand au fonds de la chose, que
de celuy qui m'a fait une réputation a laquelle je ne m'attendois
pas, et je crois que la base de la science oéconomique d'ou dérive
toute la politique réelle des états y est fortement établie. au reste
ne faites point les frais de l'acheter, mandès moy seulement
si vous le voules in 12 ou in 4° et je le joindray a l'envoy a faire
a Mr treudenvisch quand vous m'aurès indiqué la voye.
je suis fort aise que ma lettre ait causé quelque satisfaction a
Mr gesner, puissent les suffrages qu'il mérite et qu'il obtient
l'encourager a persister dans le genre vertueux de sentir et d'écrire.
si vous avès quelque relation avec luy exhortès le a continuer le
genre de l'églogue ou de l'idille, a n'imiter des anciens que le
naturel et le sentiment mais dailleurs a prendre autour de luy les images et
les moeurs qu'il décrira autour de luy; qu'il s'aproprie en un mot
l'exhortation que je fais a la fin de mon mémoire; c'est ainsy, cest
de la sorte seulement que les arts remplissent les vues de leur
divin instituteur; c'est ainsy que les talents prennent leur vray
sang dans la société; la vraye gloire n'a de base réelle que l'utilité
<1v> des efforts qu'on fait pour l'acquèrir.

oh que vous avès de raison de préfèrer le gros bon sens, a l'esprit
agréable et brillant. l'agrément naturel est un don comme tout autre
mais excessivement rare, et donné mème en compensation de3-4 caractères écriture=
rédation sur les qualitès escentielles, la force, laudace, la gravité;
mais pour un étre doué en ce genre il en est des millions d'imita=
teurs, foible et méprisable engeance. ce que le véritable agrément
a de plus prétieux n'a qu'une courte durèe nous perdons aujourd'huy
tout le sel des expressions d'horace, mais le vray, le sublime, l'ingénu
demeurent en son leur entier; les bons mots de cicéron nous glacent a
entendre, mais son livre des offices est toujours le premier des
écrits humains. malheur a une nation ou prédomine l'agrément;
vitieuse dans ses moeurs, jeune dans ses conseils, folle dans lexécution
son histoire n'est que les annales du délire, et la preuve due 1 mot biffure
l'existence du dieu qui veille pour les ivrognes et pour les fols.

votre société d'agriculture ne scauroit en commençant étre ce qu=
elle deviendra, mais vous avès grande raison de réflèchir sur
le mieux et de vous préparer a le promouvoir. le point principal
et nécessaire pour son accroissement et son utilité, c'est de tacher
de luy procurer des fonds en tournant le zèle patriotique de ce
coté lâ; les bons effets qu'a produit celle d'irlande ne proviennent
que de lâ; on a commencé dabord par peu de chose; on s'est piqué
d'honneur ensuitte; chaqu'un a senty qu'il retrouvoit au double sur
ses fonds le double de sa mise, le triple le sextuple, et que la gloire
patriotique étoit en sus; enfin il y a tel ministre grand prédicateur
qui reçoit de fortes aumones et aporte deux mille guinèes par an
a la société. j'ay vu un homme qui avoit été agent d'un terre de Mr
mathews qui valoit mille livres sterlings quand il commença et
<2r> 7000 lb lorsqu'il la quitta. l'irlande a encor l'avantage d'avoir
dans son sein son parlement a qui la société demande des loix
relatives a ses vues et a l'avancement de l'agriculture: vous avès
cette inestimable facilité.

élevons nous un instant ensemble mon très cher au dessus de votre
constitution pour la considérer dans sa baze et dans ses progrès.
les états ont été plus ou moins bien constituès en raison de ce qu'ils
étoient plus ou moins agricoles; lègipte et la judèe en sont de
bonnes preuves; les républiques grecques fondèes sur le patriotisme
et sur les arts, ont été le thèatre de la jalousie, de la médisance
de l'ambition et des horreurs en tout genre. romulus fonda sa
ville sur des vues agricoles et militaires combinèes, numa fit
prévaloir les premières, et fut l'autheur de la durèe de rome ainsy
que de sa force. il est aisé de voir dans tout le beau temps de la
république que le peuple de la ville n'étoit admis ny aux char service
en guerre ny aux charges &c. marius un des plus mauvais cit=
oyens qui fut jamais fut le premier qui pour s'attacher la populace
tira des soldats des tributs de la ville; on voit dans le mème temps
et avant la guerre des cimbres introduire dans les légions les
premiers maitres d'escrime: les romains avant ce temps scavoient
combattre et camper puisque pirrhus les admira, mais les exerci=
ces de la campagne et la vie rustique leur suffisoient; a marius
commencèrent les soldats détachès de la république et vendus a
leur général, parcequ'une nul au fonds n'est citoyen que de sa terre
et par sa terre. le préjugé fondamental subsista néanmoins, on
voit cesar faisant attaquer corfinium promettre aux soldats
deux arpents de terre a chacun, auguste donner le territoire de
crémone a ses vétérans, et les soldats de drusus et de germanicus
demander des terres dans leur révolte. la tirannie destructive des
états precisement principalement parcequ'elle détache les hommes de leur terre, ne
fit que croitre depuis jusques a la destruction de cet empire colossal.
la barbarie fonda des états sur ses débris par le droit de conquète.
les seigneurs feodaux furent de petits tirans; les arts méchaniques
toujours habitans des villes par la nécessité de s'entraider, forts de leur
<2v> oéconomie et de la foiblesse des grands ruraux occupès a s'entremanger
les uns les autres secouèrent le joug; ce fut pour tomber dans les mains
des grands souverains dans les contrèes ou ceux cy étoient encore recon=
nus de fait et pour s'ériger 1 mot biffure en républiques aux lieux ou ils ne
l'étoient plus que de droit, soit montré a l'italie. ces républiques assu=
jettirent la noblesse de campagne; tout fut banny, ou forcé a venir
se faire inscrire dans quelque collège d'arts et métiers pour acquèrir
le droit de citoyen. ces républiques guerrières et mercantiles a la fois
pour la plupart mais non agricoles furent toujours en trouble
obligèes a chercher des podestats au dehors, et la proye enfin de
tirans élevès dans leur sein ou d'autres plus forts qu'eux qui venoient
les détruire. les villes anséatiques échapèrent, a la faveur d'une oligarchie
vaste et condensèe autour delles, mais elles ne conservèrent qu'une
ombre de liberté et chaque lustre en voit expirer quelqu'une. il ne
reste en un mot de républiques libres en europe que troix sociètés
marchandes, dont l'étape et principal séjour lou tient par un fil
a la terre d'europe et dont les possessions réelles sont presque toutes
au dehors. au milieu de cela vous étes un peuple tout particulier, cons=
titué par la nature scabreuse de vos possessions par des traités au
dehors, et nullement par des loix intérieures. sur ce dernier point
vous en étes encor au temps de ces premières républiques informes
et cette manière d'étre suffit a la plupart de vos cantons qui n'ont pas
plus de territoire que les républiques de luques et de st marin. mais
berne qui a un territoire ne tient ce territoire que par sa propre déposse=
ssion. peu importe a vos sujets agricoles de prendre part a un gouver=
nement qui ne leur demande rien et qui les fait jouir en paix. mais
si le gouvernement demandoit d'autres prérogatives que celle de faire
jouir ses membres tour a tour de ses domaines divisès en bailliage, d'au=
tres efforts que celuy de pos retourner son champ, il verroit alors qu'il
ne tient rien. aussy dirès vous ne voulons nous que cela? vous faites
bien, déffendès vous de toute vue d'ambition, mais tirès de vos campagnes
toute la richesse qu'elles vous presentent; montrès vous a vos sujets
des maitres attentifs a leurs vrais intérèts, actifs et prompts a les
connoitre a les faire valoir, alors vous serès vrayment souverains
utiles, nécessaires et adorès et invincibles. pardon mon cher amy
de cette longue mais rapide digression sur une matiére délicate; je
la crois de la dernière importance pour vous, et bonne a étre présentèe
a vos fortes tètes pour leur faire sentir combien la société d'agriculture
peut étre regardèe comme un collège annexé au gouvernement.
adieu mon cher, mille respects a Madame je vous embrasse de tout mon coeur

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 04 juillet 1760, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/255/, version du 26.05.2017.
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