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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 13 avril 1759
de paris le 13 avril 1759
je n'ay pas répondu dans le temps mon cher saconay
a votre lettre du 3e mars parce que j'étois alors plus
chargé qu'a mon ordinaire et que j'attendois une autre
lettre de vous, je reçois maintenant celle du 6. du courant
et je vais répondre a l'une et a l'autre.
il me tarde que toutes les queues de votre tribulation lo=
cale soient terminèes; je ne vois rien de pis que de soufrir
l'injustice et l'oppression sourde et juridique; c'est a cela
que je ne scaurois donner de conseils, car je suis sûr que
j'en prendrois un mauvais pour moy mème; je partirois
néanmoins d'un point fixe déquité qui est que nous
sommes confiès a nous mèmes avant tout, notre honneur
dabord, notre vie ensuitte, nos biens après. sur le 1er
point il n'y a pas de conciliation, attendu qu'on n'en
peut céder partie pour sauver le reste, cet attribut
étant indivisible de sa nature, et rien ne pouvant en
compenser la perte. sur le 2e, l'honneur fondé sur le
devoir peut ètre mis a la place. quand au 3e on en perd
toujours moins a céder, qu'on n'en consomme a la dispute
et dans le calme on se réagrée de ce qu'on a été obligé de
céder a la tempète. voila mon tableau quand a la deffensi=
ve, a l'égard de l'offensive je ne me la permets pas dans mes
<1v> principes qui n'admettent aucunement le droit de représ=
ailles; et puis je tiens que la tourmente une fois passèe
une fois passèe il ne faut plus se souvenir de rien, et qu'on
ne peut dès retrancher a son ennemy rien de plus qu'aux
autres si ce n'est la confiance. je crois mon très cher ce
plan de conduitte aussy utile en politique que sûr en
morale.
vous jugès bien que je ne suis pas trop content de votre posture
relativement a l'espèce de vos chefs; mais en général c'est lâ
l'histoire de tout le monde; car partout les gens qui s'avancent
beaucoup sont très verreux par nature et par nécessité: Mr de
turenne n'auroit pas été un si singulier phénomène, sil y a
avoit d'ordinaire de la vertu au haut bout. j'ay prévu tout
ce qu'il vous arrive et arrivera en vous voyant si aheurté a
vouloir entrer dans le gouvernement, desir dont je fus toujours
étoné sachant que vous n'aviès point de garçon. vous com=
mencès a voir, vous verrès mieux ensuitte, que plus on monte
plus le point d'apuy s'affoiblit et nécessite les contrepoids;
c'est ce qui fait qu'il y a tant d'astuce et si peu de bonne foy
dans les premières places. je ne scais a cela que deux remèdes
extrèmes, ou une vertu inflexible qui n'a point de jointures
et qui nous rend supérieurs a la fortune dans la persécution
et jusques dans les fers, ou s'endurcir le coeur et s'assottir
l'esprit.
venons a votre 2e lettre; je suis fort aise que p de scavoir que
personne parmy vous ne chomme d'employ, cela n'étoit pas
ainsy de notre temps.
<2r> votre petit imprimé de la société d'agriculture de berne
est fort bon, et cest le premier en ce genre que je trouve tel.
il ny a qu'un défaut essentiel, c'est qu'au lieu de donner les
prix aux meilleurs mémoires, ce qui ressemble trop au pro=
cédé de tant d'académies inutiles de toute inutilité, il falloit
les attribuer au meilleur essay, a l'action en un mot et non a
l'instruction. en cette matière j'ose parler en maitre, je le suis
en effet par acclamation publique puisqu'on s'adresse a moy
de toute parts; je n'entends rien du tout aux dètails de l'agri=
culture, mais j'ay envisagé cette partie en grand et dans le
trait universel quelle a avec la prospérité des états agricoles
dans toutes les tendances politiques enfin; cette manière de
l'envisager m'a bien instruit des moyens de la faire fleurir, et
je vous réponds moy que s'il faut porter des encouragements
c'est a la main doeuvre et non a l'écritoire; on a des milliers
de livres de détail en ce genre, peu de bons mais il en est et surtout
en angleterre, mais le colon ne s'instruit que de génie pour la
chose, dexpèrience et d'exemple croyès moy.
au reste (cet article cy pour vous seul) j'ay toujours dédaigne
de travailler pour aucune acadèmie, mais je crois m'honorer
en travaillant pour celle cy. mandès moy 1° a qui il faut adres=
ser son mémoire, je prendray une journèe pour ce travail, et
ce sera a peu près tout le temps qu'il me faudra, car a la
vie que je mène, outré de correspondances et de tracas du
paÿs, bien m'en vaut d'étre rapide sans quoy je ne ferois
rien du tout. 2° je supose que vous pouvès avoir cet imprimé
devant les yeux; le 1er point de leurs questions je le traiteray
je crois de manière qui me tirera du pair, mais quand au 2e
<2v> et troisième, donnès moy quelques notices particulières vous
qui entendès bien cela, pour aider par les vues locales a celle
des objets généraux.
passe pour l'agriculture, mais tout ce que vous faites pour la
milice, ne vaut rien, mais pis que rien car cela est détestable.
souvenès vous que le rafinement est ce qui perd les états, et
surtout les républiques, et entre celles cy, celles sur tout dont
la baze et les fondements étoient simples. souvenès vous que
le réglement, est la mort du règime de la confiance, le seul
bon, car le désordre ne s'introduisit jamais que par les règlements
souvenès vous qu'une socièté bien ensemble est celle au maintien
de laquelle tout le monde honnète trouve son avantage; il n'est
que cette force lâ, toute autre est une vaine parade. souvenès
vous que pour avoir des troupes enrégimentèes, et bien exercèes
il faut les avoir règlèes, pour les avoir règlèes, il faut des chefs
de bons chefs, sont de mauvais bourgeois. a ce métier vous
perdrès le paÿs de vaux ou gagnerès la suisse entière; dans
l'un et dans l'autre cas, ébranlement et peutètre extinction
de la république. une fois des chefs voila des crédits particu=
liers, ces derniers exigent des soupsçons belle graine a aporter
chex vous. travaillès sans cesse hommes d'ètat, mais ne trav=
aillès qu'a maintenir jusques aux plus minutieux usages
de vos pères. l'ordre de malthe ne tient dit mon frère qu'a ce
qu'on dine a l'auberge a dix heures et qu'on y soupe a six
et que chaque novice en sortant reçoit un denier; et ce frère
que je vous cite est une des fortes tètes de l'europe, et a raison
en cecy.
adieu mon très cher pardon de mon bavardage, mes respets
a Me de vos nouvelles, et quelques èclaircissements sur ce que
je vous demande.