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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 février 1759
de paris le 16 fèvrier 1759
je réponds mon cher amy a vos deux lettres du 28e du mois
passé et du 6 de celuy cy. dans l'une vous m'aprenès en substance
la conclusion et le jugement de votre affaire, dans l'autre a peu
près les mobiles d'un èvènement déshonorant pour le tribunal
qui a prononcé et pour le gouvernement qui a soufert cette
injustice.
quand j'avois senty cette affaire comme impliquant a peu près
votre honneur, ce n'étoit pas d'après les notices que vous m'en
aviès donnèes, mais d'après ce que j'en avois ouy dire en passant
a quelqu'un; quoyque je pensasse alors sur cela de la manière
dont je me suis expliqué avec vous, je suis néantmoins fort
aise qu'il n'en soit rien du tout.
a l'égard du tour qu'a pris cette besogne il est visible qu'on
a voulu forcer le droit, et qu'une injustice absolue qui auroit
condamné vos gens auroit été plus dans le cours ordinaire
d'habiles gens de loy corrompus qui veulent faire un arrest
injuste, la pire espèce de touts. car au fait il y a mort
et effusion de sang en un paÿs de liberté et de droit de citoyen;
qu'on parvienne a dire que ce sont vos gens qui ont commencé
la rixe, qui y ont eu le dessus attendu que c'est un des siens qui
a été tué, et qu'on sévisse en conséquence, le crime eut été plus
grand dans le fonds, mais d'une bien moindre conséquence dans
la forme, et relativement a l'infraction des loix et a la lézion
<1v> de la socièté; mais le mezzo termine qu'ils ont pris en un cas
de cette nature, pue le vilain fripon d'une lieue, et fait un
scandale d'impunité qui démontre l'invalidité des loix, et
la partialité des jugements; cest milon exilé a marseille
pour avoir tué clodius en bataille rangèe entre leurs gens;
il ny a plus alors pour une république qu'a recevoir un maitre
qui couvre l'injustice du manteau de la déception qu'on
supose toujours luy étre faite, ou des maitres comme a venise
qui prohibent aux automates de leur districk la discussion
mème du juste et de l'injuste; et qu'on y prenne garde a
berne; il y a des gangrènes plus ou moins promptes, mais
il ny en a guères que d'incurables; je leur ferois bien leur
horoscope si je passois seulement troix mois chex eux.
a l'égard des causes de votre disgrace qui est d'avoir été neutre
dans les petits intérets, je ne connois manoeuvre plus honnète
mais aussy plus dangereuse si l'on ny aporte 1 mot biffure des pré=
cautions de conduitte personelle. permettés moy de me citer
a ce sujet un instant. dans les monarchies en vigueur il
n'y a et ne doit y avoir point de partis; dans celles qui déchoient
il doit s'en élever; j'ay vu surgir dans l'ètat divers partis
théologiques, et d'autres civils, en voyant la marche des ressorts
j'ay conclu qu'ils ne feroient de mon temps que croitre et
embellir. la connoissance de l'histoire m'a montré qu'en tout
temps pareils, les honnètes gens ont pris et tenu autant que
possible a été, le party de la neutralité, et que finalement ils
ont toujours été la gauffre soit par lézion personelle, soit
par l'inconsidération ou ils sont tombès. sur cela et d'après
<2r> mure rèflexion j'ay pris mon party, et j'ay voulu prendre carte
non dans les partialitès que je déteste, mais a la face de ma
patrie et par bonheur dans le genre humain. moy qui avois
refusé l'eclat et qui le refuserois encore, j'ay tout a coup paru
faisant ma profession de foy, et je me trouve maintenant en
quelque sorte a la tète de touts les bons patriotes, et le cor=
respondant universel. de ce régne idéal passons dans une
carrière positive; votre caractère mon cher amy comporte
une telle levèe; ne dénoncès pas les vitieux, mais attaquès hau=
tement les vices; vous ètes libre aujourd'huy et dans une position
indépendante, arborès la vertu patriotique; il n'est si petits in=
térets oposès dont l'un ne soit plus près de la règle que l'autre,
ne cherchès pas les occasions de vous en mesler mais quand elle
vous viendra, dites aux intéressès mème votre pensèe; devenès
indépendant en un mot des petites considérations politiques
de parenté d'amitié de reconnoissance, de foy, d'espèrance et
de charité, ne voyès que la règle, le bien de la patrie se renefin du mot dommage
toujours lâ, et je vous réponds que par cette mèthode vous serès
étoné de vous trouver tout a coup desinvolte et bientost
fort considèré. voila mon cher amy le conseil que vous avès la
bonté et la modestie de me demander, et que je donne a la confiance
en votre indulgence, et non a aucune que je puisse avoir en ma
judiciaire; adieu je vous embrasse de tout mon coeur Mirabeau
nos dames vous remercient et vous font mille compliments; mes
respects a Me de saconay je vous prie.
a monsieur
Monsieur de Saconnai
a Berne en Suisse