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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 23 novembre 1758
de paris le 23e 9bre 1758
il y a mille ans mon très cher amy que je n'ay eu de vos nou=
velles. vous aviès mandé par votre dernière que vous m'invitiès
a passer par vos cantons si j'allois dans ma province; cette
idée vous étoit venue sur ce que je vous marquois que j'allois
a la campagne, mais vous avès oubliè que j'ay une terre
auprès de fontainebleau et que c'est lâ que ce sont bornèes
mes campagnes depuis douze ans que j'ay quitté les provinces.
je ne suis pas voyageur par gout, je suis forcé a beaucoup
doéconomie comme tout homme qui vit icy seulement de son
patrimoine, et surtout qui a une grande famille; et je trouve
que les voyages consomment beaucoup plus que ne me produi=
roit le pas du maitre sur son bien quand il est aussy peu intel=
ligent que je le suis pour lexécution. de loin j'endoctrine tout
mon monde de façon qu'ils croyent que c'est quelque chose, mais
de près ce n'est rien. cepandant il est impossible qu'un étre pensant
et qui travaille toujours de tète et d'instruction sur son sol
renonce a jamais a revoir sa patrie et je vous promets que
si je vais en provence, la chose sera impossible ou j'iray revoir
et embrasser mon amy. la seule difficulté est dans les voitures
car quand au trajet ce n'est rien: mais on ne voyage en france
qu'en poste, or laisser sa chaise au pied du mont jura pour
aller ensuitte ressortir par genève, et ne la plus retrouver n'est
<1v> pas chose fort aisèe; a votre loisir mon cher amy donnès moy
sur cela vos instructions qui pourront servir en temps et lieu.
au reste je n'ay pas mème été a la campagne icy près cette
automne; je me suis trouvé envelopé dans un tel tourbillon
de choses, qu'il m'a falu tenir pied a boule du jour a la journèe
et a dire vray notre atmotsphère, commence a étre un peu
tel que le cardinal bentivoglio le peignoit quand il y étoit;
on aprend en vivant et voyant, des choses fort escentielles
a la vie usuelle, et néanmoins ce n'est pas trop la peine de
vivre et de voir pour aprendre ce qu'on aprend. adieu mon
très cher amy, mes respects a vos dames, je vous embrasse
de tout mon coeur Mirabeau
a monsieur
Monsieur de Saconay
a Berne en Suisse