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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 20 mai 1758
de paris le 20 may 1758
je garde depuis quelques jours mon très cher votre lettre du
24 avril, parceque d'une part j'ay été pressé et entassé dans ces
derniers temps de besognes plus pressantes que celles du courant
qui ne manque jamais dans ce paÿs cy, et que d'un autre coté
votre dernière lettre étant datée de bursinel, je vois que vous
n'étes plus autant a portèe de m'instruire d'un courant dont
je suis curieux attendu qu'il intéresse des gens que j'aime fort.
je n'abuseray ny de volonté ny de fait, des choses que vous me
marquès.
je pense comme vous que votre bonheur politique qui est tel que
l'histoire ancienne ny moderne n'en montrent point d'autre
exemple; 1 mot biffure roule également sur deux pivots, qu'il vous
importe uniquement de soigner et de maintenir. le premier
est cette vertu, simplicité et vérité, qui généralement parlant
distingue la nation de touts les autres peuples, et qui vous a
valu tant de privilèges de dètail qui sont autant de moyens
de subsistance et qui seuls perpétuent le droit de naturalisation
helvétique dans toutes les races originaires de vos montagnes,
et vous nourrit des régnicoles en touts lieux. cette vertu n'en
déplaise aux prédéstinatiens du climat, tient tout entière
ou peu s'en faut a la nature de votre gouvernement; qui est
<1v> le second des pivots dont je veux parler. ne vous fiès ny a vos
montagnes, ny a vos lacs, ny a la maigreur du paÿs, ny
mème a votre courage qui vous rendit si redoutables autrefois:
tout ces avantages phisiques purent vous faire prévaloir
dans des temps ou la liberté ou l'anarchie trouvoitent partout
des moyens. les autres cantons et aportionnements de l'europe
ont perdu leur liberté, parcequ'ils ne cherchoient qu'a envahir
celle d'autruy; vous avès conservé la votre parceque vous n'avès
voulu que cela, et que la providence ainsy que les causes secondes
concourent au succès de l'équité. vos montagnes sont infiniment
moins rudes et plus fertiles que les alpes, thèatre de la servitude
depuis annibal jusques a nous; vos lacs sont autant d'appas
pour le commerce 2 mots biffure cet ètre tant méconnu, dont l'enfance
est lumière et commodité, la jeunesse abondance, l'age mur rapine
et luxe, la viellesse concussion esclavage et dévastation. votre paÿs
est abondant en paturages qui sont l'aliment des armèes, et ne l'est
en hommes que parceque le gouvernement est humain; votre cou=
rage enfant dabord de la nécèssité, n'est pas plus dans la nature
que celuy des anciens romains p ayeux dese ceux d'aujourd'huy
ou si vous voulès que celuy des savoyards dont on ne tira jamais
que des régiments de porteballes; toute votre force donc est dans le
gouvernement, et tout vérité effrayante (je vous en demande
pardon) pour vous sans doute qui en connoissès l'intrinsèque,
mais il est aisé de vous dèmontrer que si votre gouvernement n'a
toutes les qualités propres a vous assurer la tranquilité prospèrité la plus
stable et la plus analogue a votre bonheur, il en est du moins
<2r> bien près; si mes idèes sont justes vous y trouverès en deux mots
le point de direction de toutes les vues d'un homme d'état
parmy vous. votre gouvernement a le considèrer en grand
n'est autre chose quand a l'intérieur que cet excellent principe
laissès les faire, et au dehors que l'amy des hommes: il est
du moins celuy de touts qui depuis que le monde est monde
s'en est en a le plus aproché; résumès ces deux points, liberté au dedans
concorde au dehors; voila votre unique point de vue, celuy auquel
vous devès invinciblement tenir, celuy que je vous prècherois
si j'étois en charge pour cela; vous recomandant en outre de
regarder pour ennemis moy et les autres en proportion de ce que
nous vous proposerions de vous en écarter.
voila ma politique mon cher amy, celle que je proportionnerois au
local et aux constitutions de toutes les nations, celle que j'ay imprimée
et que je soutiendray hautement; si vous avès avès les vues qu'un
bien plus habile homme le pdnt de montesquieu vous prète vous péri=
rès; si vous vous tenès constamment a celles cy, vous verres la fin des
siècles.
c'est vous dire assès qu'en aucun temps temps je ne réglerois ma
marche vis a vis de vous sur vos crédits intercadents; tout mon
soin au contraire ne seroit que de vous en démontrer l'inutilité
extérieure. le crédit de la raison et de l'équité, cette voix puissante
qui tonne et se fait entendre jusques dans le fonds des cachots
seroit mon seul partisan. nul ne se méprend a la voix de la
bien veillance. il s'ensuit encore que je nèprouverois des
expressions aussy indécentes que celles que vous me citès. la jactance
des termes est toujours puérilité, dans le foible cest ridicule, de la
part du fort c'est insolence.
au reste la recomandation que vous desirès a été faite en bon lieu
vous y pouvès conter. adieu mon très cher amy, je fais icy le docteur
mais vous me passès tout. adieu mes respects a Madame.
a Monsieur
Monsieur de Saconai
a Berne en Suisse Bursinel