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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 19 février 1758
de paris le 19e fèvrier 1758
vous n'ètes guères plus riche que mauvais mon très cher, et moy
guères plus raproché du sein d'abraham que du sort temporel du
lazare; sauf le respect toutefois de ces disparités, je vous ay détaché
ma goute d'eau par le canal que vous m'avès indiqué pour cela;
il y a longtemps que d'erlac a l'exemplaire que vous me demandès.
peutètre prendra t'il le plus long pour arriver a vous, car j'ay apris
que le bon homme assès passablement grognon de sa nature, l'étoit
devenu bien davantage sur la nouvelle qu'il étoit obligé de mar=
cher en flandres au lieu d'aller dans sa patrie comme il l'avoit
projetté. quoyqu'il en soit mon devoir envers vous est remply
a cet égard, et vous lirès quand vous pourrès l'amy des hommes
dont vous futes et toujours serès le premier amy.
au reste vous scavès la prèdilection que j'ay pour votre nation;
tout attachement chex moy qui ne tient pas au devoir part
de l'estime, et vous devès juger sur ce tarif de la satisfaction que
j'aurois d'aprendre que mon ouvrage a été gouté par vos bonnes,
sages et solides tètes. ce n'est pas que l'effet qu'il a fait dans d'au=
tres paÿs étrangers ne doivent me la faire espèrer. des l'été passé
l'on me dit qu'on le traduisoit en anglois et en portugais.
david hume cèlèbre autheur anglois dont j'ay combattu quel=
ques principes m'a fait présent d'un bel ouvrage de luy, et le
roy de prusse m'a fait par ricochet demander un exemplaire.
<1v> cela me fit penser dans le temps, que l'amy des hommes faisoit
sa charge puisqu'il reprenoit quelques fils des liens rompus
entre les nations les plus animèes l'une contre l'autre. j'ay vu
dailleurs des temoignages bien vifs d'aprobation venus des paÿs
étrangers, et j'en fus d'autant plus étoné que cet ouvrage semble
presque uniquement domestique; quoy qu'il en soit vous en
jugerès et me dirès ce qu'on en pense a berne.
rien n'est plus sage plus net et plus consolant pour moy, que ce que
vous me dites sur la sorte d'admiration que vous accordès a nos
hétérogènes beaux esprits. je scavois qu'on avoit été scadalisé a
genève des aphorismes du sr d'alemberg. en tout l'impression de ce
dernier volume de l'enciclopédie est un affront direct a notre police;
rien de tout ce qui fait noeud entre les hommes ny est ménagé; on en
a crié, mais faveur et tolérance deux arcboutants du desordre ont pris
la place de punir et récompenser, leurs contraires en actions et en
fonctions.
cette peste de nouvelle de soux gouvérnance pour moy a tellement
pris faveur dans le public que j'en suis persiflé de propos et accablé
de lettres depuis deux mois. il n'en sera pourtant rien je vous jure;
a legard de ce que vous me dites sur ce qu'il est permis et peutètre
prescrit de solliciter, prenès garde, prenès garde de confondre les usages
licites dans une sorte de gouvernement avec ceux qui ne sont et ne
peuvent etre qu'authorisès par l'exemple dans un autre. il est permis
il est peutètre de devoir de solliciter le service de sa patrie dans un gouver=
nement, ou le scrutin fait tout, et ou tout autre intérest que celuy de la
chose est un crime; mais dans la monarchie tout est a la volonté du
prince, et le prince est si entouré que quelque bien intentioné qu'il puisse
ètre, il s'en faut bien que la dèsign nomination désigne le mérite. l'intrigue
<2r> est presque le seul moyen d'arriver et l'intrigue n'est pas un de ces
moyens permis a l'honnèteté. le malheur de l'humanité veut dailleurs
qu'il y ait presque partout deux intérests contrepointès, celuy de
l'authorité mal entendue, et celuy de la chose: un homme qui par
ses principes a, dans son coeur, opté pour le dernier, fait une sorte
de fausseté en sollicitant l'authorité, et cette fausseté retombe de
droit ou sur sa conscience ou sur sa fortune, car quand on a sollicité
quelqu'un, il est de droit de faire a la guise d'iceluy. je m'explique
mal sans doute, mais vous devinerès au travers de ce brouillard la
raison qui fait que desormais je ne solliciteray rien de ma vie.
dieu vous garde de venir jamais au point ou vous aves vu vos
frères les hollandois, jamais comparaison ne clocha davantage; allès
si vous ètes frères, laridon et caesar ny faisoient oeuvre pour la dissem=
blance entre frères; mais cest vous qui ètes cesar. les hollandois ont
eu de brillant 102 ans depuis 1609 temps de leur 1ere tréve jusques
a 17101 temps ou commenca, notre resurrection contre les alliès:
et cest prècisèment pendant ces 102 ans qu'ils me font pitié, parceque
je vois les efforts et les succès qui vont tuer l'arbre; quand vous
aurès lu l'amy des hommes vous ne connoitrès encore qu'une bien
petite partie de mes études et de mes idèes sur ces matières. je crois
vos principes très bons, tenès vous y seulement, et n'oubliès jamais
que les principes constitutifs de tout état quelqu'onque, sont les
seuls moyens de sa durèe, et que quelque défecteux ou informes qu'ils
puissent paroitre par laps de temps et par comparaison, ils sont
bons a cet état puisqu'ils l'ont constitué, ils sont seuls bons et propres a en
régènèrer la stabilité, et a en perpètuer la durèe.
adieu mon cher et très cher frèdèric, ma mère vous remercie et vous
fait mille compliments, Me de M est encore en province. j'offre mille
et mille respects a Madame.
a Monsieur
Monsieur de Sacconay en son
chateau de Bursinel
a Geneve
Rolle