Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 décembre 1756

de paris le 16e xbre 1756

je scavois avant votre dernière lettre mon cher amy, la tracas=
serie qui s'étoit élevèe (passès moy le terme) a l'occasion de la
marche future de vos régiments avouès. on me l'avoit dit calmèe
pendant un temps, j'ay scu depuis qu'elle subsistoit encore. les
raisons que vous m'oposès a cet ègard comme ayant dècidé le
souverain a une dèmarche dont un sénat aussy sage a sans doute
prévu toutes les conséquences ne manquent pas de solidité apar=
ente et prètent assurément 2 mots biffure un champ commode a ceux
que des inclinations particulières détérminent sans qu'ils le sentent
eux mèmes, a une neutralité de droit qui n'est rien moins que cela
dans le fait. je si j'entreprenois de combattre de front une opinion
sans doute bien débattue dans le siège naturel de la prudence, il
faudroit auparavant que j'eusse précisément toutes les connoissances
qui me manquent, de vos constitutions intérieures, de vos intérets
publics et privès, de la substance de vos traités, de l'altération
qu'ils ont nécessairement reçues dans les faits et par le laps
du temps, de la nature et des circonstances des antécédents de cecy,
de l'intention enfin des princes auxquels cette résolution peut importer &c
toutes ces choses me sont entiérement inconnues; mais cest a mon
amy uniquement que je parle, et conséquemment il m'entendra
deraisonner avec patience.

toutes les raisons déduites dans votre lettre consistent (en résumé)
dans deux raisons principales, et deux accèssoires; les 1eres sont
1° que l'origine de touts vos services avouès est relative uniquement
<1v> a la conservation des états auxquels vous donnès des troupes. 2°
que le rhin, la mer, et les 1 mot biffure barrières sont les limites que vous vous ètes touj=
ours prescrits d'observer. les raisons accessoires sont le voisinage
du prince contre lequel on veut vous faire servir, sa qualité de
prince de l'empire, et la conformité de religion. permettes moy d'ajou=
ter a ces motifs des intérèts particuliers de fortunes placées dans les
fonds publics des nations qu'on craint de mécontenter; quelques affec=
tions privèes mais qui par leur multiplicité deviennent nationales,
des raisons de comparaison peutètre aussy, prises d'après la façon
dont certains princes ont reçu la notice de vos résolutions comparèe
au protocole plus sec et moins liant de certaines autre cours; car
il faut me permettre de croire que toutes ces choses ont influence
sur des tètes républicaines quelque rassises qu'elles puissent ètre. c'est
a peu près tout ce que je puis imaginer ètant dans le paÿs du monde
ou l'on s'entretient le plus des sottises du courant, et le moins des
affaires du dehors qui ne sont pas dans la gazette. je vais maintenant
reprendre chacune de ces raisons en particulier.
la première qui part de ce que vous ne vous prètès qu'a l'objet de la
conservation des états, peut toujours étre interprétée de la part des
puissances qui vous soudoyent, rélativement a leur vues; il n'est point
de guerre offensive, injuste mème, que l'agresseur ne motive du prètexte
de sa propre conservation; et si rejettant son intérprètation vous vous
en tenès strictement a la votre, vous vous restraignès a n'étre jamais
amis que de la décadence, et a faire partout ailleurs le pendant du
guèt a pied qui garde paris.

quand a ce qui concerne les limites; il est sans doute dans le devoir
du régime paternel, que vous y teniès a un certain point, et n'exposiès
pas vos troupes avouès a se voir embarquées pour le canada ou
pour les grandes indes, sans l'avoir pu prévoir; mais il n'est pas
possible que vous ne sentiès que ces limites doivent nécessairement
recevoir dans le détail une extension ou formelle ou tacite, si votre
louable attachement aux anciens usages ne vous permet pas de
remettre en question ces conditions fondamentales d'un genre de
traites qui vous fut particulier depuis que le monde est monde.
en effet revoyès d'un coup doeil a quelle distance de nos frontières
<2r> étoit le rhin dans le temps de vos pres capitulations; une pareille
facilité aujourd'huy vous donneroit le danube pour limites. vous
me dirès a cela que c'est le corps germanique; nous en parlerons
tout a l'heure; il s'en faut bien que je ne puisse caver a fonds cette
matière; je vous prieray seulement de considérer qu'a mesure que
nos frontières se sont reculèes votre considération militaire a déchu;
le fer a besoin d'étre émoulu pour conserver son brillant, et sur dix
guerres desormais vous ne prendrès pas part a troix.

venons aux raisons particulières plus pondéreuses sans doute dans
le fait que les motifs généraux. le prince contre lequel on veut vous
faire servir est votre voisin, mais en cela il est soux votre main et
non vous soux la sienne. mais laissons cette raison peu faite pour
étre mise en avant au tribunal de l'équité. je me trompe fort si votre
méthode ancienne ne fut de ne point entrer dans le mérite des
guerres ou vos troupes furent employèes. cette méthode alloit d'une
part a votre genre de politique d'étre amis de tout le monde quoyque
envoyant des soldats a diverses écoles militaires souvent oposèes.
sans cela votre alliance eut été a charge des princes, toujours obligès
a rendre conte au mon du motif de leurs guerres au moment ou ils
auroient besoin de troupes soudoyées pendant la paix. si vous vous
relachès de cette modération intérieure uniquement occupée de son
oéconomie domestique et plaignant les princes de la terre sans les
juger, vous dépérirès par un de vos principes fondamentaux et vous
scavès ce que cela annonce a un état.

le prince contre lequel vous refusès de marcher est prince de l'empire
mais vous n'étes icy qu'auxiliaires permanents, d'un auxiliaire mome=
ntané luy meme. j'ignore absolument la force et l'étendue de vos
liens avec l'empire, mais quels qu'ils soyent, j'imagine que la mème
raison qui vous les fit resserrer autrefois devroit vous les faire étendre
aujourd'huy. vous en fites jadis l'apuy de votre liberté, vous seriès un jour
les compagnons de sa dépendance. je le répète, la force de votre consti=
tution isolèe de sa nature, consiste a l'ètre de fait comme elle l'est
de droit. mais autant il est je crois de votre prudence de prendre
peu de part a ce qui se passe au dehors, autant il vous importe, d'agir
concurremment et uniformément au dedans avec les autres membres
du corps helvétique; et a cet égard je ne scay si je n'ay pas ouy dire
que les autres cantons n'avoient pas imité votre exemple. cest a nous
a le donner me dirès vous comme plus forts et plus attachès a
<2v> l'intégrité de nos anciens principes; a cela je réponds 1° que toute
société ou le plus fort donne le ton dègénère vers la monarchie ou du
moins vers l'olygarchie; 2° que le moyen qu'une troupe marche longtemps
ensemble n'est pas que les plus lents s'efforcent a suivre les plus prompts
mais au contraire que ces derniers attendent les autres. somme totale
apeler aujourd'huy le roy de prusse un prince de l'empire c'est ce me semble
abuser des termes et de l'ancienne signification qu'on y attachoit.

quand a la conformité de religion est ce aujourd'huy le temps de faire
entrer cette marotte des temps de barbarie pour quelque chose dans la
politique. l'imprimerie a répandu des lumières dans toute l'europe;
les bons esprits ont apris que rien n'est plus contraire au culte d'un
ètre universellement bienfaisant que l'esprit de partialité et de
division, et que l'auguste religion que nous professons touts, ordonne
en tout et partout la paix et la charité; les foux et les fanatiques
ont cru y voir qu'il ny avoit point de religion dixit insipiens in
corde suo non est deus
et le masque du fanatisme mis aujourd'huy
sur l'intérest, la politique, et la cupidité grimace auj si fortement
que les enfants mème ny sont plus trompès. et s'il est permis de voir
dans les moeurs des princes ce du moins dont ils ont fait parade, qu'elle
est la religion qui peut adopter celuy dont il s'agit, comme aussy
qu'elle est celle en particulier qui peut le regarder en ennemy.

il ne me reste plus qu'a répondre aux objections que je me suis forgèes
moy mème et mais que je ne crois pas dèpourvues de toute vraisemblance.
votre prudente oéconomie et le peu d'étendue de votre territoire, a certaine=
ment obligé plusieurs maisons d'entre vous de placer une partie de leur
fortune sur les divers fonds publics. je n'ay qu'une chose a dire a cela
si ces considérations influent jamais dans vos résolutions d'état, vous
étes perdus tost ou tard, mais certainement; il est pourtant impossible
d'admettre dans l'humanité des ètres 1 mot biffure a qui l'intèrest privé ne fasse
jamais illusion; entre ces deux abimes voicy le remède. allès votre
droit chemin; tant que le corps sera sain les membres seront en sureté.
les fonds publics des nations ne sont pas faits pour subsister toujours;
quand leur moment fatal dont de toute parts on accélère l'aproche
sera venu, ils entraineront également amis et énnemis, jusques la
ils sont obligès de faire face a tout ce qui n'est point, prèt en corps de
nation, et je doute que vous en ayiès de cette espèce. 2 mots biffure au pis
aller, si l'on vouloit ou pouvoit a cet égard vous faire quelque violence
<3r> directe, rapelès vous que ce ne furent point les ménagements poli=
tiques qui firent votre antique splendeur, mais votre franchise,
votre ressentiment, et votre valeur. du moment ou vous commencerès
a cajoler les princes, vous cesserès d'en ètre recherchès.

j'en dis autant des affections privèes, ne leur permettès que 24 heures
de montre extérieure dans vos ètats, comme aux dorures des habits
aportès de chex l'étranger.

reste enfin le dernier article qui pourroit avoir encore quelque
poids. mais je vous demande ou trouvera t'on des peuples plus attachès
a la substance des choses qu'a leur tournure, si ce n'est dans vos
généreuses montagnes. qu'un prince qui n'a pour ainsy dire que
faire de vous que contre vous, qui ne scauroit commencer aujourd'huy
l'offensive qu'il ne prévoye pour demain la plus étroite déffensive,
vous prenne a votre pr mot et vous cageole encor en réponce;
cela peut il faire regle pour le roy des rois de la terre selon l'expression
de mathieu paris écrivain anglois tres partial contre nous et
qui se sert de cette expression en parlant de st louis dominus
rex francorum qui terrestrium rex regum est
. vous me dirès avec
raison que ce faste n'est pas plus fait pour vous en imposer que
ne fit celuy du grand roy aux grecs; mais la comparaison seroit
injuste en ce que l'orgueil du thrône ne s'est point introduit 1 mot dommage
en aucun temps dans la tournure des procédès de nos rois 1-2 mots dommage
votre nation. il ne m'apartiendroit pas d'entreprendre de vous p1-2 mots dommage
que c'est légérement que vous avès refusé de laisser marcher 1-2 mots dommage
troupes pour cette expèdition; mais je me croirois plus en dr1-2 mots dommage
de soutenir que touts moyens doux d'insinuation, et de mèn1-2 mots dommage
tendants a éviter cet inconvènient etoitent préférables a un éclat
qui ne met au fonds de votre coté que la lettre des traitès et non
les aparances; qui paroit vouloir faire la loy a votre plus ancien
et plus puissant amy, et qui ne peut que vous compromettre ou
laisser un levain de froideur entre vous.

vous m'allès prendre mon cher amy pour un orateur a gages; c'est
je vous assure ainsy que je le pense et que je vous l'aurois dit si
j'avois été ministre du roy auprès du peuple de l'univers que j'aime
honore, et éstime le plus, avec la différence qu'en ce cas je vous
scaurois par coeur, au lieu que du fonds de mon cabinet je disserte
en aveugle.

adieu mon cher saconay, mes respects a Madame et a vos dames, j'embrasse
Mr votre beaufrère.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur de Sacconai
A Berne en Suisse 


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 16 décembre 1756, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/227/, version du 18.05.2017.
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