Transcription

de st-maur le 25^e 8^bre 1756

je suis sensible comme je le dois mon cher saconay a la part que
vous prenès a la perte de ma fille; ce genre d'affliction
n'étoit pas nouveau pour moy puisque c'est le 4^e enfant que
je perds; a la vérité aucun n'étoit aussy avancé, mais celle de mon
fils ainé que j'avois toujours eu soux les yeux me fit un
furieux coup il y a près de dix ans. ces sortes de malheurs de
malheurs sont sans doute nécessaires pour nous plomber le car=
actére; la résignation aux vues toujours paternelles de la
providence, est un remède certain contre les regrets de réflexion
et rélatifs aux plans de bonheur que nous avions fondès sur
cette prétieuse partie de nos biens; mais ils ne peuvent rien con=
tre les p^rs mouvements, si ce n'est peutètre sur des ames qu'une
longue habitude de culte purement spirituel a comme susp=
endues entre le ciel et la terre; je ne suis point de ces ames
la, et quand ma vivacité et mes vices me permettroient d'en étre
je ne crois pas que ce soit a cette vie spéculative que la pro=
vidence m'apelle; quand au travail il m'est tellement habituel
et d'inclination que les devoirs et bienséances a remplir sont un
sacrifice continuel pour moy. au défaut donc de ces secours
je me soulage par des aumones, et j'apelle le temps a mon
secours, ne laissant au reste, passé les p^rs instants, rien paroi=
tre au dehors autant qu'il m'est possible de la préoccupation
de mon ame, et reprenant des l'instant mème mon train de vie
<1v> ordinaire; je place dans mes nombreux manuscrits, lèloge de
mes enfants et tout jusques aux moindres détails de ce qui les
a concernès, et tout est dit. mais leur image m'entoure et me
suit, je les vois et les entends, et je crois qu'il en est ainsy de bien
des pères qui comme moy n'en disent mot; cela arrive du moins
a ceux qui ont le coeur bon et l'imagination vive; et l'on est sur=
pris de nous voir plus distraits et moins vifs a un certain age;
que de choses la mémoire nous représente en idée qui 1 mot biffure
nous arrachent malgré nous aux choses prèsentes.

on tenoit icy que vos capitulations ne portoient que de ne point
servir au dela du rhin contre l'empire et la maison d'autriche.
vous devès scavoir mieux que personne, ce qu'il vous convient
de faire ou de refuser. mandès moy toutefois je vous prie le
rèsultat de cette importante délibération.

adieu mon très cher et très bon amy, l'adversité, du moins celle
que je connois, ne m'abat guéres l'esprit mais elle m'attendrit
beaucoup le coeur; mon attachement pour vous néanmoins
ne peut recevoir ny accroissement ny déchet par les causes
étrangères; adieu mille respects 1 mot biffure et remerciments a
Madame, ainsy qu'a M^r votre beaufrère. je vous embrasse
de tout mon coeur Mirabeau

A Monsieur
Monsieur de Sacconay
A Berne en Suisse a Bursinel